Doctrine syndicaliste
préconisant l'émancipation de la classe ouvrière par l'action des ouvriers
eux-mêmes, sans le concours des intellectuels. Cette doctrine comprend une part
de bien fondé, mais aussi une part d'erreur et d'injustice. Constatons, tout
d'abord, que les professeurs, instituteurs, médecins, chimistes, ingénieurs,
architectes, etc... sont des travailleurs indispensables au fonctionnement
d'une société moderne, et que, loin de décroître, leur importance s'étend de
jour en jour avec le progrès, alors que le rôle du manœuvre est de plus en plus
réduit par la machine. Ces travailleurs ont donc, autant que les autres, le
droit de se prononcer sur des questions sociales auxquelles leur sort est
directement intéressé, et ce serait, pour l'avenir, une lourde faute, de la
part de la classe ouvrière, que de chercher à les éliminer du mouvement
révolutionnaire, alors qu'il serait opportun de s'en faire des alliés.
Mais ne considérons que le
milieu des manuels. Tant que l'on se borne à l'action corporative, syndicale,
il est évident que nul n'est mieux qualifié que l'ouvrier lui-même pour
apprécier les misères de la corporation à laquelle il appartient, et prendre en
main ses intérêts. Cependant, lorsqu'il s'agit, non plus de revendications de
détail, mais de mouvements sociaux considérables par leur étendue, force est bien
d'acquérir, en même temps que des idées générales, une compétence sociologique
qui, même élémentaire, ne va pas sans quelques études, et dépasse de beaucoup
le cadre corporatif. C'est un nouvel apprentissage. Or, du point de vue de la
vie économique, qu'est-ce donc qu'un intellectuel ? C'est tout homme dont la
profession comporte d'enseigner, d'administrer, d'inventer, de diriger, ou
encore de mettre en valeur des talents personnels, exigeant des connaissances
techniques qui dépassent le niveau des études primaires, dans une branche
quelconque de l'activité humaine.
Un manuel qui, grâce à son
initiative et à sa persévérance, ne se contente plus d'exercer son métier, mais
s'occupe d'un secrétariat, publie des articles dans la presse, et fait des
conférences de propagande, est un travailleur faisant fonction d'intellectuel.
Et si, comme cela a lieu très souvent, il abandonne l'usine, le champ, ou
l'atelier, pour se consacrer uniquement à cette fonction, il n'est plus, en
fait, un ouvrier, mais un publiciste professionnel, doublé d'un technicien.
Rien ne le distingue plus, dès lors, de l'intellectuel ayant fait des études
secondaires, si ce n'est une différence dans la nature du savoir. Alors que ce
dernier possède un solide bagage de connaissances encyclopédiques, dont
l'acquisition nécessita de dix à quinze années exclusivement consacrées à
l'étude, l'homme venu de la classe ouvrière ne possède, de telles
connaissances, que des rudiments. Par contre, il est bénéficiaire, sur les
choses de son milieu d'origine, d'une expérience que l'on n'acquiert que fort
peu dans les collèges. La différence de culture existant entre ces deux
catégories de travailleurs intellectuels est comparable à celle qui existe,
dans l'armée, entre les officiers sortis des grandes écoles, et les officiers
sortis du rang. Et, dans le monde de l'action sociale, comme dans celui du
militarisme, ceci n'est point sans susciter des rivalités et des compétitions.
Les uns et les autres sont, d'ailleurs, aux prises avec les mêmes tentations,
et sujets aux mêmes faiblesses.
Les intellectuels sortis des
écoles auraient tort de mépriser ceux qui ont acquis par eux-mêmes une petite
instruction, tout en gagnant leur pain, car ceci exige des qualités rares de
courage et de ténacité. Par contre, ces derniers auraient tort de considérer
les premiers comme des inutiles et des gens d'esprit bourgeois, dont il faut se
défier tout particulièrement.
Les grands initiateurs du
mouvement révolutionnaire actuel, à commencer par Michel Bakounine, Elisée
Reclus et Pierre Kropotkine, ne furent point des ouvriers défendant leurs
intérêts de classe, mais des hommes de grand savoir, issus de familles aisées
ou aristocratiques, et qui firent aux opprimés l'offrande de leur dévouement.
Nous savons qu'à côté de ces individualités d'élite parurent des ambitieux sans
scrupules. Cependant on aurait tort de croire que les milieux les plus
instruits détinrent le monopole de l'arrivisme et de la trahison. Le souci
prédominant de l'intérêt personnel, et les passions mauvaises, sont de toutes
les classes de la société. Et la liste est longue des agitateurs, de pure
origine prolétarienne, qui abusèrent de la confiance de leurs camarades, pour
se faire à leurs dépens des profits malhonnêtes, ou qui finirent dans les rangs
des briseurs de grève, obscurément. Les préjugés qui s'attachent à la blouse ne
sont pas moins graves que ceux qui s'attachent à la redingote. Habituons-nous à
estimer les hommes d'après leur conduite éprouvée, plus que d'après l'apparence
extérieure que leur confère le métier dont ils tirent leur subsistance.
- Jean MARESTAN.
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