« L'orientation
professionnelle, est-il dit dans une circulaire de mai 1921 du Sous-Secrétariat
d'Etat de l'Enseignement technique, a pour but de diriger l'enfant, au sortir
de l'école primaire, vers une profession qui réponde le mieux à ses goûts
particuliers, à ses intérêts dominants, à ses connaissances - scolaires et
extrascolaires, - à ses aptitudes diverses, tant physiques que morales, tant
intellectuelles que sociales, tout compte tenu de la situation de la famille et
de l'état du marché du travail. »
Cette définition nous montre
clairement que l'Orientation professionnelle n'est point révolutionnaire. Si
nous résumons, nous pouvons dire qu'elle a pour but le choix d'une carrière
pour un individu. Au contraire, s'il s'agit de choisir l'individu qui convient
à une carrière donnée, on doit faire de la sélection professionnelle. En
pratique, l'orientation et la sélection professionnelles se confondent souvent.
Autrefois, le problème de
l'orientation professionnelle ne se posait pas, l'enfant voyait les artisans de
son village au travail, il les aidait à l'occasion, il allait en liberté
(liberté relative, car il y avait aussi les goûts et les possibilités de ses
parents avec lesquels il devait compter) où il trouvait son plaisir et pouvait
réussir. Maintenant, les enfants ne peuvent pas visiter les usines, et les
grands établissements commerciaux ; ils ne savent où aller et ceux qui dirigent
ces usines, ces établissements ne sont pas moins embarrassés pour choisir les
personnes les plus aptes aux tâches variées, qui exigent souvent des aptitudes
spéciales, dont ils ont besoin.
Pour les fils de riches
bourgeois qui continuent leurs études, même s'ils sont des cancres, le problème
de l'orientation professionnelle a beaucoup moins d'importance.
L'expression « orientation
professionnelle » aurait, nous dit Claparède, été employée pour la première
fois par Bovet, en 1916. Déjà, auparavant, on s'était occupé de 1a chose,
surtout en Amérique, où des efforts étaient faits en faveur du taylorisme et de
la rationalisation.
La guerre a accru le
mouvement en faveur de l'orientation et de la sélection professionnelles.
Lorsque l'Amérique prit part au conflit, elle n'avait pour ainsi dire pas
d'armée, et surtout elle manquait d'officiers. Pour sélectionner des individus
capables de remplir ce rôle, on imagina des épreuves, adoptées de celles que
Binet avait employées en France avec des enfants, des tests. L'aviation, en se
développant, posa aussi le problème du choix des aviateurs. « A un moment
donné, les pertes de l'aviation étaient dues pour 2 % aux observateurs, pour 18
% aux appareils, pour 80 % à des fautes des pilotes. On appliqua alors de
sévères et scientifiques méthodes de laboratoire avant d'admettre les candidats
à l'aviation ; ces méthodes sont admises aujourd'hui par des conventions
internationales, tant pour l'aviation civile que pour les services militaires.
Le chiffre des accidents est abaissé dans de notables proportions. »
Enfin, l'après-guerre légua
à toutes les nations une armée de mutilés qu'il importait d'autant plus
d'utiliser, suivant leurs possibilités, que la main-d'œuvre avait été raréfiée
par les pertes subies, alors que les besoins de la reconstruction, le souci de
reconstituer les stocks épuisés exigeaient une production accrue. « On sent,
écrivait Julien Fontègne, que le monde s'est, pour ainsi dire, désaxé ; les
valeurs de quelque nature qu'elles soient, sont appréciées diversement : on
court à l'argent auquel tous ou presque tous se sont accoutumés durant près de
cinq ans ; on recherche la vie facile qui, pendant ce même laps de temps, a
échappé à la majorité ; on fuit l'occupation tenace, persévérante et ... la
jeunesse suit. »
On a pu constater :
1° Que certains métiers,
certaines professions n'attirent plus la jeunesse ;
2° Qu'il en est d'autres, au
contraire qui l'attirent en excès ;
3° Que les parents et les
enfants préfèrent, en général, les occupations qui n'exigent pas
d'apprentissage ou un bref apprentissage et assurent un gain immédiat.
Les industriels, les
commerçants, les dirigeants des grandes administrations se sont alarmés,
lorsqu'ils ont manqué de la main-d'œuvre qualifiée qui leur était nécessaire.
Ils se sont alarmés aussi lorsque cette main-d'œuvre s'est offerte en trop
grande abondance, car si cette abondance leur a permis d'obtenir des prix moins
élevés, elle leur a fait craindre que la constitution d'une armée de chômeurs,
de « mal contents » ne voue le pays « au désordre et à l'anarchie ».
