"J’ai trop de désir pour qu’il y ait place en moi pour la rancœur. Je voudrais parler avec ma gorge depuis que ma bouche est usée, mais comment y faire descendre la langue ? Je devine dans son acharnement une protestation contre ma propre fatigue, contre tout ce qui me vieillit. Je ne serai jamais lasse d’être. Je dis « être » plutôt que « vivre » parce que j’ai peur de baigner ce mot dans ma salive, peur qu’une ombre aux aguets derrière mes dents ne se jette dessus pour le briser. Je trébuche à l’avant d’une pensée qui ne suit pas, qui se refuse, qui pourrait tout changer. Je l’ai souvent sentie venir et me pousser. Je tends l’oreille à une sorte de suintement sonore dont les gouttes, une à une rassemblées, pourraient me dire ce je-ne-sais-quoi dont j’espère tout. Je crois même, au fur et à mesure que je me tourne vers cette bouche obscure, que je n’ai tant proféré les mots des autres que pour laisser la place libre à une parole qui sauterait sur mes lèvres à l’improviste, et pour cela devrait les trouver libres de toute parole mienne. J’en attendais le message ancestral égaré dans l’infinie décharge parolière qui s’entasse au fond de chaque humain. Je dis sans doute à tort « message » car j’imagine plutôt une empreinte laissée dans la masse sonore. Je pense aux mains sur les parois des vieilles grottes et, cette image en tête, j’imagine dans le fond du fond de l’arrière-pays du ventre un dépôt comparable d’empreintes de langues. Je voudrais entendre ces langues qui ont parlé bien avant l’histoire du langage, les écouter proférer ce que personne encore n’a eu la patience d’attendre. J’espère de leur goutte-à-goutte ce qu’espère l’assoiffé dans le désert des quelques perles de rosée laissées par la nuit à l’unique tige poussiéreuse. Je me demande parfois si la douleur qui grignote mon ventre ne vient pas de l’effort d’une bouche naissante en train de percer là dans le fleurissement de sa petite nature. J’aimerais me reprendre depuis le début. Je veillerais cette fois à rester ferme, à me construire un corps muni partout d’oreilles attentives. Je serais comédienne avec parcimonie. Je me regarderais venir depuis le fond de ma gorge. J’en ferais autant avec la peau de mes yeux. J’éviterais la nuit et ses cavernes qui font sonner le creux autour du cœur. Je boirais tous les matins une dose de petite lumière afin d’avoir un éclat régulier dans le regard. J’aurais des organes sans crasse ni humeurs. Je me demande pourquoi mes rêves n’ont semé que le désespoir de l’irréalisable alors qu’ils sont faits pour le chasser de la tête. Je me souviens d’Ophélie faisant la planche sur la salive d’une bouche monstrueuse : c’est ainsi que me voyait Fellini dans un film qui aurait Shakespeare, non pas comme référence, mais comme horizon. Je lui demande : Que veux-tu dire avec cet horizon ? J’entends claquer sa réponse : Je veux avoir le premier mot, car mon présent est plus fort que tout le passé, et mon film par conséquent plus fort que tout ce qui n’était pas encore lui ! Je le regarde : il rit de tous ses yeux. Je comprends qu’il est sans prétention, qu’il est seulement penché sur l’évidence absolue du présent : le sien, le mien. J’ai le vertige. J’ai cet abîme en moi, qui est tout le passé. Je lui dis : je voudrais entendre les voix qui sont tout au fond les fossiles de la parole ancienne. Je vois remuer ses lèvres : Ophélie, fait-il, nagera sur l’écume du passé. Je devine alors ce que représente la grande bouche monstrueuse tandis qu’elle se referme dans ma poitrine. Je raconte toute l’affaire à Pier Paolo, qui me considère en silence puis murmure : Il faut inventer de nouvelles paupières ! Je dis : Toi, tu pourrais représenter cela dans la simplicité première. Je le vois sourire : Le bâton des mendiants, dit-il, est la meilleure défense des Œdipe contre les Sphinx. Je ne sais pas ce que tu veux dire, dis-je, et je sens que mon visage grimace. Je lis dans ses yeux qu’il n’aime pas ça : Nous sommes pleins, dit-il, de fantômes qui veulent s’épaissir de la chair de la lumière en venant la boire derrière nos yeux. J’aimerais mieux, dis-je, que tu cesses de parler par images. J’ai honte aussitôt