vendredi 5 mai 2023

ORGANISATION (COMMUNALE) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Au point de vue anarchiste, l'organisation communale peut être considérée sous deux aspects : soit au lendemain d'une révolution où le prolétariat se serait affranchi, soit au sein même de la société capitaliste. Il est certainement commode de se transporter, par la pensée, au-delà du « grand soir » ; on peut alors faire table rase de tous les impédiments qui nous entourent et édifier son projet d'une manière consistante. Le besoin de l'action pour tout individu en bonne santé, se réclamant de nos idées, devrait mettre partout chacun à l'ouvrage pour travailler pourtant, dès maintenant, en dehors de l'Etat, à des solutions provisoires peut-être, mais qui indiqueraient la direction à suivre.

Mais occupons-nous d'abord d'une organisation future qui soit fidèle à nos principes. Prenons comme exemple une petite ville ou un village, entre 200 et 1.000 habitants ; on y trouvera les antithèses fondamentales : la culture et l'industrie, les producteurs et les consommateurs, les urbains et les ruraux.

Voici quelques-uns des points sur lesquels doit porter l'organisation : l'instruction à tous les degrés et avec toutes les questions connexes qui s'y greffent ; l'hygiène, depuis les premières nécessités : maternité, distribution d'eau et nettoyage des rues, question des abattoirs, jusqu'aux questions plus complexes, établissements de cure préventive, sanatoires, etc... Puis, l'assistance aux vieillards et aux infirmes, la question du logement confortable pour chaque famille, celle de la production agricole, celle de la distribution des produits, chaque étude étant accompagnée de celle des ressources possibles.

Ceux qui voient l'utilité d'une œuvre quelconque se réunissent, discutent, étudient les besoins et les moyens d'y faire face, autrement dit la question financière (il est commode de continuer à faire usage dans le langage courant du terme « argent », sans que cela veuille impliquer la conservation d'un système monétaire ; évidemment, il vaudrait mieux dire : sur le travail de qui on peut compter) ; souscription entre les membres du groupe, appel à quelques personnalités de la communauté ou à tous les habitants. Il y a à cet égard deux observations sur lesquelles il semble que l'on doive se baser : que personne ne refuse jamais son concours à une œuvre dont il sent la nécessité ou simplement l'utilité ; et, d'autre part, que les secours aujourd'hui connus sous le nom de « subvention », « allocation » sont tout bonnement pris sur l'argent que l'Etat nous a soutiré et sur lequel il consent, par faveur spéciale, à nous faire une aumône après en avoir gardé les 4/5 pour ses fins particulières. Autrement dit il ne faut compter que sur soi-même. Ce n'est pas à dire que la solidarité générale ne puisse être invoquée ; mais, en principe, chaque groupement doit se suffire à lui-même, comme l'homme à luimême. C'est à ce seul prix que les individus peuvent s'associer sans arrière-pensée, s'aider et travailler dans la mutualité des services.

Restons dabord dans le domaine de l'instruction primaire ; l'entretien des instituteurs, délégués par leur syndicat, et celui des bâtiments d'école étant assurés, il y a à s'occuper de quantités d'œuvres : bibliothèque scolaire, cinéma documentaire, distribution des cahiers et des livres, amélioration du mobilier et des appareils d'enseignement, soupe chaude aux enfants de la campagne, organisation d'excursions, de jeux, de fêtes, de séjours à la mer ou à la montagne. Chacune de ces activités peut faire le thème d'un groupe spécial, ou comité, ou commission, comme on voudra.

Quand une décision aura été prise, on choisira un des membres pour en assurer l'exécution, car si l'on doit être aussi nombreux que possible lorsqu'il s'agit de suggérer des solutions, il faut être en petit nombre pour agir ; même un seul homme est préférable. Le meilleur anarchiste est celui qui sait obéir à l'occasion.

Une autre grosse question est celle du travail de la terre. Si nous nous plaçons, par l'idée, après la révolution, une des premières opérations libératrices sera la prise de possession de la grande propriété par le prolétariat agricole qu'elle a créé. Et peut-être, dans ce cas, l'évolution des syndicats de travailleurs sera-t-elle assez poussée pour que, directement, on puisse passer, avec l'aide des techniciens, à une culture en coopération, sans titulaire de propriété. Mais en de très grands districts, la grande propriété n'existe plus, et le paysan a pris la terre, suivant un espoir que nous chantions il y a cinquante ans. Le paysan a pris la terre et il la travaille lui-même. Il y a, certes, des lots trop petits pour que la famille puisse y trouver sa substance ; il y a des lots trop grands pour que le propriétaire puisse le cultiver seul. Des ajustements sont donc nécessaires, mais il ne semble pas qu'il y ait lieu d'apporter de grandes modifications à cet état de choses.

