Certains ont attribué à ce
mot les mêmes origines celtiques que celles des mots fier, rogue, arrogant,
auxquels il est apparenté par le caractère de ce qu'il exprime. D'autres ont
trouvé ces origines dans les germaniques urguol, urgilo, orgel, dont la signification
est confuse.
L'orgueil est exactement «
la haute opinion que l'on a de soi-même ». L'inclination de la plupart des
hommes à s'exagérer cette opinion et à vouloir la faire partager aux autres, a
fait que le mot orgueil est entendu le plus souvent en mauvaise part. Mais nous
verrons que si l'orgueil est la plus dangereuse et la plus néfaste des passions
humaines, il est aussi la plus nécessaire et la plus bienfaisante. A ce titre,
il doit être nettement distingué de la vanité qui n'en est que la scorie et ne
mérite que le mépris (voir vanité). L'orgueil peut être signe de noblesse ; la
vanité est toujours signe de bassesse. « La vanité est l'écume de l'orgueil,
elle est l'orgueil des petites âmes ». (A. Karr). Le proverbe : « Il n'est
orgueil que de pauvre enrichi », est inexact. Le pauvre, comme le riche, peut
posséder un légitime orgueil, s'il le puise en lui-même, en dehors de
l'arbitraire de sa condition sociale. Dans ce proverbe, vanité devrait être mis
à la place d'orgueil. Duclos a fort justement dit que « l'orgueil est le
premier des tyrans et des consolateurs ». Le faux orgueil, qui est la vanité,
est le premier des tyrans en poussant l'homme aux pires turpitudes. Le
véritable orgueil, celui que l'homme porte en lui-même comme le suprême refuge
et le protecteur de son Moi, est le consolateur de tous les déboires. Il est le
beaume enchanté qui guérit toutes les blessures de l'âme, si profondes
soient-elles.
Le bon orgueil peut être
l'effet de l'égotisme bien compris qui ne se renferme pas dans l'adoration du
MOI et ne se répand pas dans la vanité publicitaire, mais se manifeste d'une
façon féconde quand il apporte une pensée et une activité supérieures, utiles à
tous.
Contrairement à ce que
prétendent les moralistes enfarinés de conventions hypocrites qui ont médit de
l'orgueil, les animaux et les hommes isolés ont un orgueil. C'est le sentiment
de leur personnalité, de leur dignité individuelle. Il est né avec eux parce
qu'il est aussi nécessaire à la perpétuation de leur espèce, à la défense de
leur individu, que le manger et le boire. Ils ne le perdent que s'ils se
résignent à ne plus défendre leur personnalité et leur dignité, s'ils renoncent
à toute participation active dans le groupement humain. Ils perdent en même
temps que lui toute leur qualité individuelle.
Ce sont surtout les moralistes
religieux qui blâment l'orgueil. Sa réprobation est d'origine théologique.
L'Eglise, qui a établi son règne sur l'obéissance passive, sur l'humilité dans
la soumission perinde ac cadaver, a fait de l'orgueil le premier des sept
péchés capitaux. C'est lui, dit-elle, qui a perdu Satan et qui a perdu le monde
lorsque, sous l'influence de Satan, l'homme a goûté au fruit de l'arbre de
science. Sans l'orgueil que lui a insufflé Satan, l'homme serait demeuré dans
cet état d'ataraxie comateuse, d'indifférence larvique qui fait les bienheureux
et où l'Eglise voudrait le voir pour mieux le dominer. Ainsi, l'Eglise se
condamne elle-même par ses propres mythes, en particulier celui de Satan, car
elle se montre comme l'œuvre la plus complète de Satan, lorsqu'elle donne
l'exemple de l'orgueil le plus insensé en prétendant représenter Dieu et avoir
reçu de lui la révélation des seules vérités possibles, absolues, définitives,
pour exercer en son nom, sur l'humanité tout entière, la domination de
l'ignorance ainsi magnifiée. Quelle mégalomanie a jamais égalé la sienne ?
