Au point de vue anarchiste,
l'organisation communale peut être considérée sous deux aspects : soit au
lendemain d'une révolution où le prolétariat se serait affranchi, soit au sein
même de la société capitaliste. Il est certainement commode de se transporter,
par la pensée, au-delà du « grand soir » ; on peut alors faire table rase de
tous les impédiments qui nous entourent et édifier son projet d'une manière
consistante. Le besoin de l'action pour tout individu en bonne santé, se
réclamant de nos idées, devrait mettre partout chacun à l'ouvrage pour travailler
pourtant, dès maintenant, en dehors de l'Etat, à des solutions provisoires
peut-être, mais qui indiqueraient la direction à suivre.
Mais occupons-nous d'abord
d'une organisation future qui soit fidèle à nos principes. Prenons comme
exemple une petite ville ou un village, entre 200 et 1.000 habitants ; on y
trouvera les antithèses fondamentales : la culture et l'industrie, les
producteurs et les consommateurs, les urbains et les ruraux.
Voici quelques-uns des
points sur lesquels doit porter l'organisation : l'instruction à tous les
degrés et avec toutes les questions connexes qui s'y greffent ; l'hygiène,
depuis les premières nécessités : maternité, distribution d'eau et nettoyage
des rues, question des abattoirs, jusqu'aux questions plus complexes,
établissements de cure préventive, sanatoires, etc... Puis, l'assistance aux
vieillards et aux infirmes, la question du logement confortable pour chaque
famille, celle de la production agricole, celle de la distribution des
produits, chaque étude étant accompagnée de celle des ressources possibles.
Ceux qui voient l'utilité
d'une œuvre quelconque se réunissent, discutent, étudient les besoins et les
moyens d'y faire face, autrement dit la question financière (il est commode de
continuer à faire usage dans le langage courant du terme « argent », sans que
cela veuille impliquer la conservation d'un système monétaire ; évidemment, il
vaudrait mieux dire : sur le travail de qui on peut compter) ; souscription
entre les membres du groupe, appel à quelques personnalités de la communauté ou
à tous les habitants. Il y a à cet égard deux observations sur lesquelles il
semble que l'on doive se baser : que personne ne refuse jamais son concours à
une œuvre dont il sent la nécessité ou simplement l'utilité ; et, d'autre part,
que les secours aujourd'hui connus sous le nom de « subvention », « allocation
» sont tout bonnement pris sur l'argent que l'Etat nous a soutiré et sur lequel
il consent, par faveur spéciale, à nous faire une aumône après en avoir gardé
les 4/5 pour ses fins particulières. Autrement dit il ne faut compter que sur
soi-même. Ce n'est pas à dire que la solidarité générale ne puisse être
invoquée ; mais, en principe, chaque groupement doit se suffire à lui-même,
comme l'homme à luimême. C'est à ce seul prix que les individus peuvent
s'associer sans arrière-pensée, s'aider et travailler dans la mutualité des
services.
Restons dabord dans le
domaine de l'instruction primaire ; l'entretien des instituteurs, délégués par
leur syndicat, et celui des bâtiments d'école étant assurés, il y a à s'occuper
de quantités d'œuvres : bibliothèque scolaire, cinéma documentaire,
distribution des cahiers et des livres, amélioration du mobilier et des
appareils d'enseignement, soupe chaude aux enfants de la campagne, organisation
d'excursions, de jeux, de fêtes, de séjours à la mer ou à la montagne. Chacune
de ces activités peut faire le thème d'un groupe spécial, ou comité, ou
commission, comme on voudra.
Quand une décision aura été
prise, on choisira un des membres pour en assurer l'exécution, car si l'on doit
être aussi nombreux que possible lorsqu'il s'agit de suggérer des solutions, il
faut être en petit nombre pour agir ; même un seul homme est préférable. Le
meilleur anarchiste est celui qui sait obéir à l'occasion.
Une autre grosse question
est celle du travail de la terre. Si nous nous plaçons, par l'idée, après la
révolution, une des premières opérations libératrices sera la prise de
possession de la grande propriété par le prolétariat agricole qu'elle a créé.
Et peut-être, dans ce cas, l'évolution des syndicats de travailleurs
sera-t-elle assez poussée pour que, directement, on puisse passer, avec l'aide
des techniciens, à une culture en coopération, sans titulaire de propriété.
Mais en de très grands districts, la grande propriété n'existe plus, et le
paysan a pris la terre, suivant un espoir que nous chantions il y a cinquante
ans. Le paysan a pris la terre et il la travaille lui-même. Il y a, certes, des
lots trop petits pour que la famille puisse y trouver sa substance ; il y a des
lots trop grands pour que le propriétaire puisse le cultiver seul. Des
ajustements sont donc nécessaires, mais il ne semble pas qu'il y ait lieu
d'apporter de grandes modifications à cet état de choses.