de ce reproche, qui pourrait signifier que je n’aime pas ses films. Je balbutie : Tes fantômes ont besoin de gens comme moi pour sortir dans le jour… Je voudrais en dire plus, mais je ne trouve pas la suite. Je le vois qui se penche, qui ramasse une pierre, qui me sourit d’en bas, qui se relève, qui tout à coup lance la pierre contre une vitre où brille un éclat de soleil, qui prend ma main, qui m’entraîne en criant : Viens vite, on va nous prendre pour les voyous que nous ne sommes plus ! Je n’oublierai jamais notre course jusqu’au bout du souffle, ni la douceur de la terre à cet instant, ni l’étendue infinie du présent sous nos pas accordés. Je sais alors que Pier Paolo est à jamais un gamin qui ne pourra pas vieillir. Je serre sa main très fort, je voudrais que nous courions plus vite que son destin. Je suis dans cet instant comme dans le regard de la rue indienne : il n’y a plus de séparation, il n’y a que la limpidité de l’air et cette souplesse angélique qui nous porte. Je quitte ce moment par la porte de l’oubli. J’y reviens trop tard par un retroussement qui fait remonter le voile du temps, non pas vers le sexe de la mémoire, mais vers ma gorge. J’aimerais qu’il reste là soulevé afin qu’il me soit permis de mesurer l’énergie de ma détresse en manœuvrant le nœud coulant que l’avenir serre autour du passé. Je ne savais rien, et cependant je savais tout comme la pythie énonce un savoir qu’elle ne sait pas. Je suis écœurée de la vie puisque chaque jour est un jour en moins. Je l’ai dit un soir à cette Américaine, qui avait de si gros seins qu’elle faisait bander Federico en les posant devant lui sur la table – sauf que Federico ne bandait que mentalement. Je l’ai dit et elle a éclaté de rire en m’assurant : Ce n’est pas vrai pour moi : mon cœur est si fragile que chaque jour est un jour en plus. Je ne l’ai pas vue morte. J’imagine qu’il a fallu ajouter un étage au cercueil pour y loger ses deux collines de lait. J’ai reproché à Federico de ne pas avoir payé ce supplément. Je n’aime pas les morts : l’immobilité leur donne une obstination stupide. Je me souviens d’avoir attendu que ma mère se décide à bouger. Je lui soufflais des : Viens, viens, viens ! pour l’encourager. J’ai entendu soudain dans ma voix la voix d’un amant qui s’excitait en répétant ce mot, et la honte m’a fait rougir. J’étais seule avec la morte. J’attendais que montent d’elle de petites flammes bleues. J’avais lu que les cadavres lâchent des jets d’azote, qui font des feux follets. J’espérais leur flambée, et cela me distrayait de l’immobilité détestable. Je n’ai pas vu la dépouille de Pier Paolo. J’ai décidé que, plus âgée que lui, je n’avais pas le droit d’aller promener ma durée devant sa jeunesse. J’ai médité dans mon coin sur la fatalité. J’en ai conclu que c’est un sujet de théâtre. Je suis donc remontée sur la scène pour crier la trahison, la violence et l’amour. J’ai revu Roberto quand il s’est débarrassé de sa Suédoise : Tu ne changes pas, m’a-t-il dit. J’ai pensé qu’il ne me regardait pas, qu’il regardait seulement l’image vomie sur moi par ses yeux. J’avais pu constater que son talent n’avait pas vieilli, mais il avait, lui, vieilli pour deux. Je lui ai demandé s’il était heureux, et il m’a répondu : Je t’emmerde aujourd’hui et à jamais, dans les siècles des siècles… J’ai ri avec ma gorge : Tu as pris du caractère, j’ai dit, mais tu manqueras toujours d’à-propos. Je souhaite vraiment que tu saches vivre dans le présent comme tu le fais si bien dans tes films. J’ai senti qu’il entrait dans l’écoute parce qu’une bulle de silence s’était formée autour de son visage. J’ai dit : Je t’en ai voulu d’avoir fait de moi celle que je parais être. Je ne t’en veux plus. J’étais capable d’être celle-là, j’aurais donc fini par la devenir un jour ou l’autre. Je suis aussi passionnée dans la vie que sur la scène, la passion n’est vivable qu’au théâtre. J’ai vu remuer ses lèvres, et qu’il hésitait : Tu es une tueuse d’amour, a-t-il fini par dire. Je le sais, j’ai dit, je n’ai pas un tempérament suédois ! Je n’aurais pas dû lui jeter ce reste de jalousie. Je me suis aperçue, pendant que Roberto me tournait