" ...... Je ne suis pas celle que vous croyez. Je ne sais pas pour autant qui je suis, et si je le savais serais-je vraiment celle-là ? Je ne manque pourtant pas d’identité : elle me déborde, elle me jette hors de moi. J’en ai trop fait peutêtre afin d’avoir un visage tout à moi. Je crois que ce travail a pris mon temps. Je n’y pensais pas bien sûr : je veux dire que je ne pensais pas que mon temps et mon visage avaient un lien. Je crois que les choses sont poussées vers nous par l’appétit que nous avons d’elles. Je ne me suis jamais trompée de désir, sans doute parce que le désir me tient lieu de certitude, et par conséquent de volonté. J’hésite ici, non que je doute de la justesse de cette affirmation : je crains seulement de ne pas m’expliquer assez alors même que cela me suffit. J’ai beaucoup parlé avec les mots des autres, c’est pourquoi on m’a donné la tête de ces mots-là. Je les parlais si bien. Je prenais soin d’ailleurs de les épouser entièrement. Je n’aurais pas été sans cela convaincante à ce point. J’avais le goût d’être identique à leur sens. Je jouissais de cette pénétration verbale parce qu’elle était en moi bien plus vive que l’autre. Je me demande si le fait d’avoir chanté d’abord a favorisé cette sensation intime, mais il ne s’agit pas de la voix, ni même du chemin particulier qu’elle fait vibrer dans le corps, il s’agit bien du sens que je sentais circuler comme on a des bouffées de chaleur. Je le sens toujours. Je le sens à condition – m’en étais-je aperçue ? – à condition que les mots ne soient pas les miens. Je veux dire à condition de ne pas parler en mon nom mais au nom du nom que je me suis fait. J’avance en faisant cette distinction vers quelque chose qui va me déchirer. Je vais peut-être retrouver en moi celle que j’en ai chassée. J’ai voulu être la Diva et je tremble à présent à la pensée de n’être plus qu’elle. Je regrette le temps où la très belle m’échappait devant le miroir en laissant mon visage à la laide, à l’ingrate, à la vulgaire, qui se jetait sur moi en poussant la porte de ma peau. Je la regardais faire, puis ne le voyais plus parce qu’elle venait de se glisser en moi derrière l’étendue qui, de haut en bas, me sert de face. J’ai longtemps ressenti dans ce glissement, qui signifiait l’arrêt du combat, l’arrivée de l’abandon et du repos. Je m’endormais là-dessus en attendant le jour, qui me précipitait dans mon personnage. J’ai tort d’employer ce mot puisque rien ne me paraissait plus naturel que d’être qui j’avais voulu être et de vivre enfin sous des traits aimables. J’aurais dû observer le mouvement qui me remettait sous le bon visage, et faire mien le trajet de la laide à la belle, mais non, dès que j’avais le point de vue de la Divine, je m’y tenais si exactement qu’il n’y avait plus aucune autre place en moi. Je me vois marcher dans une rue, c’est dans un pays étranger et des gens sont assis à même la terre nue, la terre pauvre qui souille et qui, par la souillure, est le signe de la misère. Je marche là dans l’inconscience du lieu et comme si j’étais environnée de spectateurs. Je marche tout à coup dans un regard. Je ne l’ai pas senti se lever : il a pris la suite de l’espace et voici qu’il a remplacé l’air autour de moi. J’ai l’habitude d’être regardée, mais cette fois je ne suis pas regardée : je suis plongée dans un élément qui à la fois m’enveloppe et m’imbibe. Je sors très vite de ces yeux-là. Je n’ai vu ni leur visage ni leur couleur. Je rentre dans ma loge où la maquilleuse m’attend. Je vois qu’elle n’arrive plus à me toucher tant je suis devenue aérienne. J’avoue que ce souvenir ne cesse de me rattraper. Je l’appelle « souvenir » afin de le réduire : ce n’est pas un souvenir, c’est un morceau de présent insoluble dans le temps. Je tire à moi ce morceau plus solide qu’aucune des choses dans lesquelles j’ai cru pouvoir fixer ma demeure. Je voudrais qu’il devienne ma face et qu’il soit aussi mon âme. J’entre sur une scène et je me retrouve dans ma tête. Je regarde par mes yeux, et je vois qu’il n’y a plus rien qui vaille la peine