C'est en vain qu'elle se débat contre son propre mythe en appelant « prince des
ténèbres », celui qui aurait ouvert les yeux de l'homme, alors qu'elle voudrait
les tenir obstinément bouchés.
Il n'y a que sottise et
hypocrisie dans le fait de l'Eglise qui prétend supprimer les passions, qu'elle
appelle « péchés », et lance contre elles ses anathèmes. Qu'elle commence donc
par éteindre celles de ses prêtres, si souvent les pires de toutes, qui se
croient quittes quand ils ont dit : « Faites ce que nous disons, ne faites pas
ce que nous faisons ». On ne supprime pas ce qui est inhérent à la nature
humaine ; on ne peut pas plus priver l'homme de ses passions que de son
appareil circulatoire ou respiratoire. Plutôt que de lancer contre les passions
des foudres qui terrifient les êtres faibles et timorés et les poussent à des
turpitudes conventionnelles et antinaturelles, la sagesse serait de les faire
servir à un bon usage, comme le voulait Fourier, et de les diriger pour le bien
des hommes. Dans de curieux romans, notamment dans l'Orgueil, Eugène Sue,
inspiré par Fourier, a ingénieusement montré la transmutation des Sept péchés
capitaux en vertus sociales.
L'orgueil, et avec lui
toutes les passions humaines, est comme la langue d'Esope, comme la machine qui
libère l'homme ou le rive à l'esclavage, comme les gaz qui vivifient son
organisme ou lui donnent la mort, comme toutes les choses qui sont bonnes ou
mauvaises suivant l'usage qu'on en fait et les effets qu'elles produisent. Que
serait devenu le monde si des orgueilleux entêtés ne s'étaient pas obstinés
dans leur révolte appelée satanique contre les prétendus dieux, et ne s'étaient
pas acharnés à toutes les découvertes qui ont fait le progrès humain ?
Aurait-on vu des Wright, des Farman, des Lindberg si, depuis Icare dont la
foule imbécile riait en le voyant écrasé sur le sol et disait : « les dieux
justes l'ont terrassé », personne n'avait plus eu cet orgueil de vouloir voler
dans les airs, malgré les dieux et malgré les sarcasmes de la foule qui acclame
aujourd'hui ceux qui ont réussi ? Où en serions-nous si la foi invincible dans
la science, c'est-à-dire l'orgueil inébranlable de la recherche et du savoir,
n'avait soutenu contre les mêmes dieux et les mêmes foules l'élite innombrable
de tous les penseurs, de tous les inventeurs qui ont, depuis l'ancêtre lointain
constructeur de la première roue, jusqu'à Pasteur, à Edison, à Einstein,
apporté à l'humanité ses plus merveilleuses acquisitions ?
L'orgueil le plus détestable
de tous est celui de ces hommes qui voient dans les recherches et les
découvertes scientifiques ce que saint Augustin appelait « une perverse
imitation de la nature divine », de ces hommes qui, n'ayant jamais rien
cherché, prétendent avoir tout trouvé. Quel orgueil plus monstrueux et plus
criminel peut-on voir que celui de ces Eglises ne voulant rien savoir et disant
: « Je sais tout !... » aux centaines de millions d'hommes prosternés devant
elles, leur faisant résigner le légitime orgueil de leur droit à la vie et de
leur volonté de bonheur ?
Spinoza, qui a fait dans
l'Ethique une étude plus métaphysique qu'objective des passions, a dit que
l'orgueil est « la joie qui provient de ce que l'homme pense de soi plus de
bien qu'il ne faut », et il a ajouté : « l'orgueilleux se glorifie à l'excès ;
il ne parle que de ses mérites et des défauts d'autrui ; il veut que tous lui
cèdent le pas, s'avance enfin avec la gravité et la pompe qui d'ordinaire ne
sont le fait que d'hommes placés bien au-dessus de lui. » Cet orgueil-là est
celui qui se confond avec la vanité. Il est l'idéal de la vanité, comme
Napoléon est l'idéal de l'homme du maquis et Chauchard l'idéal des calicots des
grands magasins. Il est l'orgueil factice créé et développé par l'état social
chez l'individu qui réussit aux dépens des autres, et dont il favorise les
entreprises malfaisantes au lieu de s'y opposer. Il est l'orgueil inepte du
boxeur, du toréador, du spadassin, du guerrier, du politicien, du financier, du
monarque ; celui simplement puéril et encombrant du champion de danse, de
tennis, de machine à écrire, celui du cabotin, de la dame prix de beauté ou
reine de son quartier. Il correspond à des activités antisociales ou seulement
inutiles. Il est le produit de l'adoration immorale, érigée en principe, du
parvenu sans scrupules, il est le moteur le plus puissant de l'arrivisme et le
microbe le plus actif de la plus dangereuse des maladies sociales : le besoin
de paraître (voir ce mot).