le dos et s’en allait, que j’avais encore au cœur un peu de cette ordure. J’ai failli crier à Roberto : Reviens, je n’ai voulu blesser que moi-même parce que ta vue égratignait la vieille plaie. Je me suis rappelé sa susceptibilité, les explications interminables qui ne changent rien. Je venais de tirer le dernier pus de la blessure. J’ai senti se lever le vent, et il passait doucement sur ma mémoire. Je me suis souvenue d’une image – peut-être avait-elle glissé de mes lèvres autrefois sur quelque scène – qui comparait les larmes et la rosée. J’en ai recueilli la fraîcheur en pensant que les souvenirs sont les nuages d’un espace intérieur, qui n’est pas céleste, mais comment désigner la qualité de ce qui possède une voûte et cependant reste sans fond ? Je suis entrée dans cet espace, et j’y étais bien à regarder passer là-haut les ombres de ma vie. Je me suis demandé si jouer, ce n’était pas pousser ces ombres-là sous le vrai ciel afin qu’elles y prennent des formes plus générales, et donc lisibles par chacun. Je crains quelque complaisance dans une façon de voir, qui adoucit les ombres durables pour en faire des nuages éphémères et passants. Je pense à toutes les douleurs qui deviennent de la buée par la grâce d’une expression bien ajustée, et ce sont pourtant des monstres aux gueules saignantes de notre propre sang. J’ai cru que mes excès – pardon, mon caractère excessif – me partageaient entre des sensations ordinaires et une violence qui tirait d’elles des effets démesurés. Je veux dire que j’ai cru pouvoir mettre mon intimité à l’abri derrière mon personnage, comme s’il était possible d’être double sans être déchirée. J’entends Pier Paolo : Aucune différence, dit-il, entre ma tête et ma main, je me verse entièrement de l’une dans l’autre. Je lui demande : Est-ce que tu verses aussi ton regard entièrement dans tes images ? Je l’entends qui me répond sans hésitation : Je ne fais l’expérience d’une forme de vie qu’afin de l’exprimer. Je suis blessée par cette réponse. Je me demande pourquoi. Je dis : Et moi, je suis vouée à reprendre ton expression en me contentant de ton expérience, n’est-ce pas ? Je dois me contenter de tes restes, et même de rechier ta merde. Je ne voulais pas être aussi crue. Je ne trouve cependant aucune raison de me reprendre, d’ailleurs ce qui est dit est dit. Je le vois qui s’assombrit et qui hésite avant de murmurer : Je crois que j’expérimente seulement le fait de vivre, et que l’expression que je lui donne est une sorte de proposition historique que tu peux faire tienne ou pas, selon qu’elle te convient – ou plutôt selon qu’elle correspond à ta propre expérience ou bien qu’elle te demeure étrangère. Je vois que tu es un tyran modeste, dis-je, et que tu me laisses la liberté du ton mais pas des termes. J’ai lâché cela sans réfléchir, et lui a enchaîné si vite que j’ai failli manquer sa réplique : J’ai parfois vu ressusciter le soleil, a-t-il dit, et comme je ne m’y attendais pas, il m’a aveuglé, c’est cela que tu joues à merveille : l’instant où la surprise poignarde le cœur ou les yeux. J’aime Pier Paolo : il ne cherche jamais à se tirer d’affaire parce qu’il se tient à la bonne distance de lui-même, ce qui le rend clair et attentif. Je me sens au contraire toujours prise dans quelque débarras où mes jours s’empilent comme de vieux meubles. Je l’entends ajouter : L’idée de soi n’a pas de raison : quand elle s’exprime, elle détruit la réalité parce qu’il lui faut à toute force la dévorer, mais l’ayant fait elle devient souveraine… Je vois l’ombre des lunettes sous l’œil, les trois rides sur le front, la ride verticale à droite de la bouche. Je vois les cheveux rejetés en arrière, l’ondulation – dans ma jeunesse on disait le « cran », dans la sienne aussi. Je l’entends qui continue : Je ne suis moi-même qu’un simple porte-voix, mais qui a conscience de son rôle, si bien que je n’ai jamais pu être cynique. Je me dis que je ressemble à ce qu’il vient de dire, et qu’il est un barbare, et moi également, et que nous sommes butés, lui derrière son front barré par le destin, moi derrière mon sourire pour photographes. Je n’ai pas assez d’âme, dis-je, et