d’être regardé. Je ferme donc mes yeux et j’entre dans un rêve, qui est ma vie. Je ne suis pas celle que vous croyez. J’ai eu le désir puis la compréhension. J’ai eu la solitude : j’ai fait semblant de la détruire afin de la préserver. Je sais que chacun fait confiance aux apparences parce que cela simplifie la relation. J’habite à présent derrière un visage enviable : il a suffisamment de gueule pour me faire une beauté. J’aimerais mieux parler du talent qu’il représente, mais qu’est-ce que le talent ? J’ai bien vu qu’on le juge à son effet plutôt qu’à son mérite : il faudrait sinon reconnaître une valeur à ce qui n’en a pas. J’ai usurpé une couronne : j’en suis fière, mais je n’en tire aucune satisfaction. J’aurais voulu qu’on m’aime de n’être pas aimable, et non pas que l’on me rende en quelque sorte justice. Je suis encore environnée de trop de sourires condescendants : le passé est une corde à mon cou sur laquelle quelqu’un peut toujours tirer. Je voudrais dire de quoi est fait mon visage – de quelle manière très composite et de quel mélange sensible dans cet envers où se poursuit ma vie, celle qui n’est pas visible. Je suis entrée dans le regard dont j’ai parlé : il m’a décomposée par sa douceur, moi qui ne connaissais que la violence. Je crois bien que cette résistance m’avait endurcie dans le présent. J’évitais de me retourner. J’allais comme les bêtes, le nez au sol, en vérité muselée par tous ces mots auxquels je prête ma vie bien davantage que ma voix. J’imagine à présent que je les arrache – oui, il arrive que je m’entrevoie penchée au bord de ma bouche. J’accouche par en haut d’un tas d’organes qui sont des intestins cervicaux, et c’est une façon d’extraire de moi je ne sais quel maléfice qui a soumis le ventre à la tête. Je fais cela dans la douleur, les mains cramponnées à ma mâchoire basse et les yeux remplis, non pas de larmes, mais d’images coulant depuis le fond – le fond d’une mémoire qu’aucune déclamation n’a jamais pu vider de son trop-plein. Je ne suis plus alors qu’un orifice du temps : j’ai ce trou au milieu du visage et je comprends tout à coup que me voilà enfin dotée de l’organe tragique, le même sans doute qui poussait au corps de la pythie quand elle étreignait son chaudron, mais moi, c’est toute la périphérie de mon propre corps que j’embrasse pour qu’il ne se répande pas comme un baquet de sang. Je voulais, chaque fois que je montais sur la scène, je voulais prophétiser une chose qui s’arrêtait dans ma gorge pour laisser passer les mots appris. J’espérais que tout cet appris provoquerait à la fin un entraînement, un jaillissement, l’expulsion de ce tampon de la misère humaine qui, en chacun de nous, est la bonde refoulant la pauvreté ou la déréliction. J’aurais dû jouer autre chose que le réalisme pour venir à bout de la réalité. Je suis une victime de mon époque et de ses directeurs, qui nous mettent un message sur la langue comme les Croisés nous bouclaient sur les reins une ceinture de chasteté. Je revois toutes les trahisons : Ça n’est rien, toi, tu as le génie ! me reprochait je ne sais quel double, qui chuchotait contre ma nuque entre deux sanglots. Je n’ai jamais eu que le génie de ma rage et l’énergie de ma colère. Je me montrais les dents : mon miroir me servait ce défi à défaut de me servir un visage rassurant. Je n’ai jamais regardé une bouche dans le désir du baiser mais dans l’attente de la morsure. Je savais qu’une attente pareille détruisait d’avance la relation, aussi m’en servais-je pour lui donner à chaque fois un tour passionnel, qui m’assurait l’avantage et métamorphosait l’échec en preuve de tempérament. J’ai su exploiter mon propre malheur comme une fortune, ce qui pourrait servir de base à une morale révolutionnaire si l’expérience était communicable en dépit de la faiblesse du langage. J’ai apprécié l’aisance de mes rivales, sans doute parce que je ne l’attribuais ni à leur fonction ni à leur gloire, mais à leur seule nature. J’ai d’autant plus de respect pour le naturel que le mien est fabriqué de toutes pièces, mais quand