Cet orgueil est né des
distinctions de classes qui ont établi des castes aristocratiques au-dessus des
foules populaires. Il convient de remarquer que l'aristocratie n'est pas
mauvaise dans son principe qu'Aristote a défini « le gouvernement des meilleurs
où les chefs obéissent fidèlement aux lois établies et où tout est fait en vue
du bien public. » Une telle aristocratie ne se différencierait pas d'une
véritable démocratie où les « meilleurs » seraient choisis. Mais il faut
compter avec l'application qui n'a jamais fait des deux systèmes que des moyens
d'exploitation humaine plus ou moins variés et odieux, l'aristocratie n'ayant
été de tout temps que le règne de l'oligarchie, et la démocratie n'étant de
tout temps aussi que le règne de la démagogie, le tout confondu dans la
ploutocratie définitivement établie par le régime de la propriété.
L'orgueil aristocratique est
une belle chose quand il s'inspire de la formule « noblesse oblige », pour
donner l'exemple de la hauteur des sentiments, de la pensée, de l'action, et
quand il comprend qu'avant d'avoir des droits, il a des devoirs. Mais cet
orgueil n'est plus que de la méprisable vanité lorsque l'aristocrate, attaché
seulement à ses titres, en abuse pour donner l'exemple de l'insanité. L'orgueil
nobiliaire qui n'a eu sa source que dans la violence et l'imposture, l'orgueil bourgeois
qui justifie tout par la possession de l'argent, sont aussi détestables l'un
que l'autre. Ils sont l'orgueil dominateur, dont les assises sont la force et
le mépris du droit. Individuel chez le maître, le chef de famille, de clan ou
d'Etat, le patron, le tyran, le dictateur, cet orgueil est collectif dans la
tribu, la corporation, la nation et s'étend jusqu'à la race. L'orgueil national
est à la base de toutes les querelles des peuples. L'orgueil de race est le
mobile de toutes les expéditions coloniales. Ils sont le prétexte idéologique
de toutes les entreprises de massacre et de rapine. Gobineau a très bien
expliqué comment la mégalomanie orgueilleuse de Louis XIV est passée dans la
nation française. Aucun peuple n'est exempt d'un orgueil semblable, inspirateur
de l'impérialisme de chacun d'eux et, s'il en est qui ne dominent pas, c'est
qu'ils ne le peuvent pas. E. Reclus a fort justement dit : « Aucun peuple
d'Europe n'a qualité pour parler au nom de la justice ». On peut en dire autant
de tous les peuples du monde. Aucun, non plus, n'a qualité pour parler au nom
d'une intelligence supérieure. La sottise est de toutes les couleurs de peau et
se manifeste sous toutes les latitudes. Les esthètes tatoués de la Côte d'Azur
n'ont pas de leçon à donner à ceux invertis de Berlin, et les trublions de MM.
Daudet et Taitinger ne sont pas moins grotesques que ceux de M. Hitler ; ils
sont tous de la même famille de ces dangereux abrutis qu'A. Retté voulait faire
mettre en cages. L'orgueil individuel, légitimement appuyé sur le sentiment de
la noblesse personnelle, est devenu méprisable en se changeant en vanité
aristocratique oppressivement exercée contre le plébéien, l'esclave, le serf,
le manant, le sujet, le peuple, même quand il est fallacieusement appelé « souverain
». L'orgueil national, légitimement fondé sur la part de véritable civilisation
apportée par un peuple à la civilisation générale, a sombré dans la vanité
nationale conquérante et dominatrice des autres peuples.