Le principe étant que la
communauté devient propriétaire, l'amélioration doit plutôt porter sur
l'association des efforts et sur l'emploi de la machine que sur la dépossession
du titulaire actuel. Il ne s'agit plus de divisions périodiques des champs
entre les chefs de famaille, il s'agit de tirer le meilleur profit pour la
communauté de l'ensemble du territoire ; il s'agit que chaque famille soit bien
logée et que le confort pénètre peu à peu chez tous.
Les points principaux sur
lesquels peut porter l'effort des novateurs avec l'espoir d'ètre compris
seront, par exemple, les achats en commun, aujourd'hui bien pauvrement assurés
par les syndicats agricoles, la liaison avec des syndicats ouvriers pour la
fourniture de machines remboursables en produits du sol, la création de
multiples champs d'expérience, et surtout l'assurance contre les intempéries.
Chacune de ces activités nécessite des études sérieuses et introduit la grave
question des rapports utiles entre la grande ville et la campagne.
Même, si l'anarchiste
habitant la campagne ne trouve pas matière à agir immédiatement dans son
milieu, il doit étudier très attentivement les conditions locales et savoir
quelles solutions il proposerait quand le moment sera venu de passer à
l'action, de façon à être capable de juguler les ordres issus de la Capitale.
Si l'initiative jouait son rôle dans les villes de province et aux champs, les
gens de la « Dictature du Prolétariat » s'agiteraient en vain dans leur
fauteuil après avoir chaussé les pantoufles des gouvernants bourgeois. En
particulier, il faudrait que l'on sût exactement dans chaque commune quels sont
les cultivateurs réels du sol, propriétaires légaux ou non ; ce sont ceux-là
auxquels la commune de demain confiera la production en écartant ceux qui
vivent du travail des autres.
On peut critiquer la «
délégation de pouvoir », penser qu'il y a gradation insensible du choix d'un
délégué à la nomination de députés. Sans doute, mais l'anarchiste est justement
là pour empêcher que l'on passe de l'un à l'autre. Puis il y a tout de même une
différence capitale : d'une part un but précis et étroit, limité à l'exécution
d'une tâche, de l'autre mandat général de longue durée. Charger quiconque
d'organiser une fête, d'acheter et d'installer une machine, de surveiller
l'alimentation à midi des enfants de la campagne qui viennent à l'école, ce
sont là des opérations logiques et intelligentes. A nous d'agir pour que cela
ne tourne pas en une fonction pernicieuse pour mandants et mandatés.
Tout ce que nous avons dit
jusqu'ici n'est, après tout, que pour la satisfaction de l'étroit égoïsme
local. Mais il y a bien d'autres problèmes qui se présentent et vers la
solution desquels on doit alerter les initiatives. Il ne s'agit pas seulement
que chacun chez soi, c'est-à-dire chaque village pour lui seul, fasse des
améliorations, il faut encore que les plus favorisés dans un ordre quelconque
aident les moins favorisés ; que la bourgade se rende compte des besoins des
villages et hameaux des alentours. En d'autres termes chaque centre doit agir
en arbitre autour de lui. Et de nouveau cela donnera lieu à des groupes
recherchant par quel moyen on pourra répondre à telle demande : enfants qui
habitent trop loin d'une école, territoire sans chemin d'exploitation, lutte
contre un personnage autoritaire qui maintient une communauté sous sa coupe.
Mais ce n'est pas tout ; en
dehors du territoire de notre petite ville et des villages voisins, de notre
canton pour parler le langage actuel, il y a une immensité de questions à
traiter. D'abord dans le domaine de l'instruction, les écoles d'apprentissage
de tous les métiers par lesquelles doit être réalisée l'éducation intégrale
dont nous parlons volontiers, les écoles spéciales où nos jeunes gens des deux
sexes deviendront des hommes faits. Ensuite, il faut s'occuper des grands
établissements : musées, bibliothèques, laboratoires, observatoires, et il y a
à considérer les besoins des recherches dans le monde entier et non pas
seulement de celles qui sont faites dans le territoire que nous appelons
patrie.
Toutes ces activités
demandent notre coopération, jusque dans les plus petits hameaux du globe, nous
amènent à parler du « budget ». Pour le moment, ce mot couvre beaucoup de
turpitudes, mais à aller au fond des choses, chaque communauté doit donner son
obole à ce qui se passe d'utile en dehors de son sein. Oublions l'Etat actuel
et ses impôts, mais contribuons aux dépenses utiles d'ordre général. Dans l'instruction,
si notre petit groupement assure l'instruction primaire et que cela coûte à
chaque habitant cent francs par tête (ou cinq cents par foyer), ajoutons-y
moitié autant pour amener nos jeunes gens à l'âge d'un producteur. Si le
travail des routes locales nous coûte une somme analogue, ajoutons-y moitié
autant ou plus, pour les voies de grande communication, pour les ports, pour
les circuits de force motrice, pour les expériences sérieuses de captation de
la force motrice des marées, etc. Contribution volontaire analogue pour les
services de l'hygiène.
Ainsi, la force des choses
nous amène à un « impôt » volontaire pour des œuvres dont nous reconnaissons
l'utilité, même la nécessité. Sur quelles bases l'établir ? Il n'y en a que
deux qui soient simples et sans ambiguïté : la superficie territoriale, le
nombre d'individus majeurs et capables de travail. Il y a cinquante ans, on
s'est beaucoup occupé de l'impôt unique qui n'était pas si bête que cela peut
paraître aux yeux d'anarchistes ; il consiste, en somme, à faire payer l'impôt
à la source même de notre subsistance ; 50 millions d'hectares à 500 francs,
cela fait 25 milliards ; 25 millions d'individus entre 20 et 60 ans, à mille
francs par tête, cela fait enrore 25 milliards. Sans insister en aucune façon
sur aucun des chiffres cidessus, ni sur quantité de détails qui auraient leur
importance, ne nous laissons pas leurrer et imaginer que la dislocation de
l'Etat entraînerait la suppression de toute dépense d'ordre général.
Pour en revenir à l'organisation
communale, je dirai que certains rouages lui sont essentiels, rouages dont le
personnel est aujourd'hui parfaitement syndiqué : instituteurs, médecins,
cheminots, postiers, cantonniers. Il lui faut aussi un comptable, non pour
établir le doit et avoir, mais pour se rendre un compte clair de la direction
des activités. Les commerçants trouveront à s'occuper dans le rôle qu'ils
connaissent bien, au service de la communauté dorénavant et non plus pour
s'enrichir à son détriment. Les rentiers rentreront dans la masse des
travailleurs s'ils le peuvent et, s'ils sont âgès, bénéficieront des conditions
que la communauté fait à ses membres actifs, retraite de vieillesse, secours de
maladie, etc.
Il y a une question plus
grave que celle de l'utilisation des bourgeois de notre société actuelle. Il y
a des fainéants même parmi les pauvres, donc des parasites. Mais notre
conception d'une société meilleure n'est pas celle d'une caserne où la soupe sera
distribuée à ceux-là seuls qui auront accompli leur journée de travail. Nous
disons : l'homme normal a besoin d'exercer ses muscles et son intelligence ; la
machine permet maintenant, en général, d'alléger un travail trop pénible. Nous
n'avons donc aucune crainte que la production vienne à manquer d'ouvriers.
Qu'il y ait des fatigués de la coercition actuelle et qu'ils veuillent se
reposer le jour où ils en verront la possibilité, rien que de très naturel ;
qu'il y ait des anormaux, fatigués avant d'avoir mis la main au boulot, ce
n'est pas à nier. Il y a surtout autre chose ; des rêveurs, des artistes si
l'on veut, poètes ou peintres, sculpteurs ou musiciens, artisans recherchant
plutôt la beauté du travail que sa quantité, et c'est tant mieux. Appelez-les
des parasites au point de vue platement utilitaire, mais réjouissons-nous de
les avoir autour de nous. Sans doute, ils ne s'en trouveraient pas plus mal
s'ils coopéraient quelques heures par jour à la satisfaction des besoins
généraux, mais c'est là un détail. La communauté aura toujours avantage à
adopter les pratiques de bienveillance et à n'accepter que les concours qui
s'offrent de bon cœur.
Et voici notre tableau d'une
organisation communale au lendemain de la révolution :
Des commissions ayant chacune
un but précis à remplir et recueillant les ressources nécessaires. Membres
élus, choisis, adoptés, à court terme ; l'un d'eux, agent exécuteur,
responsable.
Des commissions pour les
besoins égoïstes de la localité, des commissions pour l'arbitrage entre les
villages et hameaux du canton ; des commissions s'occupant des relations
extérieures, c'est-à-dire envoyant des délégués auprès des comités d'arbitrage
des grands districts, région ou nation.
Des commissions pour
l'instruction, pour l'approvisionnement, pour la distribution, pour le
logement, pour l'hygiène, pour l'agriculture, pour l'industrie, etc., etc. -
que sais-je encore ? En multipliant chacune de ces activités par trois, comme
il vient d'être dit, cela donne une vie communale assez active. –
Paul RECLUS
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