Pourquoi ce titre de Lignes choisi en 1987 ? Dans quel contexte politique et intellectuel l’avez-vous imaginé ? Pour répondre à quelle nécessité dans le paysage éditorial et revuiste de l’époque ?
2La proposition qui m’a été faite de créer une revue, par les éditions Séguier [*] (j’ai eu cette chance : qu’on me propose de créer une revue), était de créer une revue de littérature. J’ai bien sûr accepté cette proposition, encore qu’à la condition – même si ce n’en était pas réellement une – que ce ne soit pas ce qu’il est convenu d’appeler une revue de littérature. Mon désir était d’une revue d’idées. Parce que la littérature ne me paraissait pas pouvoir suffire au projet d’une revue, d’abord ; parce que les revues de littérature ne manquaient pas, ensuite ; enfin et surtout, parce que ce qui s’était mis à manquer cruellement – on est à la fin des années quatre-vingt –, ce sont des revues d’idées (ou de pensée), non seulement, mais, en outre, d’idées (ou de pensée) engagées. Il y fallait donc la philosophie au moins, et l’histoire, soit tout ce qui était susceptible de servir un tel projet, sans pour autant que la littérature (les arts aussi) en soit exclue.
3Fin des années 80 : soit, pour l’essentiel, la chute du mur de Berlin et la fin du communisme stalinien (le premier numéro, avant la chute donc, est consacré à Gorbatchev), qui n’a pas fait qu’unir les deux Allemagne séparées, qui n’a pas fait que réunir l’Europe elle-même, mais qui a uni le monde (par quelle sorte d’« union » ? par celle toute totalisante de la marchandise) ; mais Tchernobyl aussi bien, qui pourrait bien en premier et en grand avoir posé la question de la perpétuation de l’espèce, non par faits de guerre (Hiroshima et Nagasaki l’avaient fait), mais de production technico-énergétique ; mais encore la fatwa prononcée contre un écrivain et un livre, Les Versets sataniques de Salman Rushdie, prolégomènes de la guerre qu’une « religion » (à plus proprement parler : l’idéologisation d’une religion) allait depuis interminablement mener ; mais enfin les poussées de l’extrême droite en Europe et en France, qu’on n’a pas encore soldées (Le Pen père fait presque 15 % des voix, soit 4 millions quatre cent mille électeurs), etc. Premières poussées qu’il faut placer en face de Shoah de Lanzmann et du « Procès Barbie », qui lui sont contemporains. L’effet n’en a pas été négligeable ; il a été considérable au contraire, y compris sur Lignes. Il nous aura fallu, en quelques mois, passer d’une représentation théorique et politique simple, héritant pour l’essentiel des années 60 et 70 (impasse politique, certes, qu’on a mesurée dès le début des années 70, mais folle fécondité théorique), à laquelle il nous aurait été donné d’être fidèles, qu’il se serait agi en somme de continuer, à une représentation complexe, combinant cet héritage (sans jamais céder dessus), à un autre, qu’on pourra pour une partie dire du « retour » des représentations des années 30 et pour l’autre de la mondialisation sans alternative du capital. Représentation offensive pour une part, défensive pour l’autre. Dès le no 2 de Lignes, février 1988, un dossier sur les révisionnismes et le négationnisme, un autre sur les nationalismes. Le no 4 sera tout entier consacré aux extrêmes droites en France et en Europe. Le pli était pris.
4Quant au titre, et à la question : pourquoi celui-ci ? Eh bien parce que ce titre, Lignes, est neutre, qui fait spontanément penser à l’écriture et presque ne penser qu’à ça, s’agissant d’une revue (de ce point de vue, ce serait presque plus le titre d’une revue de littérature que d’idées). Ce n’est certes pas le premier titre auquel je pouvais penser – le dernier plutôt. Mais s’y entend pour moi, en tout cas je l’y entends encore, un reliquat sonore de Nihil auquel je tenais, à tort sans doute, lequel aurait été en effet outrancièrement déclaratif, ou « éditorialiste ». La neutralité du titre « Lignes », à vite en juger, correspondait bien à la détermination qui était la mienne que les choses ne s’y dessinent qu’a posteriori. De là d’ailleurs – on s’en est étonnés – que le premier numéro ne compte pas le plus petit éditorial, au contraire de l’usage, de l’usage qu’en tout cas en font les revues engagées ou d’avant-garde.
