L'organisation n'est que la
pratique de la coopération et de la solidarité, elle est la condition
naturelle, nécessaire de la vie sociale, elle est un fait inéluctable qui
s'impose à tous, tant dans la société humaine en général que dans tout groupe
de gens ayant un but commun à atteindre.
L'homme ne veut ni ne peut
vivre isolé, il ne peut même pas devenir véritablement homme et satisfaire ses
besoins matériels et moraux autrement qu'en société et avec la coopération de
ses semblables. Il est donc fatal que tous ceux qui ne s'organisent pas
librement, soit qu'ils ne le puissent, soit qu'ils n'en sentent pas la
pressante nécessité, aient à subir l'organisation établie par d'autres
individus ordinairement constitués en classes ou groupes dirigeants, dans le
but d'exploiter à leur propre avantage le travail d'autrui.
Et l'oppression millénaire
des masses par un petit nombre de privilégiés a toujours été la conséquence de
l'incapacité de la plupart des individus à s'accorder, à s'organiser sur la
base de la communauté d'intérêts et de sentiments avec les autres travailleurs
pour produire, pour jouir et pour, éventuellement, se défendre des exploiteurs
et oppresseurs. L'anarchisme vient remédier à cet état de choses avec son
principe fondamental d'organisation libre, créée et maintenue par la libre
volonté des associés, sans aucune espèce d'autorité, c'est-à-dire sans qu'aucun
individu ait le droit d'imposer aux autres sa propre volonté. Il est donc
naturel que les anarchistes cherchent à appliquer à leur vie privée et à la vie
de leur parti ce même principe sur lequel, d'après eux, devrait être fondée
toute la société humaine.
Certaines polémiques
laisseraient supposer qu'il y a des anarchistes réfractaires à toute organisation
; mais, en réalité, les nombreuses, trop nombreuses discussions que nous avons
sur ce sujet, même quand elles sont obscurcies par des questions de mots ou
envenimées par des questions de personnes, ne concernent, au fond que le mode
et non le principe d'organisation. C'est ainsi que des camarades, en paroles
les plus opposés à l'organisation, s'organisent comme les autres et souvent
mieux que les autres, quand ils veulent sérieusement faire quelque chose. La
question, je le répète, est toute dans l'application.
Je suis convaincu qu'une
organisation plus générale, mieux tramée, plus constante que celles qui ont été
jusqu'ici réalisées par les anarchistes, même si elle n'arrivait pas à éliminer
toutes les erreurs, toutes les insuffisances, peut-être inévitables dans un
mouvement qui, comme le nôtre, devance les temps et qui, pour cela, se débat
contre l'incompréhension, l'indifférence et souvent l'hostilité du plus grand
nombre, serait tout au moins, indubitablement, un important élément de force et
de succès, un puissant moyen de faire valoir nos idées.
Je crois surtout nécessaire
et urgent que les anarchistes s'organisent pour influer sur la marche que
suivent les masses dans leur lutte pour les améliorations et l'émancipation.
Aujourd'hui, la plus grande force de transformation sociale est le mouvement
ouvrier (mouvement syndical) et de sa direction dépend, en grande partie, le
cours que prendront les événements et le but auquel arrivera la prochaine
révolution. Par leurs organisations, fondées pour la défense de leurs intérêts,
les travailleurs acquièrent la conscience de l'oppression sous laquelle ils
ploient et de l'antagonisme qui les sépare de leurs patrons, ils commencent à
aspirer à une vie supérieure, ils s'habituent à la lutte collective et à la
solidarité et peuvent réussir à conquérir toutes les améliorations compatibles
avec le régime capitaliste et étatiste. Ensuite, c'est : ou la révolution ou la
réaction.