Pour une autre raison
encore, les industriels devaient favoriser le mouvement en faveur de
l'orientation professionnelle. « Signalons, écrit Fontègne, l'impérieuse
nécessité qu'il y a à réduire le plus possible les accidents du travail. L' «
Association des industriels de France contre les accidents du travail » estime
que, chez nous, trois mille personnes par jour sont victimes d'accidents et que
la seule catégorie des accidents du travail coûte à l'industrie plus d'un milliard
annuellement. » « A Paris, à la Société des Transports en Commun, où M. Lahy a
introduit les méthodes de sélection psychotechnique, une enquête a montré que
les wattmen admis sans examen psychotechnique préalable avaient causé, au cours
d'une année, un nombre d'accidents de 16 % supérieur à ceux qui ont été causés
par les agents sélectionnés. »
Enfin, le mouvement en
faveur de l'orientation professionnelle a eu l'appui des chercheurs et des
savants. Certes, il y a eu des pseudo-savants, peu sérieux. Wintsch nous cite
un « conseiller de professions qui juge des capacités psychotechniques d'un
futur apprenti en lui faisant dessiner un chat. » Cependant, la plupart, plus
sérieux, reconnaissent qu'on en est aux travaux de début et sont beaucoup plus
modestes en leurs prétentions. Ajoutons qu'ils sont, en général, plus
désintéressés, qu'ils ne craignent pas, à l'occasion, de se mettre en travers
des prétentions de certains employeurs qui ne voient que leur intérêt immédiat
et se soucient peu de ceux des futurs apprentis comme aussi de ceux de la
société.
Comme résultat de ces
diverses influences, des offices d'orientation professionnelle ont été créés.
En 1928, l'action de ces offices s'est exercée sur 18.425 enfants ; il s'agit
de la France seulement, bien entendu. Il existe un Institut National
d'Orientation Professionnelle qui publie un bulletin mensuel dans lequel on
peut trouver d'assez nombreuses informations concernant non seulement la
France, mais aussi l'étranger. Et la classe ouvrière ? Malgré un rapport de la
Commission de l'Enseignement de la C. G. T., il nous semble qu'elle s'est
encore peu souciée de la question.
Ainsi donc, l'orientation et
la sélection professionnelles ont été utilisées surtout par le capitalisme et
l'ont été tout naturellement à son profit.
Elles ont également été des
instruments aux mains des divers nationalismes, non seulement dans la période
de guerre, mais aussi en dehors de la guerre. On sait que divers gouvernements,
et en particulier les Etats-Unis, ont pris des mesures pour limiter et
régulariser l'immigration.
A d'autres égards, ce
mouvement peut ne pas être sans danger pour la classe ouvrière. Il est clair
que les classes dirigeantes seraient heureuses de la diviser en classes
hostiles et il semble bien qu'elles y soient parvenues dans une certaine mesure
aux Etats-Unis.
Il est à craindre, aussi,
que l'on ne se préoccupe trop des besoins du moment et que, par souci
utilitaire, on ne forme des apprentis en vue d'un travail en série et d'une
production intensive, mais non point capables de s'adapter. « L'ouvrier, écrit
M. Maisonneuve, ne doit pas être à la merci d'une industrie qu'une invention,
une crise économique, une modification douanière, un caprice de la mode peuvent
faire disparaître. Son éducation générale doit lui permettre de s'adapter avec
un minimum de temps et d'efforts à une nouvelle profession.
Enfin, n'oublions pas que
tout progrès dans le machinisme et l'organisation scientifique du travail sera
dangereux s'il n'est accompagné d'un progrès dans l'organisation sociale, car
il aura pour résultats l'avilissement du prix de la maind'oeuvre, le chômage,
la misère et les guerres qu'amènent la surproduction et la concurrence
économique.
Au moment où nous écrivons
ces lignes, il y a des millions de chômeurs dans le monde. Cependant des
enfants qui devraient encore aller à l'école pour s'instruire doivent
travailler, des femmes chargées de famille et des vieillards travaillent. La
question du choix du métier se pose à l'enfant, alors qu'il est en pleine
évolution de puberté. L'orientation professionnelle est alors illusoire parce
que la personnalité physique et la personnalité morale ne sont pas formées.
L'époque de la puberté, dit Wintsch, est une période de déséquilibre physique
et mental, et c'est le moment où l'on met les enfants devant les chemins de la
vie. Ce n'est qu'un des aspects du désordre social.
