Dans un domaine quelconque,
une doctrine est orthodoxe lorsqu'elle reçoit l'approbation des autorités qui,
en la matière, s'arrogent un droit de surveillance et de contrôle. Chaque
église, chaque secte religieuse a son orthodoxie ; on peut en dire autant des
partis politiques, des écoles philosophiques, de tout mouvement qui impose à
ses adhérents un credo, si réduit soit-il. Elle découle, dans tous les cas, de
la prétention, ouvertement affichée par certains, d'imposer à autrui des
manières de voir dont il ne doit s'écarter sous aucun prétexte. Et parce que
les chefs entendent commander souverainement, ce sont leurs idées qui tendent,
en règle générale, à devenir la norme des différentes orthodoxies qui se
disputent l'empire des cerveaux. Dans l'ordre intellectuel, comme en politique
ou en religion, les meneurs, d'ordinaire, manœuvrent la masse à leur profit ;
pour être mieux voilée, la concurrence ne s'avère pas moins âpre. Rivalités
personnelles, ambitions de gloire ou d'argent, qui s'affublent alors
d'épithètes ronflantes et de noms respectables, ne diffèrent pas, en définitive,
des compétitions industrielles ou commerciales. Sans avoir besoin d'une loi
écrite, les chefs forment une caste fermée ; ils prétendent être, de façon
exclusive, les demi-dieux que la masse adore. Et malheur au naïf qui, en
invoquant son seul mérite, veut prendre rang parmi eux ; c'est un intrus contre
qui toutes les armes sont bonnes. Le médiocre, qui montre patte blanche, voilà
celui que l'on accueille volontiers, car il est peu à craindre. A ce syndicat
de personnages arrivés, de dignitaires officiels ou non, la sottise populaire
permet de décréter ce qu'il faut croire ou ne pas croire, ce qu'il convient
d'admettre ou de rejeter. De chacune de ces prétendues sommités, la clientèle,
une clientèle que l'on se dispute âprement, varie bien entendu : le pape de
Rome s'adresse aux catholiques, celui de Moscou aux partisans de la faucille et
du marteau, celui de Lhassa aux montagnards du Thibet : les socialistes ont
leurs docteurs en marxisme, un marxisme bien affadi assurent les communistes,
et les bonzes qui trônent dans les Instituts prétendent régenter savants,
écrivains et artistes. D'innombrables sectes, chapelles, groupements possèdent
aussi des pontifes qui dogmatisent avec autorité. Ainsi naissent de multiples
conformismes dont le succès s'avère plus ou moins étendu, plus ou moins
durable. C'est en matière de religion et de morale que les autorités exigèrent,
autrefois, la plus stricte orthodoxie. L'Eglise Romaine, en particulier, s'est
distinguée par son intolérance cruelle. Elle se chargeait officiellement de
sauver les âmes, leur enseignait dans quelles dispositions d'esprit il fallait
vivre pour éviter l'enfer et gagner le ciel, exigeait de tous une adhésion
aveugle et sans réserve aux croyances qu'elle déclarait obligatoires. Malheur à
l'audacieux dont les recherches pouvaient mettre ses dogmes en difficulté ;
philosophes et savants furent surveillés par elle avec une sourcilleuse
vigilance et une hostilité ouverte. Beaucoup, tant qu'elle disposa des juges et
des bourreaux, payèrent de leur vie des audaces doctrinales qui nous semblent
anodines ; elle a fait plus de victimes que les pires despotes. En 1859, elle
accueillait encore avec un ouragan de sarcasmes et de clameurs guerrières la
publication du livre de Darwin, l'Origine des Espèces. Aujourd'hui elle
continue de s'acharner contre toute découverte ou toute proposition qui
contredit les affirmations du pape ou des conciles. La Bible elle-même doit
être lue avec prudence. « Dieu n'a pas livré les Ecritures au jugement privé
des savants », déclarait Léon XIII dans sa lettre apostolique du 30 octobre
1902 ; Pie X condamna en 1907, les théologiens qui voulaient, selon l'expression
du Syllabus, « composer avec le progrès, avec le libéralisme, et avec la
civilisation moderne ». De même le concile du Vatican, plein de défiance pour
les recherches exégétiques, spécifiait qu' « on doit tenir pour le vrai sens de
l'Ecriture Sainte celui qu'a tenu et que tient Notre Sainte Mère l'Eglise, dont
c'est la charge de juger du vrai sens et de l'interprétation des Saintes
Ecritures ». Sans aller aussi loin que le catholicisme dans la voie de
l'intransigeance, l'Eglise Orientale, l'Eglise Anglicane, les Eglises
Luthériennes et Calvinistes orthodoxes n'en restent pas moins des Eglises
d'autorité ; elles admettent le credo que formulèrent, aux troisième et
quatrième siècles, les évêques chrétiens. Dans d'autres religions encore, chez
les musulmans, par exemple, l'orthodoxie doctrinale joue un rôle essentiel. On
doit reconnaître que le principe du libre examen, admis par le protestantisme,
se révéla fécond en conséquences heureuses ; il fut un premier pas vers la
liberté de conscience, car il rendait ses partisans hostiles à toute autorité
ne relevant pas de la seule lumière intérieure. En matière de foi, les églises
réformées s'appuyaient sur l'Ecriture Sainte et le symbole dit des Apôtres.