Le principe étant que la communauté devient propriétaire, l'amélioration doit plutôt porter sur l'association des efforts et sur l'emploi de la machine que sur la dépossession du titulaire actuel. Il ne s'agit plus de divisions périodiques des champs entre les chefs de famaille, il s'agit de tirer le meilleur profit pour la communauté de l'ensemble du territoire ; il s'agit que chaque famille soit bien logée et que le confort pénètre peu à peu chez tous.

Les points principaux sur lesquels peut porter l'effort des novateurs avec l'espoir d'ètre compris seront, par exemple, les achats en commun, aujourd'hui bien pauvrement assurés par les syndicats agricoles, la liaison avec des syndicats ouvriers pour la fourniture de machines remboursables en produits du sol, la création de multiples champs d'expérience, et surtout l'assurance contre les intempéries. Chacune de ces activités nécessite des études sérieuses et introduit la grave question des rapports utiles entre la grande ville et la campagne.

Même, si l'anarchiste habitant la campagne ne trouve pas matière à agir immédiatement dans son milieu, il doit étudier très attentivement les conditions locales et savoir quelles solutions il proposerait quand le moment sera venu de passer à l'action, de façon à être capable de juguler les ordres issus de la Capitale. Si l'initiative jouait son rôle dans les villes de province et aux champs, les gens de la « Dictature du Prolétariat » s'agiteraient en vain dans leur fauteuil après avoir chaussé les pantoufles des gouvernants bourgeois. En particulier, il faudrait que l'on sût exactement dans chaque commune quels sont les cultivateurs réels du sol, propriétaires légaux ou non ; ce sont ceux-là auxquels la commune de demain confiera la production en écartant ceux qui vivent du travail des autres.

On peut critiquer la « délégation de pouvoir », penser qu'il y a gradation insensible du choix d'un délégué à la nomination de députés. Sans doute, mais l'anarchiste est justement là pour empêcher que l'on passe de l'un à l'autre. Puis il y a tout de même une différence capitale : d'une part un but précis et étroit, limité à l'exécution d'une tâche, de l'autre mandat général de longue durée. Charger quiconque d'organiser une fête, d'acheter et d'installer une machine, de surveiller l'alimentation à midi des enfants de la campagne qui viennent à l'école, ce sont là des opérations logiques et intelligentes. A nous d'agir pour que cela ne tourne pas en une fonction pernicieuse pour mandants et mandatés.

Tout ce que nous avons dit jusqu'ici n'est, après tout, que pour la satisfaction de l'étroit égoïsme local. Mais il y a bien d'autres problèmes qui se présentent et vers la solution desquels on doit alerter les initiatives. Il ne s'agit pas seulement que chacun chez soi, c'est-à-dire chaque village pour lui seul, fasse des améliorations, il faut encore que les plus favorisés dans un ordre quelconque aident les moins favorisés ; que la bourgade se rende compte des besoins des villages et hameaux des alentours. En d'autres termes chaque centre doit agir en arbitre autour de lui. Et de nouveau cela donnera lieu à des groupes recherchant par quel moyen on pourra répondre à telle demande : enfants qui habitent trop loin d'une école, territoire sans chemin d'exploitation, lutte contre un personnage autoritaire qui maintient une communauté sous sa coupe.

Mais ce n'est pas tout ; en dehors du territoire de notre petite ville et des villages voisins, de notre canton pour parler le langage actuel, il y a une immensité de questions à traiter. D'abord dans le domaine de l'instruction, les écoles d'apprentissage de tous les métiers par lesquelles doit être réalisée l'éducation intégrale dont nous parlons volontiers, les écoles spéciales où nos jeunes gens des deux sexes deviendront des hommes faits. Ensuite, il faut s'occuper des grands établissements : musées, bibliothèques, laboratoires, observatoires, et il y a à considérer les besoins des recherches dans le monde entier et non pas seulement de celles qui sont faites dans le territoire que nous appelons patrie.

Toutes ces activités demandent notre coopération, jusque dans les plus petits hameaux du globe, nous amènent à parler du « budget ». Pour le moment, ce mot couvre beaucoup de turpitudes, mais à aller au fond des choses, chaque communauté doit donner son obole à ce qui se passe d'utile en dehors de son sein. Oublions l'Etat actuel et ses impôts, mais contribuons aux dépenses utiles d'ordre général. Dans l'instruction, si notre petit groupement assure l'instruction primaire et que cela coûte à chaque habitant cent francs par tête (ou cinq cents par foyer), ajoutons-y moitié autant pour amener nos jeunes gens à l'âge d'un producteur. Si le travail des routes locales nous coûte une somme analogue, ajoutons-y moitié autant ou plus, pour les voies de grande communication, pour les ports, pour les circuits de force motrice, pour les expériences sérieuses de captation de la force motrice des marées, etc. Contribution volontaire analogue pour les services de l'hygiène.

Ainsi, la force des choses nous amène à un « impôt » volontaire pour des œuvres dont nous reconnaissons l'utilité, même la nécessité. Sur quelles bases l'établir ? Il n'y en a que deux qui soient simples et sans ambiguïté : la superficie territoriale, le nombre d'individus majeurs et capables de travail. Il y a cinquante ans, on s'est beaucoup occupé de l'impôt unique qui n'était pas si bête que cela peut paraître aux yeux d'anarchistes ; il consiste, en somme, à faire payer l'impôt à la source même de notre subsistance ; 50 millions d'hectares à 500 francs, cela fait 25 milliards ; 25 millions d'individus entre 20 et 60 ans, à mille francs par tête, cela fait enrore 25 milliards. Sans insister en aucune façon sur aucun des chiffres cidessus, ni sur quantité de détails qui auraient leur importance, ne nous laissons pas leurrer et imaginer que la dislocation de l'Etat entraînerait la suppression de toute dépense d'ordre général.

Pour en revenir à l'organisation communale, je dirai que certains rouages lui sont essentiels, rouages dont le personnel est aujourd'hui parfaitement syndiqué : instituteurs, médecins, cheminots, postiers, cantonniers. Il lui faut aussi un comptable, non pour établir le doit et avoir, mais pour se rendre un compte clair de la direction des activités. Les commerçants trouveront à s'occuper dans le rôle qu'ils connaissent bien, au service de la communauté dorénavant et non plus pour s'enrichir à son détriment. Les rentiers rentreront dans la masse des travailleurs s'ils le peuvent et, s'ils sont âgès, bénéficieront des conditions que la communauté fait à ses membres actifs, retraite de vieillesse, secours de maladie, etc.

Il y a une question plus grave que celle de l'utilisation des bourgeois de notre société actuelle. Il y a des fainéants même parmi les pauvres, donc des parasites. Mais notre conception d'une société meilleure n'est pas celle d'une caserne où la soupe sera distribuée à ceux-là seuls qui auront accompli leur journée de travail. Nous disons : l'homme normal a besoin d'exercer ses muscles et son intelligence ; la machine permet maintenant, en général, d'alléger un travail trop pénible. Nous n'avons donc aucune crainte que la production vienne à manquer d'ouvriers. Qu'il y ait des fatigués de la coercition actuelle et qu'ils veuillent se reposer le jour où ils en verront la possibilité, rien que de très naturel ; qu'il y ait des anormaux, fatigués avant d'avoir mis la main au boulot, ce n'est pas à nier. Il y a surtout autre chose ; des rêveurs, des artistes si l'on veut, poètes ou peintres, sculpteurs ou musiciens, artisans recherchant plutôt la beauté du travail que sa quantité, et c'est tant mieux. Appelez-les des parasites au point de vue platement utilitaire, mais réjouissons-nous de les avoir autour de nous. Sans doute, ils ne s'en trouveraient pas plus mal s'ils coopéraient quelques heures par jour à la satisfaction des besoins généraux, mais c'est là un détail. La communauté aura toujours avantage à adopter les pratiques de bienveillance et à n'accepter que les concours qui s'offrent de bon cœur.

Et voici notre tableau d'une organisation communale au lendemain de la révolution :

Des commissions ayant chacune un but précis à remplir et recueillant les ressources nécessaires. Membres élus, choisis, adoptés, à court terme ; l'un d'eux, agent exécuteur, responsable.

Des commissions pour les besoins égoïstes de la localité, des commissions pour l'arbitrage entre les villages et hameaux du canton ; des commissions s'occupant des relations extérieures, c'est-à-dire envoyant des délégués auprès des comités d'arbitrage des grands districts, région ou nation.

Des commissions pour l'instruction, pour l'approvisionnement, pour la distribution, pour le logement, pour l'hygiène, pour l'agriculture, pour l'industrie, etc., etc. - que sais-je encore ? En multipliant chacune de ces activités par trois, comme il vient d'être dit, cela donne une vie communale assez active. –

Paul RECLUS

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