tu ne peux pas me prêter tes ailes. Je ne sais pas ce qui a suivi, mais sans doute m’a-t-il parlé de l’enfer qui, disait-il, est un rêve de poète alors que les charniers, les chambres à gaz et les camps de concentration sont la réalisation d’un poème capitaliste. J’imagine son cadavre traîné dans la boue et dans la fraîche lumière du petit matin : le vent joue dans sa chevelure. Je crois que la boue et la lumière sont inséparables du pouvoir. Je le dis pour avoir parfois senti souffler le destin, et surtout pour avoir vu autour des yeux de Pier Paolo, non pas l’ombre des lunettes, mais la poussière de ses propres cendres. Je n’avais pas su les voir : c’est à présent ma mémoire qui les distingue, et je me dis que toutes les images sont faites de poussière, si bien qu’on peut la confondre avec les cendres. Je sais qu’il n’y a rien d’autre au monde, et que les images sont la juste représentation de la fumée universelle. Je me souviens de ma terreur à la lecture du martyre de je ne sais quel saint : les bourreaux décalottaient son crâne et versaient sur le cerveau palpitant une poignée de cendres chaudes. Je me demandais comment les cendres se mêlent à la pensée du mourant pour former la vapeur de sa dernière prière. J’aurais dû décrire cette scène à Pier Paolo plutôt qu’à Fellini qui, tout de suite, a voulu en faire une bouffonnerie dans les souterrains de sa Roma. Je suis sûre que Pier Paolo aurait tiré de ce fantasme une espèce de rose, alors que l’autre ne délirait qu’entre la graisse et la fange. Je me sentais prise aux seins et aux fesses par sa langue, dont je craignais les enveloppements et les subites moqueries. Je crois qu’il n’est rien de plus redoutable que les acteurs de leur propre vie : ils vous engagent dans des jeux labyrinthiques, et vous avez beau en courir les couloirs, il n’y a pas d’autre issue que leur bouche venimeuse. J’ail’impression d’avoir mordu à je ne sais quel hameçon appâté d’amour mais mortel. Je l’entends me parler d’une reine nocturne, et c’est moi, la Diane entourée de bêtes humaines qui fredonnent des chansons de chiens. Je me vois me lever, prendre mon arc, poser ma flèche sur la corde, tendre toute la machine tueuse… Je ne sais plus quel était ce rôle promis. J’ai seulement marché pour lui dans une rue, poussé une porte et hop : Bonne nuit ! Je voulais autre chose. Je voulais être Juliette disant à Roméo : Ton nom seul est mon ennemi… J’en ai rêvé, sauf que, dans ma propre vie, c’était mon nom l’ennemi et moi qui étais en moi-même le Capulet de mon propre Montaigu. J’aurais voulu jouer ce combat au lieu d’être la femme qui rentre chez soi et claque la porte sur sa belle solitude. J’aurais pu, peut-être, à la fin reprendre les mots de Roméo : Ne m’appelle plus qu’Amour et je serai rebaptisé… J’en suis venue à penser que le seul bonheur est de s’aimer soi-même : il m’a été refusé par quelque complexion formée dans mon enfance. J’observe, ayant vieilli, que l’humeur qui devrait nous tuer – je veux dire nous pousser vers la mort – fait souvent le contraire et devient une source d’énergie. J’ai cependant beaucoup moins de consistance que n’importe lequel de mes personnages. Je leur dois, il est vrai, d’en être devenu un et, grâce à eux, d’avoir revêtu une peau de serpent qui me va assez bien. J’ai quelque chose à vous dire, une chose que je ne vous ai jamais dite… J’avais en disant cela une voix qui promettait l’orage, et je me chargeais de noirceur pour mieux gronder. Je me vois marcher vers le bord : suis-je Juliette sur son balcon ou bien Ophélie sur la berge de son dernier geste ? J’éprouve à passer de l’une dans l’autre un sentiment de moi si différent : qui suis-je ? J’ai contre ce genre de folie le secours d’aller chez l’épicier et d’acheter du riz et des pâtes pour être seulement moi. Je cherche parfois mon propre caractère dans ma mémoire. Je suis celle que j’imagine être, me dis-je, mais je manque de conviction. J’aime la Duse, la fameuse Eleonora Duse : elle est belle pour deux, et morte. J’aimerais ajouter : elle est également morte pour deux. J’ai moi-même fait tant de choses pour deux, mal sans doute, car les vivants agissent