(Organisation sociale,
organisme et autonomie individuelle)
Les partisans des régimes
autoritaires se plaisent à opposer Organisation et Liberté. « Pas
d'organisation, disent-ils, qui n'oblige l'homme à renoncer à une part de sa
liberté, y eût-il même adhéré de son plein gré, eût-il collaboré à
l'établissement des statuts. Comme, d'autre part, une société inorganisée n'est
plus concevable dans notre état de civilisation, une communauté libertaire
n'est pas viable. » La croyance à cette incompatibilité vient : d'abord, de ce
que la plupart des organisations auxquelles l'homme a été incorporé n'étaient
pas la résultante de son initiative, qu'elles lui étaient imposées par la force
ou la tradition ; ensuite, du fait que la conception que l'on a de la liberté
est souvent erronée ; enfin, de ce que l'on a coutume d'assimiler abusivement
la société organisée à l'organisme vivant.
Les membres d'une
association ayant un but nettement défini, reconnu utile par chacun d'eux,
aliènent-ils leur liberté du fait qu'ils s'engagent par contrat à mettre leur
force et leur volonté au service de l'objectif poursuivi, dans la mesure et pendant
le temps nécessaire pour l'atteindre ? Le sociologue Tarde se prononçait pour
l'affirmative : « Au moment où l'on me dit que ma propre volonté m'oblige,
cette volonté n'est plus : elle m'est devenue étrangère, en sorte que c'est
exactement comme si je recevais un ordre d'autrui ».
Raisonner ainsi, revendiquer
le droit à l'inconstance, c'est méconnaître l'essence de la nature humaine. La
loi de Lenz-Le Chatelier vaut pour le monde vivant comme pour le monde de la
matière : une modification dans le milieu extérieur produit dans l'être vivant
par réaction à ce facteur anormal « une adaptation fonctionnelle tendant à
supprimer l'action qui trouble le système et qui devra disparaître, le milieu
redevenant normal ». Vivre, c'est assurer la constance de son être. L'être
subit cependant de continuelles variations ; mais, à partir de l'état adulte,
et pour une longue période, les changements physiques, adaptation à des écarts
passagers de l'ambiance, sont de faible amplitude. Si nous sommes tentés de
supposer qu'il en est autrement en ce qui concerne le comportement psychique,
c'est que nous cédons, à notre insu, à un vieux préjugé spiritualiste : l'âme
distincte du corps, n'obéirait pas aux mêmes lois que le monde naturel ; la
grandeur et le sens de ses variations seraient indéterminés.
En réalité, il n'en est rien
; nous restons normalement les mêmes au cours de notre existence d'hommes
faits, et c'est cette constance qui est le fondement de notre personnalité.
Changer à tout moment est un signe de débilité mentale et d'un grave
amoindrissement de l'individualité. Aussi, un contrat qui, d'ailleurs, ne
serait pas opposable à un mineur, être en formation, peut-il, par contre, être
souscrit par un adulte sans entraîner l'aliénation de son indépendance. Ce qui
peut changer, ce sont les circonstances dénaturant l'objet du contrat ; aussi,
l'usage, la législation même admettent que des événements imprévus peuvent
l'invalider. Sous ces réserves les liens contractuels, issus de
l'auto-détermination des individus, ne sont pas en opposition avec leur
liberté.
*
* *
Le spiritualisme n'est pas
seul à nous donner une idée fausse des rapports entre la liberté et
l'organisation. Le matérialisme superficiel, qui croit apercevoir une
similitude trop absolue entre l'organisme individuel et l'organisation sociale,
n'est pas moins susceptible de nous égarer. On a voulu attribuer au cerveau une
fonction d'autorité : il aurait pour tâche de réfréner les impulsions
instinctives, les tendances, de les soumettre à son contrôle, de les
discipliner. Cela justifierait la présence dans le corps social d'un organe
directeur réglementant la vie collective, astreignant chaque élément
subordonné, groupe ou individu, à renoncer à l'exercice de toute activité qui
ne concourt pas à réaliser ce que l'on regarde cornme l'intérêt général. La
source, la nature, le sujet de cet intérêt général ne sont pas précisés.