Résumant Wintsch, M. Pierrot
écrit : « Pourquoi l'homme a-t-il fait des conquêtes si importantes dans le
domaine technique ? Au point de vue logique (lequel ne correspond pas toujours,
je l'avoue, avec la réalité), c'est afin d'avoir plus de sécurité et moins de
peine ; moins de peine et plus de loisir pour l'adulte qui devrait avoir le
temps de varier son activité et même tout simplement de rêver, moins de peine
pour les vieux, pour les femmes chargées de famille, et point de travaux forcés
pour les adolescents. Un des premiers bénéfices du machinisme, et le plus
important au point de vue social, devrait être de donner à tous les enfants des
hommes la possibilité d'une instruction complète (instruction professionnelle
non étroitement spécialisée et culture générale), jusqu'à l'âge de 18 ans au
moins, sans qu'ils soient forcés de gagner prématurément leur vie. L'avenir
verra une orientation éducative, selon les aptitudes, plutôt que l'orientation
professionnelle, telle qu'on la conçoit aujourd'hui.
Trop de techniciens,
m'objectera-t-on. Mais le machinisme aura toujours besoin davantage de
techniciens, et, d'autre part, la machine doit remplacer les manœuvres - pas
complètement, c'est entendu. Or, il y aura toujours aussi (en moins grand
nombre, sans doute, avec les progrès de l'hygiène), des débiles intellectuels qu'il
faudra orienter dans les écoles spéciales vers des besognes simples et sans
responsabilité ; il y aura aussi des gens pour qui la technique est rebutante,
et qui préfèreront une activité sociale plus fantaisiste, ou même une activité
monotone et subalterne, pourvu qu'elle soit de courte durée.
Sans doute, outre les
manœuvres, la vie économique a besoin de travail manuel qualifié. Mais ce
travail manuel qualifié nécessite la connaissance d'une technique artistique et
scientifique. D'ailleurs, il ne s'agit pas de refouler le goût de beaucoup
d'enfants pour les occupations manuelles et les occupations artistiques. Au
contraire, une société où le travail serait au premier rang comme valeur
morale, devrait accorder au travail manuel qualifié (horlogerie, bijouterie,
ébénisterie, mécanique, ferblanterie, etc...) toute l'importance qu'il mérite.
Il n'est pas mal, non plus, que le technicien proprement dit mette la main à la
pâte. L'aptitude aux travaux manuels ne signifie pas du tout une infériorité
intellectuelle, car une grande habileté manuelle s'accompagne d'une
intelligence très développée ...
Il est d'ailleurs
souhaitable que chacun connaisse le pourquoi de sa besogne, qu'il soit, non pas
le serf de la machine mais son surveillant, qu'il puisse comprendre l'activité
générale des rouages d'une usine, qu'il ait la possibilité et, par suite,
l'ambition de prendre droit de regard sur l'usine elle-même et son
fonctionnement. La classe ouvrière, avec sa petite instruction actuelle ne
saurait s'affranchir seule ; elle peut conquérir de meilleures conditions de
travail, mais elle est incapable de mettre la main sur les moyens de production
et d'en diriger le fonctionnement (exemple, la Russie) ; elle est obligée de
subir la domination des capitalistes. La classe des techniciens, de plus en
plus nombreuse et de moins en moins privilégiée, n'acceptera pas éternellement
sa subordination à la classe parasitaire des financiers. Dans la société de
l'avenir, l'autorité de fait, c'est-à-dire l'autorité de domination, l'autorité
de l'argent, ne gouvernera plus les hommes. » Aujourd'hui, la classe
capitaliste s'efforce de faire miroiter, aux yeux de la classe ouvrière, tous
les avantages que celle-ci retirera de l'orientation professionnelle et néglige
de parler des motifs intéressés qui la poussent à favoriser ce mouvement.
En choisissant un métier qui
correspond à vos aptitudes, vous aurez, dit-elle au futur apprenti, moins de
chances de chômage que si vous restiez simple manœuvre, et des statistiques
exactes prouvent que cette assertion n'est pas mensongère. Vous éviterez aussi
d'entreprendre un métier pour lequel vous n'avez pas les qualités requises, qui
serait malsain et dangereux pour vous. « La vertu, leur dit-on, consiste à
n'être ni au-dessus, ni au-dessous de ce qu'on peut être : ce qu'on doit être.