toujours plus mal que les morts. J’aurais dû en faire une comédie : celle de la pauvre vivante qui voulut devenir aussi parfaite qu’une morte ! J’ai mal au ventre, encore une infériorité sur les morts. Je voulais écrire. Je voulais m’ensevelir dans moi, et par-dessus jeter des pelletées de mots. Je n’ai pas réussi : ma langue recrache tout le vocabulaire vers l’extérieur. Je suis encore et toujours surprise par ce qui ne devrait plus me surprendre. Je suis en train de faire une chose très ordinaire, par exemple me laver lesmains, et voilà que s’ouvre tout à coup une poche de temps. Je me vois me laver les mains dans cette poche, c’est-à-dire au passé. J’ai donc déjà vu ce que je vois, et je le sais très vivement, mais je sais aussi que je ne l’avais jamais vu dans cet éclairage ou sous cet angle. Je parle de la même manière de mon passé dans le présent. J’ai cette douleur : elle mord régulièrement une partie de moi qui s’appelle « ventre ». Je crois que la mémoire, elle aussi, est un ventre. Je voudrais que ce ventre-là fasse taire l’autre. J’ai connu toute sorte de douleurs : morales, imaginaires, amoureuses. Je les ai jouées. Je les ai subies, supportées, souffertes : c’était du malheur et c’était de la vie – un peu trop fortement épicée ! J’ai marché sous les fenêtres de Roberto et de la Suédoise en criant. Je ne leur voulais pas de mal : je voulais qu’ils me prêtent l’attention qu’ils ne pouvaient pas me prêter sauf à détruire leur affaire. Je voulais imprimer mon sexe sur un voile et leur envoyer cette empreinte. J’inventais des icônes d’amour faites de poils, de salive et de traces gluantes. Je mêlais des images de supplices à des mots obscènes. J’y pense tandis que le poignard invisible travaille en moi cette chose molle. Je crois qu’en se retirant de nous l’enfance nous laisse un corps meurtri qui ne comprendra jamais la raison du changement. Je sens que ce changement ne pouvait conduire qu’à la dévoration de mes entrailles. Je résiste. J’ai résisté au moyen de la passion, de la colère, qui sont des armes insaisissables : ma bouche les brandit, et elles lui échappent parce que les lèvres sont glissantes. Je parle trop. Je parle pour ne pas m’entendre. Je parle pour que ma langue soit plus rapide que la douleur. Je parle pour que les mots mangent le temps, mais une fois dégluti, il s’en va pourrir mes organes. J’en ai mal au cœur, et la réalité me reprend. Je ne sais pas penser. Je n’ai que des élans, qui bien entendu s’effondrent dès que la conscience arrache les pauvres plumes dont j’ai doté mon âme. Je comptais sur la vieillesse pour vivre enfin une continuité paisible, mais je vais mourir à cet âge bâtard où l’on n’est plus jeune sans être encore vieux. J’ose me dire cela pour la première fois. Je ne crois pas, comme le crut un personnage, qu’il est possible d’exorciser la prolifération des cellules par la prolifération des mots. Je ne sais pas comment ma mort va tuer. Je pourrais jouer là-dessus, mais comment me substituer à moi-même dans le rôle de la morte ? Je vois là un beau rôle comique mais qu’il faut tenir dans un jeu tragique. Je devrais convoquer tous mes doubles et les prier de me tirer au sort. Je les entends réclamer ce que j’ai de plus précieux, criant tous à la fois : Ceci est mon corps ! Je m’aperçois que tous mes doubles pourquoi n’y avais-je jamais pensé ? – ont la même tête, mais qu’ils ont derrière ce visage commun une vie différente. J’ai tort, pas « une » vie puisqu’ils ont tous parasité la mienne afin d’animer leur seule véritable différence, qui est l’accent particulier de leur émotion. Je me demande si cette émotion n’a pas chez tous le même foyer, qui tient à peu près dans cette question : Pourquoi suis-je en vie, et cela vaut-il la peine de continuer ? Je ne la pose plus puisque me voilà tout près de la solution qui la fera taire définitivement au moins dans un cœur, le mien. Je n’y pense plus. J’ai droit désormais à tous les couacs puisque je ne joue plus que pour moi-même la scène finale d’une pièce qui ne sera jamais reprise. Je pourrais me contenter en guise de répliques de ces bruits de la sous-conversation, c’est-à-dire de ces bruits de ventre que je refoule depuis mon enfance. Je n’ai pas besoin d’un interlocuteur : que pourrait-il répondre à la seule phrase que j’ai à dire, et qui est : Je vais mourir ! Je sais qu’un imaginatif trouverait les détours pour égarer cet aveu dans les couloirs d’un labyrinthe où j’oublierais la présence du monstre tapi au milieu de mes organes. Je sais qu’un ami trouverait sans doute les mots du réconfort. Je sais qu’un amant me prendrait peut-être dans ses bras afin de couvrir sa gêne de caresses, à moins qu’il ne se lève et claque la porte. Je n’ai pas encore tout à fait la tête de mon rôle. Je ne suis ni plus laide, ni plus vieille, ni plus défaite sous ma chevelure en loques. J’ai lu quelque part qu’on peut déchiffrer nos maladies dans nos yeux. Je n’y aperçois rien de nouveau. Je me dis qu’au moins le temps passe à ces observations, puis je le regrette parce que le temps, voilà justement ce qui va me manquer ! Je n’ai jamais été avare : pourquoi le deviendrais-je de ma vie ? Je l’ai déjà donnée – j’allais dire : tant de fois ! Je me reprends : ne l’aije pas plutôt vendue ? Je me fais mal : tellement vendue qu’il ne m’en reste plus guère… Je suis injuste. Je pourrais aller jusqu’à me dire : Tu as été hors de prix ! Je me souviens d’avoir ri bien des fois à la pensée que je valais si cher. J’ai ironisé, mais à propos d’une autre, et qui ne me valait pas : Ça met à combien le kilo de vedette ? J’entends claquer la réponse : Tu n’as qu’à maigrir, ça fera monter le prix de ton kilo ! Je crois que c’est Luchino qui a eu le mot de la fin : La chair divine est inestimable… Je regarde mon visage dans le miroir : c’est de la chair ! Je me répète ce constat : Je suis en chair, et cette chair – non, je n’ose pas la qualifier. Je pourrais quand même aller jusqu’au mot « viande ». Je pince un peu de cette viande, sous le menton. J’ai l’impression de verser du vinaigre dans mes yeux. Je retire donc mes doigts. Je les sens qui m’embarrassent à présent. J’ai titillé en eux un goût d’autocritique, et les voilà déçus. Je pose la main qui les rassemble sur mon ventre, mais ils n’en retirent aucune satisfaction. Je comprends qu’il y a là trop d’épaisseur, trop de graisse, trop de peau – bref trop de distance entre le mal et la surface. Je voudrais parfois plonger la main, l’enfoncer à travers tout ça, et arracher la chose. J’ai alors des fantasmes de poitrine ouverte et de cœur extrait à pleine main. J’aimerais me payer un sacrifice semblable pour le salut de mon ventre. Je n’arrive pas à me représenter la chose qu’il faudrait arracher. J’éprouve des douleurs, mais elles n’ont pas de forme. J’ai demandé aux médecins s’il n’existait pas un appareil capable de fournir le diagramme d’une douleur, et ils ont souri l’un après l’autre, le plus lâche commentant : Vous n’avez rien de grave, juste un bobo au ventre, et le ventre chez les femmes… J’aurais aimé que cet imbécile poursuive et s’enferre. Je me suis contentée du silence qui est la supériorité offerte par le savoir. Je me suis regardée passer dans le couloir comme une errante. Je suis allée aux toilettes afin de consulter un miroir : il n’y avait rien de nouveau, rien de visible. Je me suis demandé ce qui avait changé en moi depuis que je vais mourir. J’ai cherché en vain. J’en ai conclu que depuis toujours j’allais mourir. J’ai tâté du bout de ma conscience fraîchement requalifiée chacun de ces derniers mots, et l’amertume l’a nettement emporté. Je suis allée demander un sédatif dans une pharmacie : la blouse blanche m’a tendu un tube d’aspirine. J’avais cru le mot assez peu naturel pour me valoir un produit nettement plus extraordinaire. J’ai payé en souriant de mon espoir déçu. Je savais déjà qu’il ne faut demander aux mots que d’autres mots. J’ai pensé au vers de mon ami le poète : La vie ne nous offre qu’UNE chance. Je crois qu’il ajoutait : et UN seul chemin… J’ai répliqué que, grâce à lui, j’en avais eu plusieurs. Je l’entends rire : Plusieurs qui n’en font qu’UN, et tant pis pour les talus que tu as fleuris de tes illusions. J’ai voulu protester en invoquant mes rôles. J’aurais eu tort : beaucoup de rôles mais UNE seule vie, et je