5Mais lignages s’y entend aussi, nettement cette fois. Pour le passé (origines multiples, « sang mêlé » comme j’ai aussi voulu intituler la revue) et pour l’avenir (trajectoires, projections, projectiles). Le passé, à très grands traits : le xviii e siècle français, essentiellement celui de Sade, parce qu’en lui se conjoignent les Lumières et leur enténèbrement ; Nietzsche, Baudelaire, Rimbaud au xix e ; Bataille, Blanchot, Benjamin pour la première moitié du xx e ; Foucault, Deleuze & Guattari, Baudrillard, mais tant d’autres aussi, pour la deuxième moitié. Des lignes donc (pluriel comminatoire), et pas un cercle, pas une secte (esthétique ou politique), pas même une conjuration, modèle pourtant attirant, pas la conjuration, folle en effet, qu’avait été Acéphale avec Bataille. Distance a tout de suite et par avance été prise avec cette représentation formulée par lui. Lignes de force (de trop de force pour certains). Lignes de fuite aussi, au pluriel. Leçon apprise de Kafka, reprise par Deleuze, mais avec moins d’optimisme que Deleuze.
6Vous avez voulu seul cette revue (voir Lignes no 23-24, 2007), mais au fil du temps une communauté ne s’est-elle pas constituée autour de Lignes, entre ses collaborateurs ou les différents membres du Comité de rédaction ?
7« Communauté » : mot d’époque, de cette époque, lui aussi – on ne peut plus. En partie inspiré par Bataille, en partie par Blanchot. En réalité, inspiré à Blanchot par Bataille d’une façon que j’ai fini par assortir de nuances théoriques précises, d’un désaccord même, et marqué (dans Sainteté de Bataille). C’est l’interprétation de Blanchot qui domine désormais, et c’est pourquoi je m’en suis éloigné. Pour quoi je me suis éloigné de ce qu’il évoque immanquablement de tribalisme, d’organicisme, de familialisme, de groupe en fusion, d’ecclésialité, etc.
8Si je devais reprendre ce mot aujourd’hui, pas sans réticence donc, ce serait en ce sens qui était celui des débuts de Lignes et qui l’est resté souterrainement : communauté, certes, mais de ceux qui sont sans communauté. Soit qu’ils n’aient jamais voulu entrer dans aucune ; soit qu’ils aient quitté celles dans lesquelles ils étaient entrés. Et pas pour en constituer une, supplémentaire, ou de rechange, mais pour faire l’expérience d’une communauté – élective et aléatoire – non-communautaire, encore moins communielle (la communialité à laquelle se tenaient les communautés plus ou moins d’avant-garde d’avant). Ensemble sans doute, mais sans cesser d’être seuls. « Communauté » désignerait alors une émulsion décidément instable, associative/dissociative par principe, et par destin entropique. En tout état de cause, dépendant tout entière des situations ou des circonstances (lesquelles sont le plus souvent politiques) et des réciprocités esthétiques et conceptuelles. Lignes aujourd’hui, c’est au total trente années de cette instabilité des instants. Un noyau dur y demeure bien sûr (très dur même), ce qui fait que cette impression d’une communauté s’impose. Mais cette impression est en partie trompeuse. Ce sont les pensées et les œuvres qui « font » communauté, et elles seules. Et ce sont elles qui justifient l’estime et l’amitié qui lient, et qui les lient étroitement, la plupart de leurs auteurs, auteurs du coup ou en outre de Lignes.
9La revue alterne des numéros consacrés à des auteurs et d’autres à des thématiques, fréquemment de nature politique. Avec le recul de ces trente années, quelles figures intellectuelles vous demeurent indispensables pour penser notre situation ? Certaines vous paraissent-elles désormais superflues ou caduques ?
