dimanche 21 mai 2023

OUVRIERISME Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Doctrine syndicaliste préconisant l'émancipation de la classe ouvrière par l'action des ouvriers eux-mêmes, sans le concours des intellectuels. Cette doctrine comprend une part de bien fondé, mais aussi une part d'erreur et d'injustice. Constatons, tout d'abord, que les professeurs, instituteurs, médecins, chimistes, ingénieurs, architectes, etc... sont des travailleurs indispensables au fonctionnement d'une société moderne, et que, loin de décroître, leur importance s'étend de jour en jour avec le progrès, alors que le rôle du manœuvre est de plus en plus réduit par la machine. Ces travailleurs ont donc, autant que les autres, le droit de se prononcer sur des questions sociales auxquelles leur sort est directement intéressé, et ce serait, pour l'avenir, une lourde faute, de la part de la classe ouvrière, que de chercher à les éliminer du mouvement révolutionnaire, alors qu'il serait opportun de s'en faire des alliés.

Mais ne considérons que le milieu des manuels. Tant que l'on se borne à l'action corporative, syndicale, il est évident que nul n'est mieux qualifié que l'ouvrier lui-même pour apprécier les misères de la corporation à laquelle il appartient, et prendre en main ses intérêts. Cependant, lorsqu'il s'agit, non plus de revendications de détail, mais de mouvements sociaux considérables par leur étendue, force est bien d'acquérir, en même temps que des idées générales, une compétence sociologique qui, même élémentaire, ne va pas sans quelques études, et dépasse de beaucoup le cadre corporatif. C'est un nouvel apprentissage. Or, du point de vue de la vie économique, qu'est-ce donc qu'un intellectuel ? C'est tout homme dont la profession comporte d'enseigner, d'administrer, d'inventer, de diriger, ou encore de mettre en valeur des talents personnels, exigeant des connaissances techniques qui dépassent le niveau des études primaires, dans une branche quelconque de l'activité humaine.

Un manuel qui, grâce à son initiative et à sa persévérance, ne se contente plus d'exercer son métier, mais s'occupe d'un secrétariat, publie des articles dans la presse, et fait des conférences de propagande, est un travailleur faisant fonction d'intellectuel. Et si, comme cela a lieu très souvent, il abandonne l'usine, le champ, ou l'atelier, pour se consacrer uniquement à cette fonction, il n'est plus, en fait, un ouvrier, mais un publiciste professionnel, doublé d'un technicien. Rien ne le distingue plus, dès lors, de l'intellectuel ayant fait des études secondaires, si ce n'est une différence dans la nature du savoir. Alors que ce dernier possède un solide bagage de connaissances encyclopédiques, dont l'acquisition nécessita de dix à quinze années exclusivement consacrées à l'étude, l'homme venu de la classe ouvrière ne possède, de telles connaissances, que des rudiments. Par contre, il est bénéficiaire, sur les choses de son milieu d'origine, d'une expérience que l'on n'acquiert que fort peu dans les collèges. La différence de culture existant entre ces deux catégories de travailleurs intellectuels est comparable à celle qui existe, dans l'armée, entre les officiers sortis des grandes écoles, et les officiers sortis du rang. Et, dans le monde de l'action sociale, comme dans celui du militarisme, ceci n'est point sans susciter des rivalités et des compétitions. Les uns et les autres sont, d'ailleurs, aux prises avec les mêmes tentations, et sujets aux mêmes faiblesses.

Les intellectuels sortis des écoles auraient tort de mépriser ceux qui ont acquis par eux-mêmes une petite instruction, tout en gagnant leur pain, car ceci exige des qualités rares de courage et de ténacité. Par contre, ces derniers auraient tort de considérer les premiers comme des inutiles et des gens d'esprit bourgeois, dont il faut se défier tout particulièrement.

Les grands initiateurs du mouvement révolutionnaire actuel, à commencer par Michel Bakounine, Elisée Reclus et Pierre Kropotkine, ne furent point des ouvriers défendant leurs intérêts de classe, mais des hommes de grand savoir, issus de familles aisées ou aristocratiques, et qui firent aux opprimés l'offrande de leur dévouement. Nous savons qu'à côté de ces individualités d'élite parurent des ambitieux sans scrupules. Cependant on aurait tort de croire que les milieux les plus instruits détinrent le monopole de l'arrivisme et de la trahison. Le souci prédominant de l'intérêt personnel, et les passions mauvaises, sont de toutes les classes de la société. Et la liste est longue des agitateurs, de pure origine prolétarienne, qui abusèrent de la confiance de leurs camarades, pour se faire à leurs dépens des profits malhonnêtes, ou qui finirent dans les rangs des briseurs de grève, obscurément. Les préjugés qui s'attachent à la blouse ne sont pas moins graves que ceux qui s'attachent à la redingote. Habituons-nous à estimer les hommes d'après leur conduite éprouvée, plus que d'après l'apparence extérieure que leur confère le métier dont ils tirent leur subsistance.

- Jean MARESTAN.

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