je pense à la nature de mes rivales, c’est au sens qu’à la campagne on donne à ce mot, et il y sert à désigner la fleur de chair qu’on aperçoit sous la queue des truies. Je n’ai pas besoin de préciser que la vision de cette chose entre des cuisses détestées m’aidait à franchir l’insupportable. J’aurais dû choisir le vice. Je n’y avais aucun penchant sans doute parce que je me forçais déjà suffisamment pour me faire un visage. Je pense à l’homme qui m’a déclaré une nuit : Il y a les femmes que je suce, et puis les autres ! Je faisais partie des autres. Je l’ai jeté dehors mais cette violence ne m’a pas soulagée de l’obsession acquise cette nuit-là d’avoir au milieu de moi une plaie puante. J’ai exigé de tous mes amants que leur langue commence par rendre hommage à cet endroit. J’avais moins le goût de cette caresse que la volonté d’imposer une épreuve, tout en sachant qu’elle relevait d’un fantasme venu de mon enfance, et non pas de cet amant de passage, qui l’avait seulement ranimé. Je me suis contrainte à rendre le même hommage à quelques femmes. Je me souviens avec plaisir de l’odeur de chacune, et j’oublie que je fus payée de retour comme j’oublie tout ce qui, dans ma personne, pourrait me paraître agréable. J’ai dû me pénétrer de l’idée que, pour moi, l’excellence passait par la nécessité d’une reconstruction complète de mon caractère et – pourquoi pas ? – de mon corps. Je me souviens de mon professeur : il me prenait à part, il me répétait plusieurs fois : Comme tu es douée, toi ! et sa voix s’éteignait en même temps que lui passait l’envie de me mettre la main au cul. J’aurais pu la prendre et l’y mettre moi-même, mais j’espérais que mon fameux don finirait par le décider. J’ai eu ma vengeance quand la célébrité m’a parée d’un charme irrésistible aux yeux de ce monsieur, mais je ne l’ai pas exploitée. Je lui ai seulement dit que le cinéma avait fait de moi une image, et qu’on ne baise pas les images : elles manquent de l’indispensable. J’aime les situations qui font battre le cœur, et le silence qui permet alors d’entendre ce battement. J’espère toujours l’occasion d’un moment de rage, qui me jettera définitivement hors de moi. Je pense au visage de ma mère, à ses yeux égarés, à sa langue agitée sans cesse par la même répétition. Je me dis : Tu aurais dans ta tête son hanneton tournant si tu ne t’étais pas servie de la misère commune pour faire de toi une autre. Je vois l’urine couler le long de la jambe et répandre alentour l’odeur de la vieillesse. Je sens alors son haleine de mère sur ma nuque, et la tendresse perdue. Je me raidis. Je vais devant la glace et retrousse mes lèvres pour qu’apparaissent les dents. Je peux l’instant d’après m’en servir pour sourire ou pour menacer, et il arrive que l’extrême proximité de ces deux signes opposés m’enchante. Je comprends alors pourquoi j’ai pu jouer la comédie aussi bien que la tragédie, c’est qu’elles s’avancent l’une vers l’autre sur le champ d’une même bataille. J’attends le face à face qui va tout révéler, mais il ne vient qu’un coup de vent – un coup de vent en tête pareil à celui qui, sur la scène, emporte tout à coup la mémoire, et on ne comprend rien à ce que vous soufflent les camarades parce que la réalité, soudain, a déchiré votre rôle. Je sais que je me contredis : je ne suis pas celle que vous croyez, et je la suis, et je ne la suis pas dans la mesure où je me vois l’être, et tant pis si j’ai l’air d’embrouiller l’écheveau que je me proposais de démêler. J’ai du mal à fixer le moment où j’explose et où les spectateurs s’accordent à me trouver du génie. Je me demande ce que les possédés savent de la possession dans l’instant où elle les chevauche, et qu’ils vont à son allure. Je sais quel plaisir cela fait sans être sûre que la comparaison sexuelle soit adéquate. Je n’ai jamais cherché à me maîtriser tout en souhaitant disposer de cette maîtrise qui me rassurerait – non ! ce fut toujours un risque à courir, et souvent la chute dans un trou. Je suppose que le trou est impressionnant puisqu’il n’a jamais suscité les