On sait combien il est
dangereux de chercher à établir un parallélisme entre une nation composée
d'individus exerçant des fonctions multiples, susceptibles de variations et un
complexe d'éléments vivants intégrés de très bonne heure dans un tissu où ni
leur emplacement, ni leur rôle ne subiront de notables changements. Mais il
faut encore dénoncer une méprise à laquelle donne lieu l'ancienne conception de
la hiérarchie des fonctions physiologiques, montrer que coordination des
activités n'implique nullement contrainte imposée au jeu des organes.
Tout acte libre exige une
coordination accompagnée d'un rudiment de psychisme. Un coup d'œil sur le
comportement d'êtres pris à n'importe quel échelon de la série animale le
montre de toute évidence. Chez l'espèce la plus infime, l'amibe par exemple,
l'assimilation ou le rejet de la particule ingérée, suivant qu'elle est ou
n'est pas comestible, nécessite déjà une ébauche de discernement,
l'accomplissement d'un geste qui redresse 1'effet d'un premier geste. « Les
excitations du milieu extérieur ne donnent pas lieu à une réaction fatale ...
il y a, au contraire, choix, combinaison, stratégie, donc un phénomène qui
s'apparente (mais, à quel degré, nous n'en savons rien) à la volonté des êtres
supérieurs. » (P. Portier. Rev. Scient. 12 septembre 1931.) Inutile de dire que
la coordination s'accomplit ici sans intervention d'un système nerveux, sans
injonction d'un cerveau.
Les expériences de
décérébration montrent bien que l'harmonie des réactions se réalise dans une
large mesure sans l'ingérence de ces organes. « Une grenouille décapitée,
suspendue verticalement, laisse pendre ses pattes postérieures ; on pince plus
ou moins fortement un orteil : le pied s'écarte de la main par une flexion plus
ou moins complète de la patte ... Le plus simple mouvement d'une patte, tel que
le retrait par flexion, est au fond un phénomène compliqué exigeant une
coordination.» (Lapicque, 1930.) On dit, sans doute, que sous l'action d'un
centre supérieur, un muscle extenseur est inhibé pour permettre le
fléchissement. Mais voyons l'acte sous un autre aspect, nous dirons que
l'énergie d'un muscle fléchisseur est libérée. Il n'y a donc pas contrainte,
entrave, mais choix systématique, adaptation aux circonstances du
fonctionnement d'un ensemble. A mesure que chez un animal la décérébration est
moins complète, les connexions entre sensations et voies d'écoulement de
1'énergie nerveuse deviennent plus variées, et les actes plus compliqués.
Chaque étage qui s'ajoute au système nerveux apporte de nouvelles possibilités
à l'expansion de l'être chez des enfants anencéphales, qui naissent totalement
privés de cerveau, vivant un ou deux jours « une excitation appropriée de la
cavité buccale provoque d'énergiques mouvements de succion, puis de
déglutition. » « Quant aux organes des sens, ils se montrent complètement
inexcitables. » Un enfant, au contraire, chez lequel l'infirmité était moins
complète, a vécu quatre mois. « Cet être privé uniquemet du télencéphale
présentait des réactions motrices à la suite des stimulations visuelles et
auditives ... , il fermait les paupières si l'on projetait sur la rétine une
vive lumière et jamais il ne reconnut sa mère. » (J. Lhermitte.)
La superposition, la
hiérarchie des centres nerveux, au lieu d'apporter des restrictions à
1'activité, enrichit au contraire les facultés de l'individu. Le système
nerveux véhiculant, de relais en relais, de la superficie au centre l'influx
apparu sous une action du monde extérieur, le transmet à des organes, à des
muscles en nombre quelconque ; il accomplit une action intégrative, il fait de l'organisme
un tout. Il est si peu dans son rôle d'exercer une action propre, que l'on
pourrait qualifier d'autoritaire, que l'on a pu énoncer la loi suivante : «
Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient. Toutes les fois que la
réflexion se porte constamment sur un instinct, sur un penchant spontané, elle
tend à l'altérer.... Si un pianiste, par exemple, joue par coeur un morceau
appris mécaniquement, il faut qu'il joue avec confiance et rondeur, sans
s'observer de trop près, sans vouloir se rendre compte du mouvement instinctif
de ses doigts : raisonner un système d'actions réflexes ou d'habitudes, c'est
toujours le troubler. » (Guyau.) L'acte qui a été suivi de succès, qui a été
intégré à la personnalité, peut et doit, dans les mêmes circonstances, se
reproduire sans intervention autoritaire du cerveau.