Mais point d'intermédiaires entre Dieu et le fidèle ; dans l'interprétation du
texte biblique, ce dernier s'en remet à l'inspiration directe du Saint-Esprit.
Ainsi disparaît la raison d'être de la hiérarchie ecclésiastique ; le prêtre
perd son caractère sacré, c'est seulement un homme plus instruit et plus pieux.
Les tendances nouvelles, apportées par la Réforme, devaient aboutir finalement
au protestantisme libéral qui répudie dogmatisme et orthodoxie, pour ne
considérer que les dispositions intérieures. L'athée lui-même, assure-t-on,
s'il se conduit en bon Samaritain, vis-à-vis de ceux qui peinent et souffrent,
ne se place pas hors de la religion. Mais, en face de ces concessions faites à
la culture et à la science moderne par certains pasteurs, le clergé catholique
maintient, complète, son intransigeance doctrinale. Quant à l'Eglise orientale,
elle semble disposée à des accommodements et subit l'influence protestante.
Ce n'est d'ailleurs pas
contre la seule orthodoxie religieuse que doit lutter la pensée libre, c'est
contre des orthodoxies de toutes sortes : politiques, morales, philosophiques,
etc... Parmi les dogmatismes nouveaux que notre époque aura vu naître, il en
est un qui, par son importance, mérite de nous arrêter : nous voulons parler du
Marxisme, compris et pratiqué à la façon d'un catéchisme. D'après Karl Marx,
l'activité économique a la priorité sur l'activité intellectuelle, bien plus,
elle la commande étroitement. Par ailleurs, les conditions économiques de la
production et de l'échange se transforment ; la concentration capitaliste est
le grand fait économique du monde moderne. Mais les institutions et les idées
survivent à l'époque dont elles furent l'expression ; voilà pourquoi le
prolétariat n'a pas encore l'organisation sociale ou politique exigée par les
conditions nouvelles de la production. Et la classe capitaliste s'efforce de
maintenir à son profit. des institutions périmées. Une révolution inévitable
permettra à la collectivité de rentrer en possession des instruments de
production, concentrés en un petit nombre de mains. Des disputes sont survenues
entre les commentateurs de Karl Marx, chacun prétendant interpréter la pensée
du maître de la meilleure façon. Une véritable orthodoxie marxiste, qui a ses
défenseurs vigilants et ses interprètes officiels, règne dans les milieux
communistes, et chez les socialistes avancés. Contre les hérétiques, infidèles
aux dogmes nouveaux, des anathèmes sont prononcés ; les communistes surtout
usent et abusent de l'excommunication, de l'exclusion selon le terme adopté par
les congrès. Si les autres partis politiques ont une doctrine plus élastique,
des règlements moins rigides, tous cependant exigent de leurs adhérents qu'ils
se soumettent aux directives essentielles données par les dirigeants. Dans
notre société autoritaire, qui dit groupement dit, en effet, conformité : le
groupe suppose chez ses membres certaines idées, certains sentiments identiques
; pour en être et pour en rester, l'individu doit suivre, accepter, obéir. Une
orthodoxie plus ou moins étroite s'installe, qui s'oppose au libre
développement de la pensée. Certains anarchistes eux-mêmes semblent animés du
désir d'imposer à autrui leurs idées ; ils songent à enfermer dans des formules
définitives, dans un moule figé, une doctrine qui se donne comme ennemie de
tous les dogmatismes, implicites ou déclarés. Manifeste illogisme ! L'Anarchie,
certes, ne doit pas se confondre avec l'incohérence mentale et l'absence de
raison ; ils ont tort ceux qui abritent sous son manteau des doctrines marquées
au coin de la folie, du mysticisme ou du délire. Mais elle n'éprouve ni
vénération, ni effroi pour ce qui incite les hommes à se prosterner ; aucune
autorité, si haute qu'elle se croie, aucune tradition ne lui en imposent ; aux
opinions adoptées sans critique par les collectivistes, elle oppose la vérité
objective fondée sur la réflexion ; aux impératifs sociaux, elle substitue les
conclusions de l'expérience individuelle ou les inférences d'une logique
appuyée sur des documents sérieux. L'esprit anarchique, c'est l'esprit
scientifique appliqué, non plus dans quelques cantons seulement de la
connaissance, mais à la totalité des manifestations de la vie, au domaine de la
croyance, de la morale, de l'association, comme à celui des faits physiques.
Ceux mêmes qui considèrent l'anarchie comme d'application bien lointaine, bien
difficile dans l'ordre économique et social, doivent convenir que, dans l'ordre
intellectuel, elle s'avère la condition du progrès. Mais il ne faut pas qu'elle
se fige en une nouvelle orthodoxie, oubliant que, pour rester vivante, la
pensée doit se mouvoir librement.
- L. BARBEDETTE.
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