On se le doit à soi-même pour son bonheur, car si les gens sont inquiets,
malades quand on leur demande un effort trop grand, on est également malheureux
quand on n'est pas à même de donner tout ce qu'on peut donner. On est seulement
heureux quand on est à sa place. »
Mais les classes dirigeantes
n'admettent de mettre « the right man » à « the right place » que dans la
mesure où ça ne trouble pas l'organisation capitaliste. Il ne lui vient pas à
l'idée d'utiliser l'orientation professionnelle pour sélectionner des agents de
change, des banquiers, des membres de conseils d'administration pour ses
entreprises. Jusqu'à quand pourra-t-elle limiter l'application intégrale d'une
meilleure organisation sociale qui n'obligera pas l'individu à exercer un
métier pour lequel il n'a point de goût, mais qui ne lui permettra pas non plus
d'occuper une fonction de direction, de contrôle, et que d'autres individus
sont mieux capables de remplir ?
Ce temps n'est pas encore
proche, l'orientation professionnelle est encore trop peu développée ; mais il
viendra d'autant plus tôt que les ouvriers appuieront davantage les efforts des
orienteurs. Ce fut un tort des révolutionnaires russes de vouloir faire leur
révolution en traitant les techniciens en parias. Sans doute parmi les
techniciens, ingénieurs, etc., y a-t-il des lèche-bottes, des conservateurs et
des réactionnaires, mais il y a aussi des hommes de progrès. Dans le Bureau de
l'Institut National d'Orientation Professionnelle, nous avons pu lire : «
L'organisation sociale est bonne si les diverses fonctions sociales sont
remplies par les hommes qui conviennent le mieux pour ces fonctions. » La
classe ouvrière doit apporter son appui éclairé à un mouvement qui peut contribuer
un jour à sa libération.
Examinons rapidement le
problème et les méthodes de l'orientation professionnelle.
D'abord, il faut écarter
l'enfant des professions pour lesquelles il n'a pas les aptitudes voulues.
Ensuite, il faut faciliter
son choix d'une profession qui lui agrée et où il pense et peut réussir.
La première partie du
problème est évidemment la plus aisée à résoudre, cependant, tout comme la
seconde, elle nécessite : d'une part, la connaissance de l'enfant, d'autre
part, la connaissance des divers métiers ou professions. Enfin, la connaissance
des besoins sociaux ne saurait être négligée, non seulement dans l'intérêt de
la société, dont toutes les fonctions - et par là nous entendons, non seulement
les fonctions d'administration, qui exigent des fonctionnaires, mais aussi les
fonctions de production qui exigent des ouvriers agricoles, d'industrie, etc.,
celles de circulation (ouvriers des transports, etc.), etc. - doivent être
remplies, mais encore dans celui des individus.
Connaître l'enfant ! C'est
d'abord le rôle de la famille, mais il faut dire que peu de parents sont aptes
à bien juger leurs enfants. C'est ensuite le rôle des instituteurs, mais les
instituteurs eux-mêmes n'ont ni les connaissances, ni les aptitudes nécessaires
pour bien orienter un enfant. Ils peuvent fournir des indications précieuses,
ce n'est pas suffisant.
Il faut : 1° des indications
d'ordre physique (fiche du médecin) ;
2° Des indications d'ordre
scolaire (fiche de l'instituteur ou des professeurs) ;
3° Des indications d'ordre
psychologique (fiche des spécialistes d'un laboratoire de psychologie) ;
4° Des indications d'un
établissement où l'enfant sera orienté progressivement, en tenant compte des
données des fiches précédentes.
Connaître les exigences des
professions ! Chose plus malaisée qu'on ne suppose, les individus sont peu
qualifiés pour découvrir leurs propres qualités. Il faudra pourtant établir des
monographies professionnelles. Il en existe déjà, mais leurs données sont
souvent incomplètes. Les syndicats ouvriers pourraient aider à la préparation
de ces monographies, ce serait bien, mais non suffisant dans beaucoup de cas.
Ici encore, il faudra faire appel à des techniciens (médecins, psychologues,
etc., etc...).
Connaître la situation
sociale du moment, savoir quels sont les métiers encombrés, ceux pour lesquels
il y a manque de main-d'œuvre. Prévoir aussi, dans la mesure du possible, les
transformations qui ne cessent de se produire et les possibilités de
réadaptation à d'autres métiers lorsque les besoins de l'un d'eux diminuent
(inventions nouvelles, tarifs douaniers, etc., etc...).
Nous n'entrons pas dans les
détails. Ces détails sont affaire des spécialistes qui ont, d'ailleurs, à
perfectionner un outil de progrès social encore bien imparfait aujourd'hui. Ce
que nous voulions, c'était, avant tout, expliquer à nos lecteurs en quoi
consistait l'orientation professionnelle et comment cette orientation, mise
d'abord au service des capitalismes et des nationalismes, pouvait devenir un
instrument de libération et de progrès. A la condition qu'ils le sachent et le
veuillent.
- E. DELAUNAY.
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