vendredi 19 mai 2023

Fragments d'un discours amoureux. De Roland Barthes

 2. Je suis pris dans un double discours, dont je ne peux sortir. D’un côté, je me dis : et si l’autre, par quelque disposition de sa propre structure, avait besoin de ma demande ? Ne serais-je pas justifié, alors, de m’abandonner à l’expression littérale, au dire lyrique de ma « passion » ? L’excès, la folie, ne sont-ils pas ma vérité, ma force ? Et si cette vérité, cette force, finissaient par impressionner ? Mais, d’un autre côté, je me dis : les signes de cette passion risquent d’étouffer l’autre. Ne faut-il pas alors, précisément parce que je l’aime, lui cacher combien je l’aime ? Je vois l’autre d’un double regard : tantôt je le vois comme objet, tantôt comme sujet ; j’hésite entre la tyrannie et l’oblation. Je me prends ainsi moi-même dans un chantage : si j’aime l’autre, je suis tenu de vouloir son bien ; mais je ne puis alors que me faire mal : piège : je suis condamné à être un saint ou un monstre : saint ne puis, monstre ne veux : donc, je tergiverse : je montre un peu ma passion.

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