10Aucune des figures auxquelles Lignes a consacré un numéro entier n’a été « dévaluée » par les années passées. Je le dirai plus positivement aussi bien : toutes n’en sont que plus nécessaires, indispensables même. Je distinguerais cependant entre celles qu’on dira « canoniques » (Nietzsche, Pasolini, Benjamin et Adorno, Derrida, Blanchot ou Bataille, ces deux derniers ayant eu l’influence la plus grande sur la revue, et les figures « mineures » ou « marginales », minorées ou marginalisées, que Lignes s’est employé à « majorer », à « valoriser » : Antelme, Rousset, Mascolo, Vuarnet ; Baudrillard même, qui, pour célèbre qu’il ait été, n’occupe pas la place qu’il devrait, etc. De même de Debord, mais, s’agissant de lui, pour le désempétrer d’un post-situationnisme mondain dominant alors (aujourd’hui révolu). Au principe de la revue, au principe de ces numéros donc, il y a, j’y insiste, la volonté de constituer des généalogies ou des lignages alternatifs. Non pour remettre en cause les généalogies et les lignages dominant le xx e siècle (surréaliste, existentialiste, marxiste, entre autres), mais pour les enrichir et les complexifier. La pensée, soit ce qui complexifie la politique, pour qu’elle n’ait pas trait qu’à l’opinion qu’elle agrège.
11Y a-t-il, dans la somme des livraisons de Lignes, des numéros qui se détachent dans le travail au long cours d’une revue de 30 ans, des numéros qui vous paraissent avoir une importance particulière – au moment de leur parution et/ou dans la trace qu’ils laissent aujourd’hui ?
12Je ne suis pas le mieux placé pour en juger, mais les numéros consacrés à Blanchot, le premier de 1990 et le dernier de 2015, ont marqué, c’est incontestable – d’autant plus que le modèle qu’avait Blanchot d’une revue, mais Mascolo aussi bien avec lui, était le plus proche de celui que Lignes pouvait avoir en tête : comment des écrivains et des philosophes peuvent-ils vouloir faire ensemble une revue politique, qui ne cède ni sur la littérature ni sur la pensée, sur les prérogatives – inconditionnelles – de la littérature et de la pensée ?
13Comme les deux numéros consacrés à Robert Antelme et à Dionys Mascolo, qu’il a grandement contribué à faire lire (sans Antelme ni Mascolo, Blanchot ne suffit pas). Celui consacré à Lacoue-Labarthe aussi, entre autres. Mais pas assez ceux consacrés à David Rousset, figure indécise, insaisissable (comment le situer au juste ?) et pourtant à chaque fois déterminante (la Résistance ; la déportation ; le Rassemblement démocratique révolutionnaire, unique tentative, avec Sartre, d’un parti des intellectuels – tentative passionnante, même si j’en récuse absolument l’idée ; la constitution d’une commission d’enquête sur l’existence de camps en URSS, etc.) Plus rares sont les numéros de Lignes à avoir marqué que distingue un thème plutôt qu’un nom d’auteur (pente facile à laquelle toutes les revues cèdent pour se trouver des lecteurs) ; je citerai ceux-ci : « Éloge de l’irréligion », en 1989, après la fatwa prononcée contre Rushdie et les violences de l’intégrisme catholique contre La Dernière tentation du Christ de Scorsese) ; les deux numéros récents sur les Roms, et « Les attentats, la pensée » ; ces quinze dernières années : « Anarchies », « Penser Sade », « Littératures de la cruauté » et, beaucoup, « désir de révolution ».
14Un parti pris domine Lignes dont j’ai longtemps regretté qu’on ne le voie pas mieux – qu’on voit nettement maintenant : que la littérature aussi, autant que la pensée, est intéressée à la politique, le fût-elle souvent sur le mode conflictuel qui ne peut qu’être le sien (la liberté littéraire est par nature en excès par rapport aux libertés politiques). Et Lignes a eu ce souci, depuis le début : d’apposer et d’opposer la littérature à la politique. D’apposer et opposer leurs mondes, ou leurs deux modes du monde. Parce que ce ne sont pas les mêmes. Parce que la littérature complexifie la politique plus encore peut-être que la pensée, qui est plus qu’elle propre à produire ou à présenter le monde, à le dire, à en dire l’immonde. C’est pourquoi les écrivains, des écrivains sont étroitement associés à Lignes, en quoi Lignes est aussi, à la fin, une revue sinon de littérature au moins une revue où la littérature n’est pas moins sollicitée que la philosophie par exemple, très présente (et beaucoup plus que la sociologie, par exemple, qui n’y a sciemment jamais occupé qu’une place restreinte).
15Dans la revue, vous publiez aussi vos propres textes en cours : des essais, comme celui sur Blanchot (Lignes no 43) paru ensuite chez Gallimard sous le titre de L’Autre Blanchot, ou un roman comme Johnson dans le numéro 52, « Vouloir l’impossible ». Lignes fonctionne comme votre banc d’essai, l’extension de votre débat intérieur avant la mise en forme définitive dans un livre ? Comment caractériseriez-vous votre rapport familier avec cet organe éditorial personnel et pluriel ?
16C’est le contraire le plus souvent. Le plus souvent, mes livres, mes livres politiques en tout cas, sont nés de Lignes et dans Lignes. C’est le cas récemment de Capitalisme et djihadisme. Ce l’est de presque tous mes livres publiés sous le titre de « De la domination » (6 volumes) et ce depuis le premier : Le Capital, la transparence et les affaires. Et c’est le cas a fortiori de L’Autre Blanchot, qui s’est soutenu du travail que nous avons mis en chantier à plusieurs dans ce numéro 43, « Politiques de Maurice Blanchot ».
17C’est en quoi Lignes ne m’est pas si « personnel » que vous le dîtes ; personnel au point que je m’y sentirais entièrement libre. Je ne m’y sens pas libre par exemple de m’opposer à ce que j’ai moi-même constitué, dont je prends connaissance au fur et à mesure que le numéro s’assemble sous mes yeux. Ou ce serait tromper la confiance qu’on me fait en m’adressant un texte, à partir d’un thème dont on a décidé. Longtemps, je me suis senti plus libre ailleurs, dans d’autres revues, invité par elles, ou dans mes livres, que dans Lignes même. Libre, je le suis nécessairement tout le temps que je conçois un numéro, seul ou à plusieurs, que je choisis et sollicite ceux que je désire voir y participer (parce que c’est ainsi que se constitue chaque numéro : ceux qu’on y lit ont été sollicités d’y écrire à partir d’un thème dont ils conviennent). Mais après ? Après, il me faut y trouver moi-même une place (pas toujours, d’ailleurs : je ne m’y sens pas indispensable). Pas une place en tout cas qui domine, ou qui le cherche, à laquelle les autres seraient de facto ralliés ; une place plutôt qui tient compte de celle des autres, de leur place dans cet espace ou cet ensemble que constituent la revue elle-même et chaque numéro de celle-ci. Aurais-je agi autrement, la revue n’eût pas duré plus de cinq ou dix numéros, comme duraient la plupart des revues dites d’avant-garde. Si Lignes compte aujourd’hui 92 numéros [**] (18 000 pages), c’est au prix que j’ai su tenir à distance la tentation d’aligner ses contributeurs. Définition basse ou ironique possible du titre : ce qui ne s’« aligne » pas, mais qui n’aligne personne.
18Extrêmes droites, réfugiés, Roms, banlieues, néolibéralismes, conflits enkystés comme en Palestine, attentats : où en sommes-nous avec le désastre ?
19« Désastre », mot aussi devenu, par la force des choses, blanchotien. Pas au sens où vous l’employez cependant et que commande l’époque. En ce sens, le désastre est entier en effet. Je ne veux pas dire qu’il est plus grand qu’il ne l’a jamais été – comparer serait ridicule. S’il est entier c’est que notre impuissance est elle-même entière, ou le semble. Nous n’avons sans doute jamais si bien tout su, sur tout et tous, et nous n’avons jamais moins entrepris contre. Par quelle disgrâce qui caractérise ce temps ? Par celle-là qui veut que nous ayons tous, bon an mal an, consenti à l’idée que ce monde mondialisé-se mondialisant serait sans alternative. Cette fin de toute alternative, utopiste ou révolutionnaire, au moins émancipatoire, a été théorisée après la chute du mur de Berlin sous le titre triomphal de la « fin de l’histoire ». Les trente années qui viennent de s’écouler (il se trouve que ce sont les trente mêmes années de l’existence et du travail de Lignes) sont celles de cette fin et de ce triomphe prétendus. La plupart ont fini par se résigner, après que les plus cyniques se furent tout de suite ralliés (ces trente années ont commencé par ces ralliements massifs, ces renégations – les noms abondent). Des tensions, des violences ici et là témoignent certes du contraire, mais d’une façon qui n’est intelligible par personne réellement, et qu’on n’intelligibilise le plus souvent que sur le mode de l’angoisse, plutôt que sur celui de l’espoir. Pas sans raison d’ailleurs, tant il est vrai que ces tensions et ces violences s’articulent, au contraire des tensions et des violences précédentes, à des motifs régressifs, réactionnaires, pour ne pas dire totalitaires et fascistes.
20Alors que vous répondez à ces questions pour La Revue des revues, votre numéro anniversaire vient de paraître : de quoi est-il fait ? Que signifie prendre date pour une revue de pensée critique comme Lignes ?
21Votre seconde question, pour commencer. Il semble que c’est tout ce qu’il reste à la pensée engagée : « prendre date ». Date de quoi, au juste, la pensée ne pesant plus aucunement sur l’action, de ce côté-ci du moins de la pensée ? Car de l’autre, au contraire, sur son autre versant, la pensée est encore efficace, sinistrement efficace. Ce qui se joue aujourd’hui à droite et à l’extrême droite (à gauche aussi bien, pour cette immense partie de la gauche qui s’est progressivement droitisée pendant ces trente années), ce qui s’y joue publiquement et politiquement résulte à l’évidence du travail théorique commencé vers la fin des années 80 dans des cercles restreints et discrets (Éléments, Krisis, etc.), et s’est répandu depuis très au-delà : identité, différentialisme (raciste certes, mais ripoliné aux couleurs du temps), souverainismes, nationalismes, pandémisme religieux (quoique pas pareillement dans toutes les extrêmes droites), néo-conservatismes, etc. Leçon de Gramsci que cette pensée s’est appropriée, dont elle s’est approprié l’enseignement, pour le retourner, pour l’inverser. Pensée qu’on a pensé dès les débuts de Lignes, dès 1987, sous le titre des « pensées du retour », je l’ai dit ; en vain, selon toute apparence. Suscitant la risée bien plutôt. Je me souviens d’avoir lu alors, dans l’éditorial d’une autre revue, vénérable comme on dit, que Lignes ne s’intéressait à l’histoire que si celle-ci devenait désastreuse (ironie : le même mot, déjà) ; que c’était la raison de sa surévaluation des dangers d’un retour des formes du fascisme.
22Cela dit, je ne pense pas que ce soit l’objet ou la fin de la pensée que d’être « efficace », ou ce serait risquer de faire d’elle une politique aussi, ou seulement, ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’a pas à être (la distinction doit être à toute force maintenue). Essentiellement, la politique de Lignes est, de ce point de vue, une antipolitique. Soit qu’elle s’emploie à nuire aux puissances qui dominent (du capital ou des retours), soit qu’elle s’efforce de contenir la capacité des puissances qui dominent à nuire. Défensive donc, en un sens qu’il m’est quelquefois arrivé d’employer, pour simplifier. Ou contre-offensive, en un autre.
23Quant à ce qui constitue ce numéro du trentième anniversaire, ce qui le distingue ou ce qui le différencie, c’est qu’il n’a pas de thème. Un titre, mais pas de thème. Un titre pour dire l’absence de thème (unique) : « Ici et maintenant » pour que chacun y écrive ce qu’il veut du « maintenant » que nous avons en commun et de celui auquel il travaille (de la part que son travail y prend de longue date – façon donnée à chacun de « faire le point » sur son propre parcours) ; ou de « l’ici », c’est-à-dire de l’espace que constitue Lignes pour eux et de la part qu’ils y ont prise. Sollicitation a minima donc, à la différence des sollicitations habituelles, très élaborées celles-là. Faite pour témoigner de la réciprocité de l’amitié intellectuelle et personnelle. On y retrouve donc les amitiés de très longue date : Pierre Guyotat, Jean-Luc Nancy, Bernard Noël, Fethi Benslama, René Schérer, Jacob Rogozinski, Louis Sala-Molins, Véronique Bergen, etc. Des amitiés plus récentes : Mathilde Girard, Alain Jugnon, Martin Crowley, Boyan Manchev, Sophie Wahnich, Frédéric Neyrat, etc. Des philosophes, des écrivains, des historiens, des psychanalystes… Auxquels manquent ceux qui ont disparu (une durée tout de même si longue ne va pas hélas sans disparition) : Dionys Mascolo, Jean-Paul Dollé, Philippe Lacoue-Labarthe, Daniel Bensaïd, Jacqueline Risset) que j’aurais aussi sollicités. J’ajoute que, parce que la revue se renouvelle sans cesse, il y a dans ce numéro des auteurs qui ont à peine plus que l’âge de la revue. Deux textes, de Lambert Clet et Adrian May, qui sont dans ce cas, concluent le numéro, qui sont issus de leurs travaux universitaires sur Lignes.
24Dans le numéro 53 [mai 2017] de Lignes, dédiée à Imre Kertész, les mots de l’écrivain hongrois sont frappants : « Je ne désire pas l’équilibre. Je veux l’Existence, l’opposition ». N’est-ce pas en quelque façon le programme (nietzschéen) de Lignes ?
25À la fin, Lignes doit bien avoir eu en effet ce que vous appelez un « programme » ; j’ai beau n’avoir pas voulu lui en donner un, il se dessine rétrospectivement. Et Nietzsche est sans conteste au principe de celui-ci, au même titre que Bataille et Blanchot. Et Kertesz, l’une de ses illustrations possibles. Exemplaire à plus d’un titre : littéraire, historique et politique.
26En vertu d’un type d’idéalisme particulièrement délétère, il est communément admis qu’une revue se construise sans la moindre ressource, sinon la bonne volonté intellectuelle et le temps libre de ceux qui y contribuent. Loin de toute immaculée conception, quelles sont les conditions d’existence réelles de Lignes, qui a eu la chance de bénéficier du soutien de plusieurs éditeurs ?
27Soyons clairs : les conditions d’existence du travail intellectuel sont tous les jours un peu plus impossibles. Les conditions d’existence du travail des revues le sont plus encore qui, elles, l’ont toujours été (s’agissant de Lignes, mais pas seulement, d’Europe aussi, d’autres sans doute, il y a quelques mois, suppression pure et simple, sans préavis ni justification de la totalité de la subvention de la région Île-de-France). Les éditeurs, il faut le dire, aiment peu les revues, qui devraient pourtant savoir quel parti leurs catalogues pourraient en tirer. Mais la peur est la plus grande le plus souvent de cet État (petit État pourtant) dans l’État qu’est une revue dans une maison d’édition.
28Des éditeurs, Lignes en a connu plusieurs. Avec des fortunes diverses et des ententes plus ou moins concertées et longues, ils auront permis que Lignes existe, un temps du moins. Le temps qu’ils s’en défassent. Force est de dire ceci, que je compte à leur mérite : ils m’ont tous tout entier laissé libre. Jusqu’à ce qu’ils ne supportent plus bien sûr une liberté en effet assez peu faite pour être supportée. Cette liberté, nous l’avons reprise après que nous avons été évincés des éditions Léo Scheer (que j’avais pourtant grandement contribué à créer, avec Jean-Paul Curnier, l’un des plus liés à Lignes, et depuis les débuts), en créant une maison d’édition indépendante (à la fin, en tout état de cause, la seule solution). Nous : Sébastien Raimondi et moi. Lui surtout. Moi, j’aurais renoncé. Si cela fait trente ans que Lignes existe, cela en fait dix qu’existent les éditions éponymes. Avec un catalogue presque en majeure partie né de la revue qui leur a donné son nom. Pas n’importe quel catalogue. Ce à quoi les éditeurs devraient réfléchir. Les éditeurs surtout qui veulent certes faire de l’édition, mais qui préféreraient la faire sans les intellectuels qui vont de fait avec. Sans les écrivains non plus, sinon morts.
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