vendredi 5 mai 2023

ORGANISATION n. f. (du grec organon, instrument) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


(Organisation sociale, organisme et autonomie individuelle)

Les partisans des régimes autoritaires se plaisent à opposer Organisation et Liberté. « Pas d'organisation, disent-ils, qui n'oblige l'homme à renoncer à une part de sa liberté, y eût-il même adhéré de son plein gré, eût-il collaboré à l'établissement des statuts. Comme, d'autre part, une société inorganisée n'est plus concevable dans notre état de civilisation, une communauté libertaire n'est pas viable. » La croyance à cette incompatibilité vient : d'abord, de ce que la plupart des organisations auxquelles l'homme a été incorporé n'étaient pas la résultante de son initiative, qu'elles lui étaient imposées par la force ou la tradition ; ensuite, du fait que la conception que l'on a de la liberté est souvent erronée ; enfin, de ce que l'on a coutume d'assimiler abusivement la société organisée à l'organisme vivant.

Les membres d'une association ayant un but nettement défini, reconnu utile par chacun d'eux, aliènent-ils leur liberté du fait qu'ils s'engagent par contrat à mettre leur force et leur volonté au service de l'objectif poursuivi, dans la mesure et pendant le temps nécessaire pour l'atteindre ? Le sociologue Tarde se prononçait pour l'affirmative : « Au moment où l'on me dit que ma propre volonté m'oblige, cette volonté n'est plus : elle m'est devenue étrangère, en sorte que c'est exactement comme si je recevais un ordre d'autrui ».

Raisonner ainsi, revendiquer le droit à l'inconstance, c'est méconnaître l'essence de la nature humaine. La loi de Lenz-Le Chatelier vaut pour le monde vivant comme pour le monde de la matière : une modification dans le milieu extérieur produit dans l'être vivant par réaction à ce facteur anormal « une adaptation fonctionnelle tendant à supprimer l'action qui trouble le système et qui devra disparaître, le milieu redevenant normal ». Vivre, c'est assurer la constance de son être. L'être subit cependant de continuelles variations ; mais, à partir de l'état adulte, et pour une longue période, les changements physiques, adaptation à des écarts passagers de l'ambiance, sont de faible amplitude. Si nous sommes tentés de supposer qu'il en est autrement en ce qui concerne le comportement psychique, c'est que nous cédons, à notre insu, à un vieux préjugé spiritualiste : l'âme distincte du corps, n'obéirait pas aux mêmes lois que le monde naturel ; la grandeur et le sens de ses variations seraient indéterminés.

En réalité, il n'en est rien ; nous restons normalement les mêmes au cours de notre existence d'hommes faits, et c'est cette constance qui est le fondement de notre personnalité. Changer à tout moment est un signe de débilité mentale et d'un grave amoindrissement de l'individualité. Aussi, un contrat qui, d'ailleurs, ne serait pas opposable à un mineur, être en formation, peut-il, par contre, être souscrit par un adulte sans entraîner l'aliénation de son indépendance. Ce qui peut changer, ce sont les circonstances dénaturant l'objet du contrat ; aussi, l'usage, la législation même admettent que des événements imprévus peuvent l'invalider. Sous ces réserves les liens contractuels, issus de l'auto-détermination des individus, ne sont pas en opposition avec leur liberté.

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Le spiritualisme n'est pas seul à nous donner une idée fausse des rapports entre la liberté et l'organisation. Le matérialisme superficiel, qui croit apercevoir une similitude trop absolue entre l'organisme individuel et l'organisation sociale, n'est pas moins susceptible de nous égarer. On a voulu attribuer au cerveau une fonction d'autorité : il aurait pour tâche de réfréner les impulsions instinctives, les tendances, de les soumettre à son contrôle, de les discipliner. Cela justifierait la présence dans le corps social d'un organe directeur réglementant la vie collective, astreignant chaque élément subordonné, groupe ou individu, à renoncer à l'exercice de toute activité qui ne concourt pas à réaliser ce que l'on regarde cornme l'intérêt général. La source, la nature, le sujet de cet intérêt général ne sont pas précisés.