sifflets : c’est qu’il doit faire vibrer les nerfs d’une jouissance plus saisissante que l’envolée. Je me soupçonne d’avoir désiré faire paraître ce trou plutôt que mes rôles. Je me revois allant au rendez-vous que m’avait fixé une célébrissime et très belle, qui voulait m’honorer d’être son égale, et j’arrive là si défaite qu’elle croit voir la mort ou la folie. Je la regarde me tourner le dos, et je suis Médée coupant la gorge de ses enfants, et je suis la plus forte, celle dont un regard peut glacer le cœur le plus chaud. Je crie, je pleure, je pars : on m’admire et on me plaint parce que la pitié rend plus supportable l’admiration. Je n’aime pas la vie : elle est trop lente ; je n’aime pas ma gloire parce qu’elle est acquise. Je me suis jetée à la tête de ma laideur comme Nietzsche à la tête des chevaux, mais lui, par ce geste réel, signe la perte de la réalité tandis que moi, par mon geste mental, je retrouve la réalité. J’aimerais attacher Nietzsche à mon petit chariot comme fit la Salomé, sauf qu’en le fouettant pour de bon je le garderais de ce côté du monde. J’ai beaucoup de corps, c’est-à-dire une viande assez lourde pour supporter le labour du délire. Je garde pour moi l’aigu, le trop vif, en vérité je les engloutis dans cette profondeur charnelle qui fait aussi bien mon désespoir que ma chance – une chance que je n’accepte pas tout en reconnaissant l’aide qu’elle m’apporte. Je me fais maigre, j’enrage de cette coquetterie ; je bois, je mange, j’enrage de ce laisser-aller. J’accepte un nouveau rôle, j’enrage d’être à cause de lui privée d’un autre. Je prends maintenant la main qu’on hésite à lancer à l’assaut de mon cul, et je lui fais toucher la crème de mon désir. J’enrage de cette vulgarité. J’enrage qu’elle ne puisse d’un coup racheter tous les viols, les tortures, les inégalités, les oppressions, les tracas, le racisme, l’injustice. Je monte sur la scène pour être un piège, une trappe, et je le suis parce que je n’ai pas peur de m’y prendre moi-même afin d’être le leurre et la proie qu’il faut être pour captiver la méfiance de l’adversaire. Je me tuerais là, devant tous, si cela pouvait changer la qualité de la représentation et racheter à jamais le théâtre de n’être pas la réalité : les gens le sentent, et ils m’aiment d’être excessive assez pour braver le bon goût et me porter jusqu’où nul n’ose aller. Je le sais. Je gesticule derrière cette carotte mortelle. Je la promène sous le nez du spectateur qui n’en revient pas de sentir pour de bon passer l’odeur du danger. Je force encore un peu, et voilà que défilent les ombres sur la paroi de la caverne cardiaque, et qu’elles font monter vers le cerveau des tremblements chamaniques. Je pourrais aller plus loin. Je le pourrais quand ces mêmes présences fumeuses s’agitent au milieu des sonorités verbales et plantent sur mes lèvres leur déraisonnable défilé. Je sens leur foulée froide, un léger flocon qui touche et disparaît. Je voudrais passer de même sur toutes les bouches dont je suis le murmure au lieu de tomber dans les cœurs. J’aime que l’on m’aime mais je n’aime pas les raisons de cet amour, aussi m’arrivet-il de planter mes ongles dans mon front et de tirer. J’ai mal et cela me fait penser au crétin qui m’assurait qu’au cinéma le talent ne compte pas, seulement la photogénie. J’ai eu l’Oscar, à Hollywood, au mépris de la photogénie. Je me souviens qu’Orson Welles m’a téléphoné : Tu es si grande que même avec une barbe, ils t’auraient trouvée très féminine ! Je crois que c’était un compliment. J’avais dans la bouche la poussière de mes vingt ans. J’écoutais le bruit des trois coups qui, chaque soir, cognaient pour la première fois. Je me disais : Qui suis-je ? dans le patois de ma banlieue, et ça n’était pas une interrogation philosophique mais une exclamation d’étonnement. Je vais jouer, ajoutais-je tout bas en contemplant l’envers mité du rideau, qui s’ouvrait en tressautant. Je jouais des histoires de passions contrariées, d’adultères honteux, de midinettes débiles et, dans le même temps, j’apprenais à vivre. Je