vais la perdre. Je découvre l’unité quand disparaissent tous les possibles. Je devine qu’elle m’offre le UN, non pas comme une dernière chance, mais comme une sortie honorable. Je suis vaincue, réduite à un seul corps : je dois prendre conscience de n’être que lui au moment où je voudrais en sortir pour éviter la solidarité finale. Je ne suis plus que moi. Je n’arrive plus à me représenter de l’amitié sur un visage. Je me comprends trop. Je pense encore au poète : La mort, ce n’est pas / de ne pas pouvoir se comprendre / mais de ne plus pouvoir être compris… comprise. Je mets le dernier mot au féminin, et je vois d’où vient l’incompréhension : c’est que me voilà dans les bras de la mort, et que personne ne veut voir ça. Je n’ai plus de partie aimable. Je ne donne à voir que cette chose qui n’a de nom dans aucune langue. Je n’en suis pas encore là. Je voudrais m’y mettre afin de le jouer d’avance et de représenter le personnage que personne n’a pu représenter. Je ferais faire un progrès décisif au théâtre si j’y arrivais, et peut-être à la condition humaine. Je touche ma viande : elle est encore chaude. J’ai une vague satisfaction à la sentir vivante. Je m’en défends parce que cela m’éloigne du rôle excessif et dernier. Je comprends qu’être encore vivant est l’infranchissable obstacle à se concevoir mort. Je touche la peau. Je sens l’épaisseur qui la sépare de l’os, et qui est d’une douce et palpitante mollesse. Je me souviens d’une caresse, de la petite porte qu’elle ouvrait jusque dans le cœur par la grâce d’une ubiquité organique dont mon doigt ne retrouve pas le secret en appuyant sur ma peau. Je sais qu’il faudrait mettre là du froid, et percevoir son invasion. Je m’arrête. Je dois me fixer. Je me fixe. J’attends. Je me rappelle que je faisais venir vers moi celle que je devais représenter. J’ai peur du visage qu’à l’instant je cherche à faire venir dans le mien : c’est celui d’un moi qui n’est plus moi. Je comprends qu’il ne viendra jamais si je comprends qui il est. Je comprends qu’il m’échappe par cette extrémité insaisissable. Je suis fatiguée. Je veux et je ne veux plus. Je sais qu’à l’instant où il deviendra mon ultime visage, je ne saurai plus qui je suis. Je continue à parler trop, à vouloir trop, mais qu’est-ce que ce rôle que nul n’a jamais pu tenir qu’en oubliant qu’il le tient ? Je suis, je ne suis pas… Je n’aurai jamais le droit de dire en toute conscience : je ne suis pas. Je… ne… suis… pas. J’écoute chacun de ces quatre mots qui, un à un, tombent dans le rien. Je comprends ce qu’ils disent et comprends dans le même temps qu’ils ne le disent pas puisque je ne peux pas me représenter dans l’état qu’ils signifient. Je dois me taire. Je déteste ne pas avoir le dernier mot, ne pas être celle qui passe la rampe. Je dois me résigner à être vivante jusqu’à la mort. Je ne me suis jamais résignée. Je ne veux pas me contenter, comme certains, de vivre ma mort. Je veux voir mourir ma vie, et me glisser dans le rôle de la mourante afin de tenir l’agonie à la distance qui en fera mon parasite et non pas mon moi. Je m’aperçois qu’il va me falloir demander aux mots d’être mon silence… Je vois venir une réalité qui n’existe pas. Je vois sa bouche muette. Je vois la chose sans nom et l’inexistence qu’elle dissimule par sa réalité. Je vois que je voudrais revêtir cette décomposition, mais je peux seulement faire un avec elle jusqu’à ce qu’elle m’anéantisse. Je ne suis pas ce que j’essaie d’être. Je ne l’ai jamais été. Je fus le portemanteau de quelques dépouilles célèbres. Je sortais de scène en pliant leur peau sur mon bras. Je la laissais dans le placard de ma loge pour le lendemain soir. J’en gardais parfois un peu pour aller dans le monde : la peau du visage pour la parade, la peau du cul pour la séduction brève et les jambes en l’air. Je gardais toujours la mienne sur ma langue, et c’est ce bout de peau, comme un greffon sur mon arbre de vie, qui me permettait d’entretenir ma vraie nature au milieu de toutes celles que j’empruntais. Je ne joue plus. Je me touche à présent d’une main incrédule. J’enfonce mon index dans mon ventre, puis tout mon poing pour désigner la