Les anarchistes doivent
reconnaître l'utilité et l'importance du mouvement syndical, ils doivent en
favoriser le développement et en faire un des leviers de leur action,
s'efforçant de faire aboutir la coopération du syndicalisme et des autres
forces de progrès à une révolution sociale qui comporte la suppression des
classes, la liberté totale, l'égalité, la paix et la solidarité entre tous les
êtres humains. Mais ce serait une illusion funeste que de croire, comme
beaucoup le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa
nature même, à une telle révolution. Bien au contraire : dans tous les
mouvements fondés sur des intérêts matériels et immédiats (et l'on ne peut
établir sur d'autres fondements un vaste mouvement ouvrier), il faut le
ferment, la poussée, l'œuvre concertée des hommes d'idées qui combattent et se
sacrifient en vue d'un idéal à venir. Sans ce levier, tout mouvement tend
fatalement à s'adapter aux circonstances, il engendre l'esprit conservateur, la
crainte des changements chez ceux qui réussissent à obtenir des conditions
meilleures. Souvent de nouvelles classes privilégiées sont créées, qui
s'efforcent de faire supporter, de consolider l'état de choses que l'on
voudrait abattre.
D'où la pressante nécessité
d'organisations proprement anarchistes qui, à l'intérieur comme en dehors des
syndicats, luttent pour l'intégrale réalisation de l'anarchisme et cherchent à
stériliser tous les germes de corruption et de réaction.
Mais il est évident que pour
atteindre leur but, les organisations anarchistes doivent, dans leur
constitution et dans leur fonctionnement, être en harmonie avec les principes
de l'anarchie. Il faut donc qu'elles ne soient en rien imprégnées d'esprit
autoritaire, qu'elles sachent concilier la libre action des individus avec la
nécessité et le plaisir de la coopération, qu'elles servent à développer la
conscience et la capacité d'initiative de leurs membres et soient un moyen
éducatif dans le milieu où elles opèrent et une préparation morale et
matérielle à l'avenir désiré.
Il me semble que c'est une
idée fausse (et en tout cas irréalisable) de réunir tous les anarchistes en une
« Union générale », c'est-à-dire en une seule collectivité révolutionnaire
active.
Nous, anarchistes, nous
pouvons nous dire tous du même parti si, par le mot parti, on entend l'ensemble
de tous ceux qui sont d'un même côté, qui ont les mêmes aspirations générales,
qui, d'une manière ou d'une autre, luttent pour la même fin, contre des
adversaires et des ennemis communs. Mais cela ne veut pas dire qu'il soit
possible - et peut-être n'est-il pas désirable - de nous réunir tous en une
même association déterminée.
Les milieux et les
conditions de lutte diffèrent trop, les modes possibles d'action qui se
partagent les préférences des uns et des autres sont trop nombreux et trop
nombreuses aussi les différences de tempérament et les incompatibilités
personnelles pour qu'une Union générale, réalisée sérieusement, ne devienne pas
un obstacle aux activités individuelles et peut-être même une cause des plus
âpres luttes intestines, plutôt qu'un moyen pour coordonner et totaliser les
efforts de tous.
Comment, par exemple,
pourrait-on organiser de la même manière et avec le même personnel, une
association publique faite pour la propagande et l'agitation au milieu des
masses, et une société secrète, contrainte, par les conditions politiques où
elle opère, à cacher à l'ennemi ses buts, ses moyens, ses agents ? Comment la
même tactique pourrait-elle être adoptée par les éducationnistes persuadés
qu'il suffit de la propagande et de l'exemple de quelques-uns pour transformer
graduellement les individus et, par conséquent, la société. et les
révolutionnaires convaincus de la nécessité d'abattre par la violence un état
de choses qui ne se soutient que par la violence, et de créer, contre la
violence des oppresseurs, les conditions nécessaires au libre exercice de la
propagande et à l'application pratique des conquêtes idéales ? Et comment
garder unis des gens qui, parfois, pour des raisons particulières, ne s'aiment
ni ne s'estiment et, pourtant, peuvent également être de bons et utiles
militants de l'anarchisme ?
Une organisation anarchiste
doit, selon moi, être établie sur les bases suivantes : pleine autonomie,
pleine indépendance et, par conséquent, pleine responsabilité des individus et
des groupes ; libre accord entre ceux qui croient utile de s'unir pour coopérer
à une œuvre commune, devoir moral de maintenir les engagements pris et de ne
rien faire qui soit en contradiction avec le programme accepté. Sur ces bases,
s'adaptent les formes pratiques, les instruments aptes à donner une vie réelle
à l'organisation : groupes, fédérations de groupes, fédérations de fédérations,
réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou d'autres fonctions.