jouais ce qu’à l’époque j’aurais pu vivre mais dont j’ai fait l’économie en le jouant : cela m’a préservée de la bêtise et de la sentimentalité. J’ai reçu en échange une maturité sans âge, qui est venue me doubler d’une sorte de savoir instinctif. J’ai trop de nez, trop de seins, trop de hanches, trop pour un monde où compte seulement la peau, mais c’est avec ce nez, ces seins et ces hanches que je construis un corps assez souple pour se glisser dans toutes les têtes. Je crois que la beauté n’est pas une chose belle. Je ne crois pas ce que je viens de dire. Je le rends crédible dès que ce n’est pas moi qui le dis mais ma bouche, et cette langue qui bande au milieu pour faire jouir la foule. Je pense au regard dont l’air m’a remplie de douceur, làbas, dans je ne sais quelle rue indienne. J’ai toujours été la furieuse, la braillarde, l’excessive pour faire rire ou pour faire pleurer. Je ne suis pas une diva, je suis une harpie, un corps plein de griffes et de dents emballé dans de la belle graisse humaine, celle qui fond si bien dans les fours et fait monter vers le ciel la fumée noire qui rassure les dieux. J’ai un tel appétit de vie que je n’aurais jamais pu me suffire à moi-même en n’étant que moi. Je l’ai compris dès mes débuts en poussant la chansonnette : ça plaisait mais c’était trop petit. Je n’ai probablement rien compris du tout : j’ai senti, j’ai poussé d’autres portes qui étaient dans ma gorge ou dans mon cœur ou dans mes yeux. J’avais pour bâtons des hommes que je confonds à présent les uns avec les autres, d’ailleurs qu’importe si je mets la tête de Massimo sur les épaules de Roberto ou l’inverse puisqu’il s’agit de fantômes. Je pense qu’à l’âge qui est le mien, je devrais jouer ma propre vie. Je suis prise d’effroi en y pensant, cela prouverait que je ne suis pas plus celle que vous croyez que celle que je crois être. J’ai peur tout à coup de voir venir une revenante, et je tremblerais devant elle parce qu’elle ne serait ni l’enfant, ni la femme, ni l’amante, mais une espèce d’hydre agitant les mille têtes qui furent d’autant plus les miennes qu’aucune ne l’était vraiment : je les essayais une à une, voilà tout, et elles m’allaient aussi bien l’une que l’autre. Je me vois au sommet d’un grand escalier, le cou posé sur un billot et mille fois décapitée de têtes qui, l’une après l’autre, roulent vers le bas. Je me demande qui peut s’apercevoir que la dernière est bien la mienne, et tout ce sang répandu mon propre sang. J’ai tant rêvé, soir après soir, d’entrer dans le définitif, et qu’il condense enfin l’évaporation de mon énergie dans une belle statue de sel. J’imaginais le dernier soleil tombant au bout du dernier vers et son dernier rayon m’épinglant sur place pour toujours. J’aimais cette image. J’ai proposé à Fellini de la réaliser, mais il s’est contenté de me faire passer dans une ruelle déserte et de me planter là, devant une grande porte de bois. Je le soupçonne d’avoir projeté de me clouer sur cette porte comme une chouette. Je l’ai même provoqué : Vas-y, crucifie-moi, j’ouvre les bras ! J’ai fait le geste, et il a eu ce rire obscène qui change la substance des images en poudre charnelle. Je lui faisais peur : il aimait ça – de loin. Je l’entends : Tu devrais te peigner quelquefois. Je réplique : Avec mon nez, sans doute ! Je vois qu’il est choqué parce qu’il a peur que je me mette à jouer avec des morceaux de mon corps : il m’en détourne en me jetant : Je ne peux pas te mettre dans mes images, tu les ferais déborder ! Je me dis que sa petite vengeance est aussi un compliment, et nous allons boire un verre dans un bouge de plâtre et de carton qu’il vient de dessiner. Je crois que je représentais pour lui une tentation ambiguë parce que mon corps allait dans le sens de ses fantasmes alors que ma langue les dissipait. J’aurais voulu mon portrait en marchande des quatre saisons qu’il fit ce soir-là – il l’a déchiré en déclarant : C’est trop ressemblant ! Je n’ai pas osé prendre sa main coupable pour lui faire toucher ce qu’il laissait chez moi parfaitement sec. Je crois qu’il m’aurait murmuré : Ça ne sert donc à rien d’avoir du génie ! J’ai gloussé doucement à cette pensée, et il s’est plaint : Pourquoi tu ris dans ta barbe ? Je ne sais plus ce que nous buvions. Je faisais semblant de n’aimer que le champagne, sans doute pour chasser de moi la marchande, ses légumes et son accent. J’ai vu tous ses films, il n’y manque que moi, mais c’est évident : j’y aurais été en trop si j’y avais été davantage que la passante d’une scène furtive. Je comprends qu’il m’a traitée là comme une morte, comme une revenante, comme le spectre de sa pensée. J’ai hésité entre « pensée » et « désir ». J’étais bien plutôt le spectre de son désir, mais ce mot m’a fait reculer devant la soudaine conscience qu’il était aussi le spectre du mien. Je suppose que les deux spectres se sont repoussés faute de s’être donné rendez-vous sur l’espace scénique qui convenait à leurs ébats. Je ne m’en étais jamais rendu compte alors que lui avec son intelligence perverse – une intelligence qui était la perversion de la sensibilité – a dû bien vite s’en apercevoir et s’amuser chez moi d’une ignorance qui m’empêchait de comprendre la raison de ses caprices à mon égard. Je l’entends se moquer : Ton truc, à toi, c’est de faire battre les cœurs assez fort pour qu’on les entende, mais ça ne sert à rien au cinéma. J’ai détesté le rire qu’il a eu là-dessus, un rire qui n’en finissait pas de casser de la vaisselle. J’aimerais jouer son rôle quand il sera mort afin de lui arracher son masque de bonhomie : on verrait alors la grimace tragique du type invité chaque soir à dîner avec le Commandeur. Je ne sais pas écrire. J’ai essayé sans conviction parce que ma langue n’est pas faite pour le papier. Je suis trop directe en ce sens que j’ai besoin de la réplique pour faire avancer ma parole. J’ai toujours beaucoup de bruit en moi, des cris, un brouhaha, une rumeur, et tout cela, qui monte spontanément vers ma bouche, ne saurait descendre vers ma main. Je n’apprends pas un rôle, je le retrouve parmi toutes les voix enfouies dans ce bruit, et j’en fais monter le ton afin de l’identifier puis de le tirer de là comme on tire d’un écheveau embrouillé le fil choisi. Je ne sais pas le texte : je sens chaque soir le filet de sa voix particulière devenir la sonorité de la mienne, et c’est un plaisir sans pareil que cette copulation vocale dont les mouvements sont aussi bien des pulsions de sens que des flux de vie. Je ne fais pas battre les cœurs avec du talent : je le fais en m’abandonnant si bien à l’Autre qu’il apparaît en moi. Je deviens sa présence réelle – non ! ce n’est pas assez, je ne suis pas, sur la scène, celle que vous croyez : je suis sa victime ! Je ne lui offre pas que ma voix : je lui offre toute la masse viandeuse avec mes nerfs, mes impulsions, mes circuits d’air et de sang pour qu’il la métamorphose et fasse paraître à la vue de tous un insupportable : Ceci est mon corps ! Je veux ce silence et je veux que le sacrifice y soit visible assez pour que l’apparition triomphante de l’Autre ne dissimule pas que mon corps, sous lui, agonise de plaisir par l’effet de la possession à laquelle il se livre. Je ne suis pas sûre que les spectateurs aperçoivent jamais le fond de l’affaire parce que les mots sont le feuillage bruissant où se dissimule la jouissance, qui doit demeurer mon secret. Je ne suis pas pour la divulgation, et rien d’ailleurs n’est mieux caché qu’au milieu du regard ou dans le vent du nom. Je crie souvent pour que le son sonne l’alerte et annonce que, tout comme Dieu tira Ève du flanc d’Adam, je tire des mots une forme. Je ris de la confusion entre la côte et le côté en regardant ces images, toujours naïves, où l’on voit l’homme accoucher de la femme, celle-ci encore engagée jusqu’à mi-cuisse dans le corps originel, dont le sommeil préserve l’inconscience. Je cherche en vain pour moi-même l’explication du secret que j’agite sous le nez des gens : il est ma force dans la mesure où il m’échappe ; c’est autour de moi une chevelure de sens qu’aucune Dalila ne pourra couper parce