lundi 1 mai 2023

La maladie de la chair. De Bernard Noël

 "Vous penchez probablement pour plus tard, et je n’ai aucune preuve du contraire, étant bien incapable de détacher de moi pour vous l’offrir cette commotion que le temps n’affaiblit pas, et qui mêle au trajet brutal de mon geste la conscience brusque d’un soulagement infini. Vous en apercevez peut-être la lumière dans mes yeux à la seconde où j’en retrouve l’éclat, ou plus exactement l’éclair dans mes ténèbres. Vous saurez cependant que, dès cet instant, je ne suis plus le même, bien que cette transformation ne m’apparaisse pas encore parce qu’elle a besoin de toute une vie pour s’affirmer à travers mon comportement. Vous avez devant vous l’homme en qui cet instant se perpétue et se prolonge, et qui le sait chaque fois qu’il retrouve en lui-même, et c’est souvent, le coup de foudre déclenché par ce geste autrement dérisoire si je dis que ma main pénètre alors sous la culotte et touche. Vous devez entendre que le geste par lequel chacun est supposé perdre son innocence réalise chez moi l’inverse si bien qu’à l’instant je la retrouve. Vous accepterez que je ne sache pas établir une gradation dans un événement qui me foudroie : j’y contemple parfois ce qu’aucun homme ne peut apercevoir de sa propre vie, et qui en est l’origine. Vous concevrez qu’à l’occasion cela puisse me donner un sentiment de puissance folle et qu’en même temps je puisse en rire aux larmes en pensant que cette puissance a pour commencement ma main dans une culotte. Vous devez appuyer cette image sur l’arrière-pays que lui font les yeux morts de mon père vers lesquels je m’avance dès que ma mère a claqué la porte en laissant la lumière – vers lesquels je m’avance sans lâcher ce qui palpite jusque dans mon cœur. Vous voyez que cette posture est difficile à tenir, et que cette difficulté nous protège de la terreur parce que, notre équilibre y étant menacé, elle nous porte au jeu : voilà du moins ce que j’éprouve et que je communique à mon amie alors qu’elle n’éprouverait sans doute que le vertige de l’horreur devant le visage renversé, la bouche ouverte sur les dents, les yeux révulsés. Vous partagez peut-être son effroi et le mouvement qui s’ensuit et qui, en la jetant contre moi, facilite la chose sexuelle et la transforme en chose tendre, en apaisement naturel de la déchirure terrible et de son inconnu. Vous ne saurez jamais, faute d’avoir partagé mon enfance, qu’il y a bien pire que la mort, laquelle brise net le bord de l’abîme, c’est la mort vivante qui, jour après jour, vous inflige ravages et putréfaction en les mêlant à la trame de votre existence quotidienne de telle sorte que, nulle part, vous ne trouviez un lieu où vous reposer de la pourriture. Vous n’imaginez pas la fatigue du contact permanent avec le fumier de la vie, qui n’est pas qu’une crudité insupportable, qui est l’étalage sans cesse renouvelé d’une vomissure… Vous voyez ce qu’affronte à l’instant ma petite compagne, et ce qui s’enfonce dans sa mémoire en même temps que j’introduis ma main, bien qu’elle ne sache pas encore quelle double pénétration est en train d’envenimer la conscience qui, désormais, sera la sienne et fera d’elle ma semblable. Vous n’avez pas besoin d’un grand effort de représentation pour comprendre à quel point ses yeux sont ici plus ouverts que son sexe, ni combien elle se trouve davantage foutue par le haut que par le bas, cependant que le vieux débris se met à râler comme s’il partageait notre excitation. Vous ressentez notre surprise – une surprise effroyable, devant ces va-et-vient de langue et de salive, qui reflètent au cœur de notre vue l’obscur remue-ménage dont l’intérieur de notre corps est secoué : il me semble qu’alors nous sommes suspendus au bord de cette bouche, mais la séparons-nous du reste de la face qu’elle abîme ?"

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