On sait combien il est dangereux de chercher à établir un parallélisme entre une nation composée d'individus exerçant des fonctions multiples, susceptibles de variations et un complexe d'éléments vivants intégrés de très bonne heure dans un tissu où ni leur emplacement, ni leur rôle ne subiront de notables changements. Mais il faut encore dénoncer une méprise à laquelle donne lieu l'ancienne conception de la hiérarchie des fonctions physiologiques, montrer que coordination des activités n'implique nullement contrainte imposée au jeu des organes.

Tout acte libre exige une coordination accompagnée d'un rudiment de psychisme. Un coup d'œil sur le comportement d'êtres pris à n'importe quel échelon de la série animale le montre de toute évidence. Chez l'espèce la plus infime, l'amibe par exemple, l'assimilation ou le rejet de la particule ingérée, suivant qu'elle est ou n'est pas comestible, nécessite déjà une ébauche de discernement, l'accomplissement d'un geste qui redresse 1'effet d'un premier geste. « Les excitations du milieu extérieur ne donnent pas lieu à une réaction fatale ... il y a, au contraire, choix, combinaison, stratégie, donc un phénomène qui s'apparente (mais, à quel degré, nous n'en savons rien) à la volonté des êtres supérieurs. » (P. Portier. Rev. Scient. 12 septembre 1931.) Inutile de dire que la coordination s'accomplit ici sans intervention d'un système nerveux, sans injonction d'un cerveau.

Les expériences de décérébration montrent bien que l'harmonie des réactions se réalise dans une large mesure sans l'ingérence de ces organes. « Une grenouille décapitée, suspendue verticalement, laisse pendre ses pattes postérieures ; on pince plus ou moins fortement un orteil : le pied s'écarte de la main par une flexion plus ou moins complète de la patte ... Le plus simple mouvement d'une patte, tel que le retrait par flexion, est au fond un phénomène compliqué exigeant une coordination.» (Lapicque, 1930.) On dit, sans doute, que sous l'action d'un centre supérieur, un muscle extenseur est inhibé pour permettre le fléchissement. Mais voyons l'acte sous un autre aspect, nous dirons que l'énergie d'un muscle fléchisseur est libérée. Il n'y a donc pas contrainte, entrave, mais choix systématique, adaptation aux circonstances du fonctionnement d'un ensemble. A mesure que chez un animal la décérébration est moins complète, les connexions entre sensations et voies d'écoulement de 1'énergie nerveuse deviennent plus variées, et les actes plus compliqués. Chaque étage qui s'ajoute au système nerveux apporte de nouvelles possibilités à l'expansion de l'être chez des enfants anencéphales, qui naissent totalement privés de cerveau, vivant un ou deux jours « une excitation appropriée de la cavité buccale provoque d'énergiques mouvements de succion, puis de déglutition. » « Quant aux organes des sens, ils se montrent complètement inexcitables. » Un enfant, au contraire, chez lequel l'infirmité était moins complète, a vécu quatre mois. « Cet être privé uniquemet du télencéphale présentait des réactions motrices à la suite des stimulations visuelles et auditives ... , il fermait les paupières si l'on projetait sur la rétine une vive lumière et jamais il ne reconnut sa mère. » (J. Lhermitte.)

La superposition, la hiérarchie des centres nerveux, au lieu d'apporter des restrictions à 1'activité, enrichit au contraire les facultés de l'individu. Le système nerveux véhiculant, de relais en relais, de la superficie au centre l'influx apparu sous une action du monde extérieur, le transmet à des organes, à des muscles en nombre quelconque ; il accomplit une action intégrative, il fait de l'organisme un tout. Il est si peu dans son rôle d'exercer une action propre, que l'on pourrait qualifier d'autoritaire, que l'on a pu énoncer la loi suivante : « Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient. Toutes les fois que la réflexion se porte constamment sur un instinct, sur un penchant spontané, elle tend à l'altérer.... Si un pianiste, par exemple, joue par coeur un morceau appris mécaniquement, il faut qu'il joue avec confiance et rondeur, sans s'observer de trop près, sans vouloir se rendre compte du mouvement instinctif de ses doigts : raisonner un système d'actions réflexes ou d'habitudes, c'est toujours le troubler. » (Guyau.) L'acte qui a été suivi de succès, qui a été intégré à la personnalité, peut et doit, dans les mêmes circonstances, se reproduire sans intervention autoritaire du cerveau.