qu’elle est invisible. Je sais que le spectateur voit l’invisible mais il ne le sait pas : il ne voit que ma colère ou mon amour ou ma révolte sans savoir davantage qu’ils sont en lui quand il croit les regarder en moi. Je n’ose dire que le spectateur est ma marionnette parce qu’il faudrait alors récrire le paradoxe en l’attribuant cette fois au spectateur. Je pense à mon premier mari – non, ce n’était pas le premier mais le premier qui soit célèbre et qui m’ait fait jouir. Je n’avais pas jusqu’ici aligné côte à côte ces deux considérations. Je crains tout à coup d’avoir à les rapprocher, d’avoir à me dire, à oser me dire, qu’il m’a fait jouir parce qu’il était célèbre. J’avais un corps étroitement serré sur soi-même à cause de la misère et de ses conséquences. Je voulais ne plus jamais retomber dans cet état, mais un petit succès n’avait pas aboli la possibilité de cette retombée. Je me voyais à tout instant lâcher la rampe et glisser vers le bas. J’avais quelques petites économies, une petite vie et des amours petites : j’avais peur du pas à franchir pour avoir plus parce que j’y voyais aussi bien le risque d’avoir moins. Je continuais à sentir ce que j’appelais la « cuisine », et qui était la salade d’odeurs que composent le rance, l’aigre, l’humide, le moisi, le renfermé. J’imaginais que cela venait de mon sexe, que j’avais là, au plus intime, une sueur mauvaise et qui se répandait. Je ne m’interrogeais pas sur la nature de cette chose répugnante parce qu’elle me paraissait l’épanchement normal d’une puanteur accumulée dans quelque poche interne. J’avais peur de me représenter cette poche que l’angoisse gonflait souvent, et il m’en venait des images épouvantables de main tendue, de prostitution sous les porches, et c’était ma robe de gamine qu’on souillait là-bas dans le noir tout en me déchirant le ventre. J’éprouvais alors le cuisant de la plaie et l’horreur – l’horreur de l’humain qui toujours finit par basculer dans la sauvagerie, le geste crapuleux, le rire méchant. J’avais envie de me cacher sous le lit, et il m’est arrivé de le faire pour fuir la dimension ordinaire du monde et me plier là-dessous le menton aux genoux comme un fœtus qu’on a jeté dans la poussière. Je hurlais sous ma peau et ce cri rentré faisait coulisser dans ma gorge un bout de viande que je prenais pour ma langue intérieure la langue de la bête silencieuse qui dévore en moi les épouvantes et les douleurs, puis qui en expulse les restes sanglants entre mes cuisses. Je voyais tout cela dans le miroir, cette circulation et cette patience, par le moyen d’une immobilité folle qui faisait doucement frissonner ma peau et lui communiquait une transparence surnaturelle. Je restais là, toute fixe, tétanisée sans doute et plantée dans l’épaisseur de la glace comme si, m’étant avancée hors de moi par la porte des yeux, j’étais devenue la créature de mon propre regard. J’ai rencontré mon mari célèbre parce qu’il chassait d’un théâtre à l’autre le personnage qu’il avait en tête. J’étais ce personnage, et quand l’homme s’est jeté sur moi, je n’ai entendu dans ses explications que le désir violent de m’arracher mon visage. J’ai regardé ses lèvres : deux petites bêtes affamées qui grignotaient l’espace et allaient venir manger à mes yeux. J’ai cessé d’écouter, j’avais peur, et lui, tout à la joie d’avoir trouvé, tout à l’élan de son pouvoir irrésistible, ne voyait rien. J’ai levé les mains, et elles m’ont fait deux grandes paupières, et le noir qui tombait dans ma tête m’a donné le courage de fuir à toutes jambes cet individu qui voulait me prendre. J’ai bousculé des gens, couru avec le bruit du sang dans les oreilles. Je ne savais pas qu’il s’était lancé derrière moi : j’avais qui me talonnaient, non pas un homme, mais toutes les peurs de mon enfance, toutes les fumées par qui les braillements de mes ancêtres étaient montés vainement vers le ciel. Je sentais pendre en moi cette grande loque minable qui, chez les pauvres, sera toujours la moitié de leur pensée. "
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