Ce que nous constatons c'est
donc l'autonomie d'un certain nombre de fonctions associées et harmonisées les
unes avec les autres, se compliquant progressivement. Nulle manifestation «
d'hégémonie d'appareils centraux et dans la centralisation l'on ne peut voir
que l'activité synergique et solidaire de segments autonomes, due à la
compénétration évolutive de leurs éléments. » (Brugia, Université de Bologne,
1929.)
*
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Pourquoi cette autonomie qui
règne dans un groupement de cellules vivantes dont la solidarité est
particulièrement étroite puisqu'elle résulte à la fois de la contiguité, de la
communauté du milieu, des connexions nerveuses et humorales, pourquoi
serait-elle refusée aux fonctions parcellaires dans le corps social, aux
individus dans la fonction ?
Chose curieuse, ces
possibilités ont été bien mises en évidence par des juristes conservateurs et,
il faut le dire, souvent reniées par eux lorsqu'ils ont vu où la logique les
conduisait. Professant, sans doute, le principe de Veuillot : réclamer la
liberté quand les adversaires sont au pouvoir ; la leur refuser quand on est
maître ; ils ont énergiquement contesté la souveraineté de l'Etat. Ils lui ont
opposé la théorie de l'Institution.
Une institution est une idée
d'œuvre ou d'entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu
social : elle résulte de la communion des hommes dans une idée. C'est le corps,
la réalité, l'être issu de cette communion, c'est une idée dotée des voies et
moyens qui lui permettent de s'établir, de se réaliser, de se perpétuer, en
prenant corps et existence objective. Les éléments de l'institution sont donc :
l'idée directrice ; l'autorité, c'est-à-dire un pouvoir organisé qui n'a pas sa
fin en soi, qui est au service de l'idée directrice pour sa réalisation et
trouve ses limites dans les exigences de cette réalisation ; la communion de
tous les membres du groupe autour de l'idée directrice et de sa réalisation.
(Hauriou, Renard, Delos.)
De par cette dernière
condition, l'individu, plus encore que ne le pensent les protagonistes de la
doctrine, échappe au risque d'être sacrifié à des forces collectives. Entre
collaborateurs unis volontairement pour la poursuite d'un but commun, il peut y
avoir reconnaissance d'une supériorité de savoir ou de pratique, il n'y a pas,
à proprement parler, d'assujettissement à une autorité. D'ailleurs : «
l'emprise de chaque institution sur ses membres n'est pas totale, mais a pour
mesure l'idée directrice, l'objet spécialisé de l'institution qui trace ainsi
les limites du pouvoir de l'autorité institutionnelle. » (G. Morin, 1931.) Au
contraire : « Toute organisation achevée est un vase clos, c'est-à-dire une
prison pour l'individu. La vie sociale a trouvé un procédé fort simple de
libération, qui est la multiplication des organisations appelées à se disputer
un même individu. Celui-ci peut les opposer l'une à l'autre, se faire protéger
par l'une contre l'autre. » (Hauriou, Premières Oeuvres.)
L'organisation d'ensemble
n'implique pas davantage autorité. « Le génie propre de la nation est de faire
corps d'une façon décentralisée et pour ainsi dire ganglionnaire, grâce à un
chapelet d'institutions autonomes en connexion les unes avec les autres. »
(Hauriou.) « Les institutions autonomes réunies, et qui, à certains égards,
peuvent réfracter la souveraineté de la nation, doivent collaborer avec les services
publics de l'Etat en restant indépendants d'eux et en leur formant contrepoids.
» (Gurvitch, 1931.)
Mais si les services publics
sont eux-mêmes constitués en institutions autonomes, ayant pour fonction
d'harmoniser le jeu des institutions parcellaires englobant l'immense variété
des activités civiques et économiques, tout vestige d'Etat autoritaire, de
souveraineté ne peut-il pas disparaître ? Et n'est-ce pas vers cette structure
sociale que nous nous acheminons peu à peu ? –
G. GOUJON
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