L'orgueil est, encore plus
que la conscience parce qu'il est plus naturellement impulsif et moins
raisonné, le stimulant et la récompense de l'effort individuel. L'orgueil du
travailleur, penseur ou ouvrier, qui se traduit dans la joie d'avoir conçu puis
mis toute son habileté à réaliser son œuvre, si modeste soit-elle, est sain,
légitime, nécessaire. Il entretient la volonté d'indépendance de l'homme libre
et fier. Il le rend indifférent à l'approbation ou à l'improbation d'autrui.
S'il est « la vertu du malheur », comme l'a appelé Chateaubriand, il en est
aussi le réconfort et la consolation. Il ne se pare pas des plumes du paon pour
paraître avec un éclat qui n'est pas le sien ; il brille par lui-même et ne
trompe personne. Il donne ainsi un noble exemple et il est une protestation
contre le parasitisme vaniteux des frelons de la ruche sociale. Les âmes
esclaves ne connaissent pas l'orgueil ; elles ne possèdent que la vanité qui
inspire le stupide désir de paraître. L'orgueil est d'autant plus utile à
l'homme qu'il l'empêche, par respect pour lui-même, de se livrer à des actes
blâmables qui lui procureraient l'humiliation de son propre mécontentement et
du reproche des autres. Il est 1a juste fierté de soi chez l'homme supérieur,
le sentiment qui faisait dire à Cicéron : « Je préfère le témoignage de ma
conscience à tous les discours qu'on peut tenir de moi ». Il est la magnifique
protestation du génie incompris par « la bêtise au front de taureau », que
Villiers de l'Isle Adam exprimait ainsi : « Celui qui, en naissant, ne porte
pas dans sa poitrine sa propre gloire, ne connaîtra jamais la signification
réelle de ce mot ». Il est enfin la hautaine et sereine attitude d'A. de Vigny
disant dans la Mort du loup :
« Gémir, pleurer, prier, est
également lâche. Fais énergiquement ta lourde et longue tâche Dans la vie où le
sort a voulu t'appeler Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Ceux qui ont des âmes
bassement vaniteuses, qui se sentent à l'aise dans une servilité leur
permettant de « vivre bien pour mourir gras » et dont le suprême vœu est
d'avoir un bel enterrement, ne peuvent comprendre cet orgueil farouche et
olympien, pas plus que celui du loup affamé du fabuliste qui « n' avait plus
que les os et la peau », mais qui ne s'enfuyait pas moins à la vue du cou du
chien pelé par le collier.
Gérard de Nerval, voyageant
en Orient et entendant un janissaire parlant avec mépris d'un banian (homme de
rien), disait : « J'ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de
l'homme qui .remplit des fonctions serviles à l'égard du pauvre qui cherche
fortune ou qui vit dans 1'indépendance ». Il en est ainsi sur toute la planète.
C'est la rançon de l'orgueil qui défend la dignité et la liberté humaines
d'exciter la haine des « serviteurs de l'ordre ». Au lieu de condamner cet
orgueil, comme l'enseignent les moralistes de l'esclavage, sachons le porter et
l'exalter en nous et autour de nous. Le jour où un orgueil véritablement humain
allumera dans toutes les poitrines le feu des nécessaires révoltes, on ne verra
plus de soldats pour exercer les brigandages nationaux, de policiers pour
protéger les temples du veau d'or, de larbins pour vider les pots de chambre
aristocratiques et démocratiques. Les « maîtres » ne trouveront plus de «
valets ». La justice sociale et la fraternité humaine, soutenues par un orgueil
individuel et collectif aussi jaloux de ses devoirs que de ses droits, auront
des garanties autrement solides et légitimes que dans les grimoires d'une
arbitraire « légalité » et les pratiques pharisiennes d'une odieuse « charité
», produits séniles d'une vanité qui est la caricature de I'orgueil.
- Edouard ROTHEN.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire