Ce mot est un néologisme
souvent employé, mais dont il n'a été donné, jusqu'ici, aucune véritable
définition. On ne la trouve dans aucun des dictionnaires, même les plus
accueillants aux néologismes. C'est un de ces mots vagues, qui font un certain
effet dans un discours ou un écrit, mais dont l'imprécision laisse l'auditeur
ou le lecteur dans l'ignorance de ce qu'il veut dire. On ne sait qui en fit le
premier usage, et dans quel esprit. Certains défendent ou combattent
l'ouvriérisme ; personne ne dit ce qu'il est exactement. Nous allons tâcher de
le situer aussi objectivement que possible.
Par son étymologie, le mot
ouvriérisme désigne ce qui a rapport à l'ouvrier, la condition, la méthode,
l'esprit, l'activité qui lui sont particuliers. Comme on entend généralement
par ouvrier celui qui travaille de ses mains et qui est censé ne pas faire
participer son cerveau à son travail, ce mot a pris un sens péjoratif résultant
de la distinction arbitraire faite entre « manuels » et « intellectuels » et de
l'état d'infériorité où les premiers se trouveraient par rapport aux seconds.
(Voir Manuel.)
La conception de
l'ouvriérisme basée sur la prétendue infériorité ouvrière est une sottise, et
nous comprenons la réaction de ceux qui, ayant conscience de l'utilité sociale
du travail manuel et de la dignité de ses exécutants, n'acceptent pas d'être
accablés par cette sottise méprisante, relèvent le gant et font alors de
l'ouvriérisme un drapeau. Cette réaction fut celle des gueux des Pays-Bas, en
riposte à l'insolence aristocratique de la tyrannie espagnole. Elle fut celle
des intellectuels de l'affaire Dreyfus, que les faussaires et les décerveleurs
nationalistes, les traîneurs de sabre et les ignorantins aussi vides de
cervelle que de scrupules, cherchaient à ridiculiser en leur donnant ce titre.
Elle est celle des défaitistes d'aujourd'hui, dont la conscience est dressée
contre la guerre, en face des hommes de sang et de proie qui prétendent les
flétrir de cette épithète. Mais cette réaction ne peut avoir une véritable
grandeur, inspirer le respect et susciter la sympathie que si elle ne tombe pas
dans un préjugé contraire faisant de l'ouvriérisme la formule de la seule
utilité sociale, celle d'une pensée et d'une action ouvrières qui doivent à
leur tour dominer, et si elle n'oppose pas ainsi une « sottise manuelle » à la
« sottise intellectuelle », un arbitraire ouvrier à l'arbitraire bourgeois. En
est-il bien ainsi dans les manifestations de l'ouvriérisme ? Nous sommes
obligés de constater que non et que trop souvent il justifie les critiques dont
il est l'objet, sinon les sarcasmes que lui jettent des adversaires de mauvaise
foi pour se dispenser de discuter à son sujet.
Il y a lieu, tout d'abord,
d'écarter ce qui est de la mauvaise foi. On ne discute pas avec elle ; on la
méprise. Il faudrait pouvoir ne pas tenir compte aussi des préjugés inspirés
d'un esprit de classe plus ou moins irréfléchi ; mais ils sont des deux côtés
basés sur cette distinction qui établit des cloisons étanches entre le travail
de l'esprit et celui des mains. Ces préjugés sont vieux comme le monde, et on
pourrait s'étonner de les voir persister en des temps démocratiques, si ces
temps ne perpétuaient pas les distinctions sociales du passé. Mais le travail,
en général, et le travail manuel en particulier, porte toujours l'ostracisme
aristocratique et la malédiction religieuse. « Tu gagneras ton pain à la sueur
de ton front », a dit aux réprouvés un Dieu qui se repose d'avoir mal fait le
monde, en compagnie des lys « qui ne travaillent ni ne filent ». Comptez
combien d'ouvriers la République « récompense » de sa Légion d'honneur, à côté
de tant d'aventuriers de professions parasitaires qui reçoivent ses faveurs.
Même en y comprenant les vrais artistes, ceux qui relèvent par leur talent une
distinction qu'avilit le cabotinage des autres, ils ne sont pas un sur cent
décorés, et encore le sont-ils plus pour leur docile acquiescement aux
conventions sociales que pour leur travail. Là encore, se manifeste plus de
démagogie que de vrai démocratisme.
Il est impossible de
soutenir sérieusement une théorie d'une supériorité du travail intellectuel sur
le travail manuel et vice-versa. Chacun a son utilité sociale, sa nécessité
humaine, et participe également au bien-être de tous. Le pain de l'esprit n'est
pas moins indispensable à l'homme que celui du corps. « L'idée aussi est
nourriture », a dit V. Hugo. Chacun a ses malfaisances et ses hontes.
L'activité du savant, du médecin, de l'instituteur est aussi nécessaire et
admirable que celle du laboureur, du boulanger, du maçon. Celle des ouvriers
des arsenaux et des usines de guerre n'est pas moins inutile et détestable que
celle des chimistes et des ingénieurs, dont, manuellement, ils réalisent les
inventions. Les activités manuelle et intellectuelle ne peuvent s'abstraire
l'une de l'autre, tant pour la collectivité que pour l'individu. Il n'y a pas
d'homme-cerveau ; il n'y a pas d'homme-machine. Il y a des hommes plus ou moins
bien équilibrés, plus ou moins aptes à remplir des fonctions utiles à la
société et à eux-mêmes, suivant leurs facultés et l'emploi qu'ils en font. Nous
tenons donc pour fausse et funeste toute distinction humaine ou sociale basée
sur le caractère manuel ou intellectuel du travail, et nous écartons du débat
tout argument de cette espèce, qu'il vienne des défenseurs ou des détracteurs
de l'ouvriérisme.
Pendant longtemps, la
condition ouvrière a été imprécise, soumise à des variations infinies. Maîtres
et compagnons étaient mêlés dans les anciennes corporations. Celles-ci avaient
des règlements contradictoires qui provoquaient des querelles interminables
entre elles. Il y avait une solidarité de tous ceux appartenant à la
corporation et non une solidarité de classe réunissant d'une part tous les
maîtres, d'autre part tous les ouvriers. Ceux-ci, avec les aides, les
apprentis, les valets, étaient sans organisation, tant à la ville qu'à la
campagne. Les syndicats étaient interdits. L'industrie peu développée,
dispersée et très spécialisée, rendait presque impossibles les coalitions
d'ouvriers pour discuter de leurs intérêts et les défendre. Le prodigieux
développement industriel du XIXème siècle changea cet état de chose par la
multiplication du personnel ouvrier, la concentration de son activité dans de
vastes usines et la division du travail. La machine sépara patrons et ouvriers,
créant entre eux une démarcation de plus en plus nette. Le prolétariat
industriel, devenu une immense armée et soumis à des réglementations de plus en
plus précises et autoritaires, éprouva alors un besoin plus effectif de se
sentir les coudes, de s'organiser pour défendre ses salaires et améliorer ses
conditions de vie. Une conscience de classe naquit en lui avec la notion de la
véritable valeur d'un travail dont il était frustré pour la plus grande part,
et celle d'une force qui lui permettrait de se libérer du joug patronal pour
travailler et vivre librement.
L'Internationale Ouvrière
synthétisa les aspirations de ce corps immense. Elle réunit en elle tous les
espoirs, toutes les révoltes, toutes les volontés dont les manifestations
incohérentes avaient semé le passé du long et sanglant martyrologe prolétarien.
(Voir Révoltes ouvrières.) Elle leur donna une formule. Elle dressa une
puissance ouvrière réelle en face du patronat, une méthode et une action qui
pourraient lui tenir tête, et prouver au monde qu'à égalité intellectuelle, à
égalité de compétence technique et de connaissance organisatrice, le travail
pouvait et devait prendre la place du capital, supprimer son parasitisme
exploiteur. Le prolétariat était le nombre, la masse ; il n'avait qu'à respirer
pour bouleverser, par le soulèvement de sa vaste poitrine, les constructions
fallacieuses du vieil ordre empoisonné d'égoïsme individualiste et haletant
sous le poids du mensonge social. Mais il fallait l'égalité intellectuelle pour
donner au nombre, à la masse, la force irrésistible qui lui manquait depuis
cinquante siècles de prolétariat sporadiquement en révolte et toujours
inorganisé. Cette force, l'Internationale voulait l'apporter au prolétariat ;
l'ouvriérisme l'a fait échouer.
L'Internationale disait : «
L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » et
elle ajoutait : « Prolétaires de tous les pays, unissezvous ! » Elle savait que
la liberté ne se demande pas ; elle se prend. Elle voulait que l'ouvrier apprît
« à ne compter que sur lui-même et sur son entente cordiale avec tous ses
frères de misère pour conquérir son affranchissement intégral ». (G. Yvetot :
A. B. C. syndicaliste.) Mais elle savait aussi que cet affranchissement ne
pourrait se produire sans que le prolétariat eût acquis la triple puissance
intellectuelle, morale et économique qui sont impossibles l'une sans les
autres. Elle faisait siennes les idées d'Agricol Perdiguier qui avait enseigné
les techniques anciennes de sa profession de menuisier et tenait une école où
il se préoccupait autant du développement intellectuel et moral de l'ouvrier
que de son perfectionnement professionnel. L'Internationale disait enfin, avec
Louis Blanc : « Nous voulons que le travail soit organisé de manière à amener
la suppression de la misère, non pas seulement afin que les souffrances
matérielles du peuple soient soulagées, mais aussi, mais surtout, afin que
chacun soit rendu à sa propre estime ; afin que l'excès du malheur n'étouffe
plus, chez personne, les nobles aspirations de la pensée et les jouissances
d'un légitime orgueil ; afin qu'il y ait place pour tous dans le domaine de
l'éducation et aux sources de l'intelligence... Nous voulons que le travail
soit organisé afin que l'âme du peuple, - son âme, entendez-vous ? - ne reste
pas comprimée et gâtée sous la tyrannie des choses. »
C'était là le but d'un
magnifique ouvriérisme. Par lui, la classe ouvrière accomplirait l'œuvre
avortée de la Révolution française ; elle donnerait à tous les travailleurs la
liberté et l'égalité que la bourgeoisie n'avait établies que pour elle ; elle
rendrait possible l'entente fraternelle de tous les hommes. Pour cela,
l'Internationale mettait l'instruction à la première place des revendications
ouvrières. Depuis la Révolution, toutes les écoles socialistes l'avaient
réclamée pour le peuple : babouvistes, saint-simoniens, fouriéristes,
blanquistes, avaient voulu l'éducation sous la triple forme affective,
rationnelle, technique, et l'instruction laïque, gratuite, obligatoire, dans
l'école unique. Dès ses premiers congrès, l'Internationale adoptait des
rapports sur l'instruction intégrale, l'obligation et la laïcité. (Bruxelles,
1868.) Elle demandait la réduction des heures de travail pour que les ouvriers
pussent suivre des cours complémentaires et se perfectionner, tant dans les
connaissances de la pensée que dans celles de leur profession. Elle voulait
faire accéder le travailleur à l'art dans lequel elle voyait, comme Elisée
Reclus, « la forme intellectuelle et le compagnon nécessaire du travail libre
». Elle envisageait, avec les penseurs dont elle s'inspirait, l'émancipation du
prolétariat dans l'entier épanouissement de son activité, de son intelligence,
de ses sentiments...
Nous sommes, aujourd'hui, à
soixante ans de l'époque où l'Internationale se formait avec ce magnifique
programme. Il reste toujours à le réaliser pour le prolétariat demeuré ignorant,
plus exploité et plus désuni que jamais. Voilà le triste bilan. L'esprit de
l'Internationale n'a pu l'emporter dans l'action ouvrière sur les vieux
préjugés laissés par les routines populaires. Les conditions nouvelles de la
lutte des classes ont changé les formes de ces vieux préjugés ; elles les ont
plus aggravés que fait disparaître. Ils sont ceux du mauvais ouvriérisme, plus
ancien que ce mot nouveau, qui ne tend pas à changer le monde, mais seulement à
mettre en place des exploiteurs différents d'un prolétariat qui demeurera comme
devant, saigné et enchaîné au char de nouveaux maîtres, comme il l'est demeuré
après 1789. Et qu'on ne proteste pas ; la chose est à moitié faite depuis la «
Guerre du Droit », grâce à ce « collaborationnisme » que se sont mis à
pratiquer les représentants appelés les plus « qualifiés » de la classe
ouvrière, et que Karl Marx semble avoir annoncé lorsqu'il a dit de la «
social-démocratie » qu'elle « réclamait des institutions républicaines
démocratiques comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital
et le salariat, mais d'atténuer leur antagonisme et de le transformer en
harmonie ». (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte.) Engels, de son côté, appelait
ces « collaborationnistes », les « théoriciens de l'harmonie, domestiques de la
classe dominante ».
L'ouvriérisme farouche, qui
s'employait si jalousement à préserver le prolétariat de toute influence
intellectuelle, n'a pas craint de s'acoquiner à la pire espèce des «
intellectuels », les politiciens, et de lui apporter son contingent. Proudhon
disait : « l'atelier fera disparaître le gouvernement ». Il ne se doutait pas que,
loin de faire disparaître le gouvernement, l'atelier « collaborationnerait »
avec lui !
Pour en arriver à ce «
collaborationnisme » - mot qui aurait fait bondir Proudhon autant que la chose,
car il respectait également la langue et le prolétariat l'ouvriérisme a dû évoluer,
mais le fond de son caractère, c'est-à-dire la haine de l'intellectualité, n'a
pas changé. C'est ce qui lui a permis de se trouver en famille en famille
spirituelle, si l'on peut dire - avec le bourgeoisisme, le jour où ils ne se
sont plus regardés en chiens de faïence. Contre le prolétariat, le
bourgeoisisme avait hérité, en arrivant à la puissance, des préjugés de droit
divin suivant lesquels la classe des possesseurs est faite pour diriger,
commander, flâner, jouir de tous les privilèges sociaux, de toutes les
satisfactions de l'existence, tandis que la classe des dépossédés n'est faite
que pour obéir, travailler, subir toutes les misères sociales et ne connaître
que la souffrance. C'était la vieille mystique qui prétendait justifier
l'omniscience et l'omnipotence des classes triomphantes par la violence et
l'imposture. Au lieu de combattre ces préjugés et d'en montrer la sottise pour
les faire disparaître, l'ouvriérisme les a fait siens. A la mystique
bourgeoise, il a commencé par opposer une autre mystique, celle de
l'omniscience et de l'omnipotence prolétariennes tout aussi sotte que l'autre.
Opposition seulement apparente ; les deux mystiques étaient la même dans le
fond et se confondraient quand bourgeoisisme et ouvriérisme se donneraient la main
au lieu de se battre. L'« extrémisme » prolétarien deviendrait alors le
bourgeoisisme à l'usage des prolétaires. Mais, jusque là, l'un était en place
et ne voulait rien donner, l'autre voulait arriver et tout prendre ; l'un
disait cyniquement : « J'y suis, j'y reste ; quels que soient les moyens »,
l'autre disait brutalement : « Ote-toi de là, que je m'y mette ! » Leur
conjonction actuelle, qui a mis une sourdine à leur véhémence, changera le
personnel gouvernemental, elle mettra l'atelier à côté du capital, elle ne
changera rien aux abus sociaux et à leur immoralité.
En 1789, par la voix de
Sieyès, la mystique bourgeoise disait : « Qu'est le Tiers-Etat ? - Tout ! » La
Révolution, qui lui donna raison, servit à mettre au pouvoir une bourgeoisie
qui répéta plus grossièrement les abus de l'aristocratie. (Voir Muflisme.) La
mystique ouvriériste, impuissante à faire une Révolution pour laquelle des
mains calleuses et des cerveaux frustes ne peuvent suffire, préfère traiter
avec la mystique bourgeoise. Qu'on ne lui parle donc plus de révolution ; elle
fait la sienne sans secousses. Mais elle est en train de remplacer une
démocratie mal éduquée par une ochlocratie inéduquée, et il n'est pas certain
qu'on ne verra pas alors, comme à Athènes, « les honnêtes gens obligés de se
cacher pour s'instruire, de peur de paraître aspirer à la tyrannie ».
(Plutarque.) Est-ce là ce qu'avaient rêvé et voulu préparer les initiateurs de
l'Internationale Ouvrière ? Nous répondons résolument : non !
L'Internationale pensait
qu'entre les deux mystiques, la bourgeoise et l'ouvriériste, il y avait le
véritable esprit qui n'est d'aucune classe, la véritable science qui ne se
sépare pas de la conscience, la véritable humanité qui doit naître de
l'émancipation prolétarienne. L'ouvriérisme aveugle ne les distingue pas du
faux esprit, de la fausse science, de la fausse humanité dont le bourgeoisisme
a fait usage contre lui et qu'il a fait siens en s'associant à lui. Cette
confusion est l'erreur de l'ouvriérisme, elle fait le malheur de ceux qui le
suivent sans savoir où il les mène. Elle est aussi l'erreur de la bourgeoisie
qui y persiste, y trouvant son intérêt ou ce qu'elle croit être tel, sans voir
que le mensonge et la violence sur lesquels elle repose ne peuvent durer qu'un
temps et lui réservent des lendemains cruels. Des rois, et leur entourage, ont
tragiquement payé les sophistications de cette mystique. Elle leur avait fait
croire que « l'hommage est dû aux rois ; ils font tout ce qui leur plaît ».
(Cahiers de Louis XIV enfant.) Ils n'étaient qu'à demi responsables des fautes
qu'elle leur faisait commettre. De même, risquent de payer cher ces bourgeois
au crâne bourré par l'enseignement de leur classe et enorgueillis de sa
suprématie, qui répètent depuis cent ans des choses comme celles-ci : « Le
communisme dont l'aspect essentiel est le partage égalitaire des biens et des
fruits du travail - en doctrine tout au moins - est par définition le régime
des voleurs, puisqu'il aboutirait à déposséder de leurs biens, c'est-à-dire des
produits accumulés de leur travail, les citoyens les plus courageux, les plus
prévoyants et les plus sages, au profit des paresseux et des imprévoyants. » («
Un Français moyen » : Grande Revue.) Comment faire comprendre à un homme
imprégné d'une telle mystique, même s'il est sincère, que les « voleurs » sont
ceux qu'il appelle « les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et
les plus sages », tel, par exemple, ce roi du pétrole qui « gagne » vingt-cinq
millions par semaine en accumulant le produit du travail de ses ouvriers
dépossédés ? Mais ceux qui sont entièrement responsables, parce qu'ils savent
parfaitement ce qu'ils disent et ce qu'ils font, ce sont ceux qui, après avoir
sucé la mamelle aride de la misère, rugi avec les « damnés de la terre » et
traîné le boulet des « forçats de la faim », passent de la mystique ouvriériste
à la mystique bourgeoise et s'engagent dans la valetaille des rois de la
finance, en attendant de s'asseoir à leur table. Ceux-là sont sans excuse ; ils
sont les pires ennemis du prolétariat.
L'ouvriérisme est donc
empêché par sa mystique de se diriger vers la vraie science libératrice qui
engendrerait la vérité et la justice sociales. Il voit dans cette science une
ennemie parce qu'il la confond avec la science de classe dont la bourgeoisie se
sert contre le prolétariat. Il croit que, de la même façon qu'elle est
aujourd'hui bourgeoise, elle deviendra subitement prolétarienne, pour se mettre
à ses ordres, quand sonnera l'heure X ... de la Révolution. Il ne peut, pas
plus que le bourgeoisisme, concevoir qu'elle soit au-dessus des classes et des
partis, indifférente à leurs querelles et uniquement fidèle à la nature et à la
vérité. Par la même raison, il se détourne de l'art. Sa mystique concorde avec
celle du bourgeoisisme qui dit : « L'art est un luxe de l'humanité, et le
propre du luxe est de coûter plus cher que le nécessaire ». (M. Crémieux.
Nouvelles Littéraires, 26 janvier 1929.) Comme le bourgeoisisme, il ignore
l'art ou ne le voit que dans ce qui coûte cher. Cet état d'esprit se répercute
sur l'instruction. Il accuse l'enseignement laïque, pour lequel luttèrent si
ardemment les pionniers de l'Internationale, d'être aussi pernicieux, sinon
plus, que l'enseignement congréganiste, et des instituteurs eux-mêmes écrivent
que l'école laïque est « contre la classe ouvrière ». L'ouvriérisme avait-il la
naïveté de croire que l'Etat, représentant d'une classe sociale triomphante, se
soucierait de préparer dans ses écoles de petits révolutionnaires qui le
bousculeraient un jour ? Plus encore que les autres erreurs de I'ouvriérisme,
cette attitude en face de l'école montre la lamentable incohérence idéologique
où il est plongé. Comment ne comprend-il pas de lui-même ce que Jean Guéhenno a
écrit à ce sujet dans Europe, du 15 septemhre 1931 : « On demeure confondu
quand ce sont, comme il arrive, des instituteurs eux-mêmes qui proclament que
l'école laïque est contre la classe ouvrière. Comment ne pas répondre à ceux-là
que l'école laïque, ce sont les instituteurs eux-mêmes ? Elle est et elle sera
ce qu'ils voudront et ce qu'ils la feront. Personne n'a de plus hautes
responsabilités. La cause du peuple est en leurs mains. Elle est remise à leur
savoir, à leur courage, à leur indépendance, à leur dignité, à leur fidélité.
Qu'ils se souviennent, comme le leur recommandait Péguy, qu'ils ne sont, ni à
l'école, ni dans leur canton, les représentants d'un ministère, d'un
gouvernement, d'un ordre établi et à maintenir, mais, si modestes qu'ils
soient, des représentants de l'esprit et les propagandistes d'une méthode et
d'une foi selon lesquelles tous les hommes doivent devenir les artisans de leur
propre destinée. Qu'ils emploient toutes les forces de leur raison critique à
faire reconnaître la vérité, et la « classe ouvrière » sera bien servie. »
C'est là la réponse
qu'aurait faite la véritable Internationale à l'ouvriérisrne qui prétend la
continuer, la réponse d'une Internationale qui voulait que l'émancipation des
travailleurs fût l'œuvre des travailleurs eux-mêmes et non celle d'un Etat ou
d'une Révolution providentiels. Mais cet ouvriérisme s'est détourné de l'esprit
et de la méthode de l'Internationale ; il ne continue que l'ignorantisme
prolétarien plus néfaste, dans tous les temps, aux prolétaires que celui de
toutes les Eglises et de tous les Etats réunis. (Voir Instruction populaire. )
La mystique ouvriériste, qui
n'attend rien que de la Révolution et prétend qu'elle seule changera en « or
pur » ce qui était un « vil plomb », est aussi abracadabrante et dangereuse que
toutes les fantasmagories messianiques et apocalyptiques fabriquées par les
charlatans religieux. Une révolution ne vaut jamais que par ceux qui la font.
Celle que l'ignorantisme ouvriériste attend, et qui doit nous transporter,
comme sur un nuage d'opéra, de l'enfer dans le paradis, continue à faire des
milliers d'êtres complètement illettrés, qui sont la proie de toutes les
exploitations et de toutes les misères prolétariennes. Si l'on tirait les
conséquences logiques de cet ignorantisme qui interdit aux prolétaires de
s'instruire par les seuls moyens qui sont à leur disposition, pour ne pas «
trahir leur classe », on aboutirait à ces constatations plutôt ahurissantes qui
ressortiraient de la dernière statistique du Bureau International d'Education
siégeant à Genève : la France serait un des pays les plus révolutionnaires
puisque, sur 53 nations du monde entier, 17 seulement dépensent moins qu'elle
pour l'instruction publique, mais elle serait encore moins révolutionnaire que
le Bechouanaland, dans le Sud Africain, et que l'Italie fasciste dont les
dépenses, pour l'instruction publique, sont encore moindres ! ...
L'illogisme ouvriériste se
constate dans toutes les formes de la vie et de l'action sociales. Après avoir
déclaré que rien de bon ne peut sortir de la société bourgeoise et décidé que
tout ce qui la compose doit être détruit, mais incapable de procéder à cette
destruction de façon à produire ensuite ce qui sera bon, il demande à cette
société de se détruire elle-même !.... Si décomposée qu'elle soit, elle n'est
pas encore décidée à ce suicide. Cet illogisme est toute l'explication de
l'impuissance ouvrière.