Ce que nous constatons c'est donc l'autonomie d'un certain nombre de fonctions associées et harmonisées les unes avec les autres, se compliquant progressivement. Nulle manifestation « d'hégémonie d'appareils centraux et dans la centralisation l'on ne peut voir que l'activité synergique et solidaire de segments autonomes, due à la compénétration évolutive de leurs éléments. » (Brugia, Université de Bologne, 1929.)

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Pourquoi cette autonomie qui règne dans un groupement de cellules vivantes dont la solidarité est particulièrement étroite puisqu'elle résulte à la fois de la contiguité, de la communauté du milieu, des connexions nerveuses et humorales, pourquoi serait-elle refusée aux fonctions parcellaires dans le corps social, aux individus dans la fonction ?

Chose curieuse, ces possibilités ont été bien mises en évidence par des juristes conservateurs et, il faut le dire, souvent reniées par eux lorsqu'ils ont vu où la logique les conduisait. Professant, sans doute, le principe de Veuillot : réclamer la liberté quand les adversaires sont au pouvoir ; la leur refuser quand on est maître ; ils ont énergiquement contesté la souveraineté de l'Etat. Ils lui ont opposé la théorie de l'Institution.

Une institution est une idée d'œuvre ou d'entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social : elle résulte de la communion des hommes dans une idée. C'est le corps, la réalité, l'être issu de cette communion, c'est une idée dotée des voies et moyens qui lui permettent de s'établir, de se réaliser, de se perpétuer, en prenant corps et existence objective. Les éléments de l'institution sont donc : l'idée directrice ; l'autorité, c'est-à-dire un pouvoir organisé qui n'a pas sa fin en soi, qui est au service de l'idée directrice pour sa réalisation et trouve ses limites dans les exigences de cette réalisation ; la communion de tous les membres du groupe autour de l'idée directrice et de sa réalisation. (Hauriou, Renard, Delos.)

De par cette dernière condition, l'individu, plus encore que ne le pensent les protagonistes de la doctrine, échappe au risque d'être sacrifié à des forces collectives. Entre collaborateurs unis volontairement pour la poursuite d'un but commun, il peut y avoir reconnaissance d'une supériorité de savoir ou de pratique, il n'y a pas, à proprement parler, d'assujettissement à une autorité. D'ailleurs : « l'emprise de chaque institution sur ses membres n'est pas totale, mais a pour mesure l'idée directrice, l'objet spécialisé de l'institution qui trace ainsi les limites du pouvoir de l'autorité institutionnelle. » (G. Morin, 1931.) Au contraire : « Toute organisation achevée est un vase clos, c'est-à-dire une prison pour l'individu. La vie sociale a trouvé un procédé fort simple de libération, qui est la multiplication des organisations appelées à se disputer un même individu. Celui-ci peut les opposer l'une à l'autre, se faire protéger par l'une contre l'autre. » (Hauriou, Premières Oeuvres.)

L'organisation d'ensemble n'implique pas davantage autorité. « Le génie propre de la nation est de faire corps d'une façon décentralisée et pour ainsi dire ganglionnaire, grâce à un chapelet d'institutions autonomes en connexion les unes avec les autres. » (Hauriou.) « Les institutions autonomes réunies, et qui, à certains égards, peuvent réfracter la souveraineté de la nation, doivent collaborer avec les services publics de l'Etat en restant indépendants d'eux et en leur formant contrepoids. » (Gurvitch, 1931.)

Mais si les services publics sont eux-mêmes constitués en institutions autonomes, ayant pour fonction d'harmoniser le jeu des institutions parcellaires englobant l'immense variété des activités civiques et économiques, tout vestige d'Etat autoritaire, de souveraineté ne peut-il pas disparaître ? Et n'est-ce pas vers cette structure sociale que nous nous acheminons peu à peu ? –

G. GOUJON

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