Mais tout cela doit être fait librement, de manière à ne pas entraver la pensée
et l'initiative des individus et seulement pour donner plus de portée à des
effets qui seraient impossibles ou à peu près inefficaces s'ils étaient isolés.
De cette manière, les
Congrès, dans une organisation anarchiste, tout en souffrant, en tant que corps
représentatifs, de toutes les imperfections qu'on connaît et que signale
l'expérience, sont exempts de tout autoritarisme parce qu'ils ne font pas la
loi, n'imposent pas aux autres leurs propres délibérations. Ils servent à
maintenir et à étendre les rapports personnels entre les camarades les plus
actifs, à résumer et provoquer l'étude de programmes sur les voies et moyens
d'action, à faire connaître à tous la situation des diverses régions et
l'action la plus urgente en chacune d'elles, à formuler les diverses opinions
ayant cours parmi les anarchistes et à en faire une sorte de statistique, et
leurs décisions ne sont pas des règles obligatoires, mais des suggestions, des
conseils, des propositions à soumettre à tous les intéressés ; elles ne
deviennent obligatoires et exécutives que pour ceux qui les acceptent et
jusqu'au point où ils les acceptent. Les organes administratifs qu'ils nomment
- Commission de correspondance, etc. - n'ont aucun pouvoir de direction, ne
prennent d'initiatives que pour le compte de ceux qui sollicitent et approuvent
ces initiatives, n'ont aucune autorité pour imposer leurs propres vues qu'ils
peuvent assurément soutenir et propager en tant que groupes de camarades, mais
qu'ils ne peuvent pas présenter comme opinion officielle de l'organisation. Ils
publient les résolutions des Congrès, les opinions et les propositions que
groupes et individus leur communiquent ; ils sont utiles à qui veut s'en servir
pour de plus faciles relations entre les groupes et pour la coopération entre
ceux qui sont d'accord sur diverses initiatives ; mais libre à chacun de
correspondre directement avec qui bon lui semble ou de se servir d'autres
comités nommés par des groupements spéciaux. Dans une organisation anarchiste,
chaque membre peut professer toutes les opinions et employer toutes les
tactiques qui ne sont pas en contradiction avec les principes acceptés et ne
nuisent pas à l'activité des autres. En tous les cas, une organisation donnée
dure aussi longtemps que les raisons d'union sont plus fortes que les raisons
de dissolution ; dans le cas contraire, elle se dissout et laisse place à
d'autres groupements plus homogènes. Certes la durée, la permanence d'une
organisation est condition de succès dans la longue lutte que nous avons à
soutenir et, d'autre part, il est naturel que toute institution aspire, par
instinct, à durer indéfiniment. Mais la durée d'une organisation libertaire
doit être la conséquence de l'affinité spirituelle de ses membres et des
possibilités d'adaptation de sa constitution aux changements des circonstances
; quand elle n'est plus capable d'une mission utile, le mieux est qu'elle
meure.
Certains camarades
trouveront peut-être qu'une organisation telle que je la conçois et telle
qu'elle a déjà été réalisée, plus ou moins bien, à différentes époques, est de
peu d'efficacité. Je comprends. Ces camarades sont obsédés du succès des
bolchevistes dans leur pays ; ils voudraient, à l'instar des bolchevistes,
réunir les anarchistes en une sorte d'armée disciplinée qui, sous la direction
idéologique et pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à l'assaut des
régimes actuels et qui, la victoire matérielle obtenue, dirigeât la constitution
de la nouvelle société. Et peutêtre est-il vrai qu'avec ce système, en
admettant que des anarchistes s'y prêtent et que les chefs soient des hommes de
génie, notre force matérielle deviendrait plus grande. Mais pour quels
résultats ? N'adviendrait-il pas de l'anarchisme ce qui est advenu en Russie du
socialisme et du communisme ? Ces camarades sont impatients du succès, nous le
sommes aussi, mais il ne faut pas, pour vivre et vaincre, renoncer aux raisons
de la vie et dénaturer le caractère de l'éventuelle victoire. Nous voulons
combattre et vaincre, mais comme anarchistes et pour l'anarchie. –
Errico MALATESTA
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