Il avait semblé un moment, à
l'occasion de l'affaire Dreyfus, que l'ouvriérisme avait ouvert ses fenêtres à
un air plus pur et les yeux à plus de lumière. Le contact des « intellectuels
», raillés par les ignorantins et les chourineurs du nationalisme, qui avaient
abandonné leur solitude studieuse, étaient descendus de leur « tour d'ivoire »
et bravaient les assassins pour le seul amour de la justice et de la vérité,
avait enflammé la générosité populaire d'un idéalisme puissant et l'avait
arraché aux sophistications ouvriéristes. Il semblait qu'on allait enfin entrer
dans les voies de l'Internationale et préparer des révolutionnaires pour faire
la Révolution. Mais la lutte pour la justice et la vérité, trop décevante pour
ceux qui n'avaient que des intérêts personnels à satisfaire, tourna sous
l'influence politicienne à la lutte pour « l'assiette au beurre ». Le contact
idéaliste de la pensée et du prolétariat fut bientôt fermé avec les portes des
Universités populaires ; il ne resta que celui des appétits, dans les bars de
vigilance où politiciens « intellectuels » et « manuels » lièrent ensemble les
nombreux poils qu'ils avaient dans les mains. Cette rencontre éphémère de la
vraie science avec les travailleurs n'en laissa pas moins, dans le syndicalisme
ouvrier, un idéalisme qui dépassa l'ouvriérisme étroit et le fit se lever plus
d'une fois pour les plus généreuses revendications humaines. Alors que tant de
timorés et de satisfaits, pour qui la réhabilitation du capitaine Dreyfus avait
mis fin à « l'affaire », étaient rentrés dans la carapace de leur égoïsme, le
monde ouvrier persista à revendiquer une justice sociale qui n'existait pas
plus qu'avant. Ce fut le temps particulièrement agité de l'antipatriotisme, de
l'antimilitarisme, des affaires Ferrer et Aernoult soulevant des centaines de
milliers de protestataires, des grands procès de presse où la liberté d'opinion
fut défendue au grand jour de la cour d'assises, dans la rue et dans les
journaux. On n'avait pas encore osé étrangler cette liberté en correctionnelle
au moyen des « lois scélérates », empêcher ses manifestations sur la voie
publique par des arrestations préventives de « manifestants présumés », et des
journalistes républicains, qui n'étaient pas encore devenus des valets du
fascisme, la défendaient avec l'indépendance de leur plume. Le véritable esprit
de l'Internationale animait alors le prolétariat.
Mais, en 1914, l'ouvriérisme
le plus maléfique l'emporta. Toute la pensée et toute l'action qui auraient pu
faire alors de l'Internationale une réalité vivante et triomphante contre le
crime social, furent entraînées dans le flot de sang et de boue de la guerre.
En vingt-quatre heures, par son adhésion à « la mobilisation qui n'était pas la
guerre », l'ouvriérisme anéantit tous les espoirs formés si péniblement depuis
quarante-cinq ans. L'Internationale prolétarienne s'assassina elle-même,
oubliant qu'elle n'avait pas de patries à défendre mais une Internationale
capitaliste à renverser. Pendant quatre ans, les prolétaires, au lieu de s'unir
contre l'ennemi commun, s'entr'égorgèrent sur tous les continents. Pendant
quatre ans, Français et Allemands se poursuivirent dans les cinq parties du
monde, sur terre, sur mer et dans les airs, alors qu'à leur commune frontière,
en bombardant le bassin minier de Briey que leurs gouvernements leur faisaient
épargner, ils auraient fait cesser la guerre au bout de six mois, de l'aveu
même de ceux qui les faisaient se battre !....
Les sinistres pourvoyeurs et
profiteurs d'une guerre qui, pour eux, finit trop tôt, n'avaient-ils pas trouvé
les meilleurs recruteurs de chair à canon parmi les farouches contempteurs des
« intellectuels » ? ... Ah ! ils étaient loin d'être des « intellectuels » ceux
qui arborèrent un chapeau neuf, le 1er août 1914, pour aller prendre les ordres
du gouvernement puis venir dire aux prolétaires : « Allez à la frontière où
nous vous rejoindrons demain !....» Ceux qu'ils rejoignirent le lendemain, ce
furent les académiciens qui disaient de leur côté, avec des mouvements de
menton : « Allez, enfants de la Patrie !....» Ce fut à Bordeaux qu'ils allèrent
tous, dans les tranchées du « Chapon Fin », pour aider gouvernants et patrons à
avoir la peau des prolétaires « patriotisés », des nouveaux « Soldats de l'an
II », des éternelles dupes livrées au sacrifice par les mauvais bergers du
prolétariat quand ceux de la bourgeoisie n'y suffisent plus ... Paix à ceux qui
ont reconnu leur faute, qui, après, ont su au moins se taire et reprendre leur
place dans les véritables rangs prolétariens. Mais il y a les autres qui
continuent et qui plastronnent, encouragés par le désarroi de leurs victimes
désemparées, dont la rage insensée ne sait s'exercer que contre elles-mêmes,
comme pour achever l'œuvre infernale de la guerre. Ceux-là -- dont la besogne a
été encore plus ignoble que celle des bourgeois, car les bourgeois avaient,
eux, un intérêt dans la guerre et ne se trahissaient pas eux-mêmes en y
envoyant les prolétaires -- ceux-là poursuivent, depuis qu'est intervenue ce
qu'on appelle « la paix », la besogne anti-prolétarienne au sein même du
prolétariat par leur « collaborationnisme » dressé contre la Révolution.
Ah ! on est loin,
aujourd'hui, de cet ouvriérisme grossier, brutal, gueulard, affectant la
vulgarité sinon la crapule, et considérant comme du bourgeoisisme l'usage du
savon et de la brosse à dents ! Le nouveau est pire, car si le premier était
ignorant, le second est exploiteur. Il s'est installé dans la curée de la
guerre où il a retrouvé, établis ministres, les anciens «
intellectuels-traîtres » qu'il avait vomis. A leur exemple, il s'est laissé
rogner les griffes et rosir les ongles par la manucure de l'institut de beauté.
Il a remplacé par des dents en or les chicots qui empuantissaient sa bouche. Il
figure en smoking dans les galas officiels, avec son ancienne compagne devenue
« madame » et qui a appris à se décolleter en vieillissant. Il boit le
champagne avec de vétustes préfets qui ont fait massacrer les travailleurs dans
tous les Fourmies de la République. Il dîne avec les augures de la Société des
Nations et il soupe avec les rastaquouères tatoués de Deauville et de Nice. Il
méprise plus que jamais les vrais « intellectuels » qui sont des hommes de
pensée, de travail, de désintéressement, et sont parfois réduits à ouvrir la
portière de son auto sur le boulevard mais il flirte et il combine avec les
fripons de la « confrérie des puissants » ; il est aussi illettré et il apprend
à être aussi mufle qu'eux. Lui aussi demeure comme eux « un être puant sorti du
pet d'un âne ». (Voir Muflisme).
Il avait fait « l'union
sacrée » avec le Capital, l'Eglise, le Gouvernement, avec toutes les forces de
réaction sociale ; il avait prodigué lui-même le « bourrage de crâne » ; il
avait dénoncé furieusement les « défaitistes » ; tout cela, avait-il dit, pour
avoir le droit, la guerre finie, de « parler au nom du prolétariat », quand le
sang de millions des siens aurait rougi le sol des patries. Il n'a parlé et il
ne parle qu'au nom d'une nouvelle classe qui sacrifie, dans la paix comme dans
la guerre, le véritable prolétariat. Celui-ci n'a échappé à la mitraille que
pour rentrer dans la géhenne du salariat. Non seulement on ne dit rien pour
lui, mais on travaille contre lui. S'il proteste, on lui rit au nez ; s'il
insiste, on le cogne. Sur les charniers où pourrissent ses pauvres dupes, a
poussé cette fleur de l'ouvriérisme « collaborationniste » : un Quatrième Etat
engraissé dans la guerre, richement appointé à Genève et ailleurs, représenté
dans les Conseils d'Administration des entreprises capitalistes et qui, peu à
peu, prend place à côté de l'aristocratie républicaine sans avoir besoin de
faire son 1789.
Ce quatrième Etat est la
nouvelle classe moyenne qui succède à celle des petits industriels, des petits
commerçants, des petits patrons, des petits rentiers, prolétarisés par les
grandes usines, les grands magasins, les fabrications mécaniques
interchangeables qui ont tué les métiers, et l'inflation monétaire qui a mis le
franc à quatre sous. C'est la classe des fonctionnaires de tous ordres, des
ouvriers spécialisés, de tous ceux à qui leur travail rapporte de hauts salaires
dans des professions privilégiées. Pour cette classe, non seulement il ne
s'agit plus de faire la Révolution, mais ceux qui parlent encore de cette chose
archaïque, ou seulement d'action directe, sont des énergumènes et des bandits.
Il n'est plus question d'exproprier les capitalistes, d'abolir le salariat, de
jeter bas la société bourgeoise et tous ses organismes dévorateurs, d'établir
l'Internationale Ouvrière pour en faire « le genre humain » ! Il s'agit de se
faire la meilleure place possible, à côté de la bourgeoisie, contre le
véritable prolétariat plus nombreux et plus misérable que jamais.
Car ce Quatrième Etat
favorisé ne se compose guère que du quinze pour cent des travailleurs. Il y a,
en dehors de lui, rejeté par son « collaborationnisme », livré à toutes les
incertitudes et à toutes les misères, le quatre-vingt-cinq pour cent de
manœuvres, d'hommes de peine, de femmes de ménage, de garçons et de filles de
ferme, de trimardeurs, de clochards, d'épaves de tous genres réduites à des
professions indéfinies trop souvent voisines du vagabondage, de la prostitution
et de la friponnerie qui n'est pas honorable et protégée ne s'exerçant que dans
une sphère miteuse. Tout ce prolétariat inférieur qu'accablent les travaux
meurtriers, la dureté patronale, les sous-salaires, le chômage, les accidents,
la maladie, n'a aucune possibilité de se stabiliser dans une situation
permettant d'avoir un foyer, une compagne, des enfants, une vie familiale
reposante, des plaisirs sains et la perspective rassurante d'une vieillesse à
l'abri du besoin. Pour ce prolétariat sacrifié, l'ouvriérisme «
collaborationniste », arrondi dans sa bedaine et installé dans le muflisme, ne
fait rien. Il ne connaît plus cette solidarité « favorable aux petits, aux
faibles, aux déshérités, puisqu'elle leur assure la préoccupation et la
collaboration des autres, mais défavorable aux forts, aux sages, aux avancés, puisqu'elle
exige d'eux qu'ils se mettent au service des autres. » (Fulliquet : Précis de
dogmatique). Cet ouvriérisme est aujourd'hui parmi les « forts », les « sages
», les « avancés », parmi les mufles. Aussi, faut-il voir avec quel mépris il
regarde les pauvres « espèces inférieures », de quelle façon sa valetaille
plumitive traite ces « étranges individus.... pauvres hères à mine patibulaire
de clochards... bicots dépenaillés et sordides.... asiatiques de race
incertaine qu'on rencontre sur les quais, le regard mauvais, et que recrutent
les grands patrons des ports comme briseurs de grèves.... déchets lamentables
de pauvre humanité ... etc. » Ne sont-elles pas significatives ces
appréciations d'un ouvriérisme parvenu le plus souvent grâce aux filouteries politiciennes
ou dans des fonctions de chiens de garde du patronat, et qui se permet de
suspecter les intentions des « intellectuels » à l'égard des prolétaires ? ...
Redisons-le, c'est
nécessaire : ce ne sont pas des « intellectuels » qui travaillent dans les
usines de guerre et les distilleries, transportent canons, munitions et alcools
sur terre, sur mer et dans les airs, fournissent l'inépuisable armée des «
jaunes » briseurs de grèves qui ne viennent pas d'Asie, des mouchards de
chantiers, d'ateliers et de bureaux, des concierges, des garde-chasse, des
gardechiourme, des chaouchs, des gabelous, des policiers, des gendarmes, des
engagés et rengagés « civilisateurs » des peuples coloniaux, des exploiteurs
des nourrissons et des pupilles de l'Assistance Publique, des mastroquets, des
patrons et des pourvoyeurs des maisons de tolérance, etc... M. Philibert et Mme
Tellier sont rarement des bacheliers, bien que leurs amis politiciens leur
fassent volontiers donner les palmes académiques ou la Légion d'honneur ainsi
qu'aux tenanciers des grands lupanars où s'ébatttent « l'élite du rebut et le
rebut de l'élite » (M.-G. Michel).
L'ouvriérisme,
définitivement lié aujourd'hui aux politiciens par le pacte de sang, a fait de
l'Internationale trois ou quatre tronçons qui ont chacun ses papes, ses
cardinaux, ses évêques, ses curés, ses sacristains, ses enfants de chœur et ses
ouailles sur le dos desquelles toute cette hiérarchie parasitaire se dispute et
s'excommunie. Par le syndicat qui « devait se suffire à lui-même », être
l'alpha et l'oméga de l'activité ouvrière et réaliser, par conséquent, pour le
prolétariat, tout ce que celui-ci devait refuser à l'Etat corrupteur des
consciences et producteur de traîtres, l'ouvriérisme devait tout résoudre, tout
créer : il n'a rien su mettre debout. Il n'a su faire, dans les syndicats,
qu'une politique boutiquière, mesquinement réduite à des questions corporatives
locales, le plus souvent en contradiction avec la politique des syndicats
voisins. Entravant le recrutement, divisant les travailleurs en partis
hostiles, fermant ouvertement ou sournoisement l'organisation ouvrière au plus
grand nombre des prolétaires, cette politique en est arrivée, par des
scissions, des exclusives, des interdits dignes de conciles ecclésiastiques, à faire
des travailleurs des frères ennemis divisés en vingt chapelles, plus occupés à
s'entredéchirer qu'à mener la lutte contre le patronat, et s'appuyant, en
dernière analyse, sur le patronat pour faire échec à leurs adversaires
ouvriers. Lisez l'histoire du travail à travers les siècles, celle des luttes
ouvrières en tous les temps ; sous des aspects différents, déterminés par des conditions
économiques et sociales différentes, ce sont toujours les mêmes divisions, les
mêmes querelles, les mêmes haines fratricides dues à l'ignorance et à
l'inconscience du prolétariat qui ont entravé son émancipation. Trompé par ses
mauvais bergers, saoulé du vin frelaté d'une blagologie qui le livre à des
abstractions et l'empêche d'acquérir une notion exacte des choses, il est aussi
désarmé aujourd'hui devant ses maîtres que l'esclave antique, le serf du moyen
âge, le vilain d'avant 1789. C'est toujours dans ses rangs que ses dominateurs
recrutent les sergents du guet qui le rossent, les soldats qui le canardent, et
il marche aussi dévotement, aussi bénévolement pour les guerres du Droit et de
la Civilisation qu'il marchait au moyen âge pour les Croisades, lorsque ses
maîtres, le voyant trop encombrant et trop remuant, décident de pratiquer dans
ses rangs les « saignées régénératrices ».
L'ouvriérisme, qui ne
voulait rien faire que par lui-même, n'a su mettre debout ni les maisons du
peuple où les travailleurs auraient été chez eux, libérés de la tutelle de
municipalités plus ou moins hostiles, ni les organisations qu'elles auraient
comportées pour réaliser les vues éducatrices de l'Internationale : ateliers
d'apprentissage, salles d'études, laboratoires, consultations d'hygiène, de
puériculture, de prophylaxie des maladies sociales, bibliothèques, salles de
conférences, d'expositions, de concerts, théâtres, terrains de jeux, etc.. où
ces travailleurs auraient pu s'instruire et se distraire par eux-mêmes et par
des collaborations dévouées, librement offertes et choisies sans que des
tractations politiciennes en vinssent souiller les moyens et le but. Ces
collaborations, la classe ouvrière les aurait trouvées parmi ces «
intellectuels » qui disent avec Kropotkine : « Si nous avons pu nous instruire
et développer nos facultés, si nous avons accès aux jouissances
intellectuelles, si nous vivons dans des conditions matérielles pas trop
mauvaises, c'est parce que nous avons profité, par le hasard de notre naissance,
de l'exploitation à laquelle sont sujets les travailleurs : lutter pour leur
émancipation, c'est pour nous un devoir, une dette sacrée que nous devons
payer. » Ceux-là qui, depuis Socrate jusqu'à Romain Rolland, ont apporté au
monde la vraie science et ont été sa véritable conscience, ont toujours tout
donné et n'ont jamais rien demandé. Nous affirmons au prolétariat qu'ils sont
nombreux et ne demandent qu'à venir à lui pour échapper à la sottise
bourgeoise.
L'ouvriérisme répondra pour
expliquer sa carence : « Où vouliez-vous qu'on prît l'argent pour réaliser tout
ce que vous dites ? » Nous ne voudrions pas répliquer en citant le nombre de
milliards dont les travailleurs ont, depuis cinquante ans, enrichi leurs
empoisonneurs, et particulièrement le « mastroquet » démoralisateur, bien qu'il
soit d'après certain ministre « le rempart de la dignité nationale » !... Mais,
pourtant !... que n'aurait-on pas pu faire avec tous ces milliards, avec
seulement la moitié de ces milliards, si l'ouvriérisme avait guidé les
travailleurs, comme il le prétendait, dans les véritables voies de leur
émancipation ? Mais allez dire cela aux flagorneurs de la vanité ouvrière aussi
sotte que les autres vanités ; allez le dire aux arsouilles qui pérorent dans
le « salon du pauvre » et lui montrent la société future dans l'arc-en-ciel des
apéritifs ; allez le dire aux politiciens syndicalistes tout aussi intéressés
que les patrons à tenir les travailleurs dans l'abrutissement, et qui devraient
commencer par s'instruire eux-mêmes pour ne pas voir crever dans l'aventure la
baudruche de leur prestige démagogique !
Non seulement l'ouvriérisme
n'a pas appris au prolétariat à lîre lucidement, sainement, non seulement il ne
le détourne pas des spectacles et des distractions qui faussent sa
sentimentalité, endurcissent sa sensibilité, vicient la raison, et de l'abus
des sports que le patronat encourage si volontiers parce qu'ils « empêchent de
penser ! » mais il ne sait même pas lui apprendre à profiter des maigres
avantages que le droit bourgeois met à sa disposition avec les lois sociales.
Car on veut bien ne pas toujours tirer sur la bête sans lui permettre de souffler
un peu ; mais c'est la bête qui refuse de souffler en raison du fameux principe
: « Tout ou rien ! » Et le prolétariat qui reste illettré pour ne pas être
tenté de « trahir sa classe », ignore l'usage des lois de protection de
l'enfant, de la femme, du travail, les lois d'assistance et d'hygiène, etc...
Victimes d'accidents du travail, les ouvriers sont de plus victimes d'agents
d'affaires qui les grugent en exploitant leur ignorance. Ne les voit-on pas
demander eux-mêmes des dérogations aux lois qui les protègent et, par exemple,
se mettre en grève pour obliger l'inspection du travail à les laisser
travailler plus de huit heures ? Les lois sur les métiers insalubres et sur le
travail de nuit ne sont pas moins inopérantes. De plus en plus, dans les banques,
les ateliers des grands magasins, on travaille dans des sous-sol, sans air et
sans lumière naturelle. Le travail de nuit est imposé dans des verreries à des
enfants qui n'ont pas même douze ans. Dans la couture, ce travail de nuit est
constant. On tient en échec l'inspection du travail en cachant les apprentis
trop jeunes quand un inspecteur se présente. Il arrive qu'on en oublie dans des
placards où on les retrouve asphyxiés. Ouvriers et ouvrières se font les
complices des patrons. Entre le surmenage et le chômage il n'y a pas place pour
le travail normal que les travailleurs « conscients et organisés » devraient
savoir exiger, comme ils devraient savoir exiger des salaires normaux, pour
échapper à la pratique humiliante du « pourboire » qui se répand de plus en
plus.
La crise économique, qui
préoccupe actuellement le monde, en raison surtout du nombre de chômeurs qui en
sont victimes dans la classe ouvrière, a fourni l'occasion de faire les
constatations suivantes : à Paris, pendant que des ouvriers boulangers
travaillent de 11 à 14 heures par jour, sans avoir de repos hebdomadaire, et
gagnent des salaires quotidiens qui vont jusqu'à cent trente francs, huit cents
autres ouvriers sont en chômage permanent ou ne travaillent que quelques jours
par mois. Le chômage serait supprimé dans la boulangerie parisienne si les lois
des huit heures et du repos hebdomadaire étaient respectées (L'oeuvre, 29
novembre 1931.) Voilà, entre nombre d'autres, un exemple caractéristique de ce
que produit le « collaborationnisme » substitué à la lutte pour la suppression
du Patronat et du Salariat, fondement de la C. G. T. C'est l'accord de
l'égoïsme ouvriériste, avec le muflisme patronal et la complicité
gouvernementale, contre le véritable prolétariat.
La solidarité ouvrière est
brisée par l'égoïsme personnel. Pour un salaire un peu plus élevé, avec une
inconscience stupéfiante, on se fait mouchard de ses camarades. Les « fortes
têtes », ceux qui « rouspètent » contre une trop dure exploitation, ceux qui
protestent pour les autres, sont rejetés des ateliers, révoqués des
administrations. On dit volontiers : « Ils n'avaient qu'à se taire ! » et on les
abandonne. La femme a encore sa place à conquérir dans nombre de corporations
où elle fait le travail de l'homme. Le fameux principe : « A travail égal,
salaire égal » est combattu par les ouvriers eux-mêmes, railleurs et hostiles
devant « l'égalité des sexes ». Hostilité aussi, et qui prend parfois des
formes aiguës, contre les travailleurs étrangers accusés de venir « manger le
pain des nationaux », comme on accuse encore la machine de raréfier et de
supprimer le travail humain. Toutes sortes de routines étroites, de préjugés
odieux, sont ainsi entretenus par l'esprit ouvriériste à l'encontre des
expériences contraires, des démentis apportés par les faits. La machine
n'a-t-elle pas multiplié le travail humain au lieu de l'alléger comme elle
aurait dû le faire normalement, et l'ouvrier étranger n'est-il pas fondé à
chercher du travail partout où il peut en trouver ? Mais, comme toujours,
l'ignorance ouvriériste s'en prend aux effets et non aux causes. Il est plus
facile de briser une machine que d'en collectiviser la propriété et d'en rendre
le travail bienfaisant pour tous. Il est plus facile de s'en prendre aux
malheureux étrangers, aux « bicots dépenaillés et sordides, aux asiatiques de
race incertaine », que de s'opposer à leur recrutement par des négriers au
service d'un patronat toujours en quête d'une maind'oeuvre travaillant à des
salaires inférieurs et qui les abandonne à tous les excès de la xénophobie
ouvriériste, complice de l'abrutissement nationaliste, quand il n'a plus besoin
d'eux. Et il est aussi, hélas ! plus facile de soulager sa colère, de venger
son impuissance, sur le compagnon de chaîne plus faible, plus désarmé, la
femme, l'enfant, le manœuvre, l'apprenti, le cheval, le chien, que sur le
véritable responsable : le Maître ! Est-ce ainsi que l'ouvriérisme entend «
l'union des prolétaires de tous les pays » et l'Internationale qui « sera le
genre humain » ?
Voilà l'œuvre lamentable de
l'ouvriérisme : la faillite de l'Internationale Ouvrière. Nous n'insistons pas
davantage ; le tableau nous paraît suffisant pour montrer que tout est à
refaire, tout à recommencer. On parle beaucoup, aujourd'hui, de recomposer
l'unité ouvrière ; on écrit à ce sujet dans quantité de journaux, on palabre
dans toutes sortes de congrès et de meetings ; on ne fait que troubler
davantage ce qui n'était déjà que trop trouble, et seule la faconde
intarissable des bavards, qui ont pris des politiciens l'habitude de
s'enguirlander à la façon des héros d'Homère, y trouve matière à satisfaction
.. L' ouvriérisme méprise avec juste raison la terminologie bourgeoise, mais il
en a fait une autre qui n'est pas plus claire. Aussi sûrement qu'avec le
catéchisme, on abrutit les pauvres syndiqués avec des expressions auxquelles
ils ne comprennent goutte et dont l'interprétation alimente durant des mois et
des années, les disputes de leurs directeurs de conscience. C'est ainsi qu'on
leur parle de la « politisation des grèves » ou de la « radicalisation des
masses », quand ce n'est pas la « radicalisation des grèves » ou la « politisation
des masses ». Tout cela est aussi clair pour eux que les histoires de la
Colombe du Paraclet ou de l'Immaculée Conception. La seule Unité possible et
féconde ne pourra être que dans une véritable Internationale, celle de tous les
prolétaires de tous les pays et de tous les sexes, unis pour leur émancipation
intégrale et non pour la constitution d'un quatrième ou d'un cinquième Etat
aussi fourbe et aussi exploiteur que les autres. La première opération à faire
est de bannir des méthodes prolétariennes l'ouvriérisme actuel qui est la plus
épouvantable des pestes, pour lui substituer une action ouvrière inspirée de
ceux qui avaient compris, il y a soixante ans, que la révolution des bras ne
peut se faire sans celle des cerveaux et des coeurs, et que l'émancipation des
travailleurs ne peut se dissocier de l'Internationale du « genre humain »
dressée au-dessus de toutes les dictatures de races, de nations ou de classes.
- Edouard ROTHEN.
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