douleur innommable. Je te ferai un pansement de mots, dis-je, et je me demande si je cite encore ou si je me lance une promesse illusoire. Je ne sais plus quoi faire. Je voudrais tailler dans le vif, couper l’organe, casser les dents de la bouche qui me mange. Je suis devenue impuissante là même où j’excellais car il suffirait de me représenter la chose – le cancer – pour m’emparer de son rôle, le sortir de moi, le rendre impersonnel. Je dois pouvoir le retirer comme je retirais et remettais à volonté ce souffle tellement plus intime, et qui est l’âme ou le caractère. Je veux que mon ventre ne soit qu’un accessoire de théâtre – une prothèse que je m’ajuste pour faire plus vrai, une décoration organique. J’y planterai le poignard d’Othello pour que se vide toute la poche de sanie : Ô bienheureuse canule, dirai-je, que ta colère a plantée pour me libérer de ma boue secrète ! Je presserai mes flancs à deux mains pour activer la coulée. Je laverai enfin le cloaque où s’accumulait le fumier de la vie. Je veux cette vidange. Je veux être propre. Je plante les ongles. Je tire, je déplisse, je balaie, je fais de la lumière. Je racle. Je ratisse. Je place les drains, les pinces, je serre les coutures. J’ai peur d’avoir oublié quelque chose, un germe, un accouplement de cellules, un globule mal blanchi. Je rouvre. J’y mets le poing, je boxe la tuyauterie, je filtre la lymphe. Je sens des menaces partout, des germinations. J’incise. Je sépare. Je lèche. Je recolle. Je ne sais plus. J’ai trop de chair, trop de surfaces, trop de couloirs. Je sens des fuites, des trahisons. J’envoie mes mains partout : elles tâtent, elles sondent, elles poursuivent, elles se découragent. Je veux atteindre quelque chose d’autre que ce petit peu de peau parcouru et reparcouru, bien clos sur je ne sais quoi. Je retourne au ventre. Je palpe. J’ausculte. Je me rassure. Je m’inquiète. Je cherche dans autrefois des raisons de ne pas désespérer d’aujourd’hui. J’attends que ça ne bouge plus, que ça s’éloigne, que ça finisse, que le fini dure, que cette durée se confirme. Je me trouve tout à coup une odeur bizarre. Je n’en suis pas sûre. Je renifle avec précaution. J’espère qu’il n’y a rien. J’ai peur qu’il y ait. Je ne veux plus savoir. Je veux que l’on me rassure, que mon ventre se mette à parler, qu’il nie sa faute et le mal – le mal qu’il me fait. Je me souviens des jours sans problèmes, du ciel bleu, du plaisir, de la fatigue, des paroles douces. Je veux que ma mort serve à autre chose qu’à me faire mourir. J’ai cette ambition, cette prétention scien-ti-fi-que, cette révolte. Je ne suis plus du tout excessive. Je résiste seulement à ce qui veut m’excéder. Je vois les vibrations sanglantes, la tresse viscérale. Je vois les membranes. Je me demande ce que leur folie a semé dans mes cellules. Je retiens mon souffle. Je tends l’oreille. Je ne veux pas manquer le pas silencieux de celle qui approche. Je pensais qu’elle viendrait dans mon dos. Je me mettais devant un miroir afin de la surprendre. Je sais maintenant qu’elle marche en moi. Je vais quand même devant le miroir. Je me penche. Je fixe la surface. Je chasse mon image. Je veux voir le vide. Je veux le voir s’ouvrir tout là-bas et voir, qui monte vers moi, cette ouverture qui va m’engloutir. Je touche mon ventre. Je lui en veux d’être obscur, d’être fermé, d’être si vivant qu’il prend toute ma vie. J’appuie des deux mains. Je veux une vraie douleur. Je veux qu’elle m’obéisse. Je veux me tuer pour mourir à ma volonté, à ma seule volonté. Je ne suis pas celle que vous croyez, et voilà cependant que je vais l’être dès que je ne serai plus. Je me vois diminuer dans les yeux de celle que je vais devenir. Je n’aurai pas le dernier mot parce que ma propre image va le dévorer sur mes lèvres. Je n’y peux rien : on va m’ensevelir dans mon propre visage et m’oublier en le regardant. Je n’y peux rien s’il suffit de n’être plus pour sortir enfin de la douleur et si la fin de la douleur n’ouvre que cette seule porte. J’ai toujours salué avant de sortir : cette fois je le fais bien bas et creuse la terre avec mon front…"
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