Le problème de l'autorité
ayant été ailleurs examiné (notamment à autorité, liberté, etc.), nous n'y
reviendrons, ici, que pour l'intelligence de notre thèse et dans la mesure où
notre point de vue, imprégné de relativisme et basé sur l'observation et
l'étude des contingences, peut différer des absolus théoriques de l'anarchisme
classique.
L'autorité est évidemment
une très grande cause d'abus, et des pires. Elle n'est autre chose que
l'exercice de la tyrannie des forts sur les faibles, elle est la consécration
de l'inégalité sociale et le moyen de maintenir cette inégalité. Mais le terme
est ambigu. Il faut distinguer entre cette autorité, l'autorité du maître, sans
explication et sans contrôle, et l'autorité du technicien qui dirige des
travaux. Il y a encore d'autres formes d'autorité : dans une situation
difficile, une collectivité suit spontanément l'autorité, c'est-à-dire la
direction du plus intelligent ou subit l'autorité, c'est-à-dire l'influence de
celui qui montre le plus de valeur morale.
Ce que nous combattons,
c'est l'esprit de domination, c'est l'autorité fondée sur le régime du bon
plaisir (sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas). L'autorité de droit
divin n'est pas autre chose que l'autorité du plus fort. On ne s'exprime plus
ainsi maintenant, mais on proclame l'intangibilité du principe d'autorité, «
nécessaire à la conduite des hommes et au bon fonctionnement des rouages
sociaux ».
Délaissant le Droit divin,
on invoque le droit de « l'Elite » à commander, pour le bien public. C'est un
nouveau terme qui se substitue à celui d'aristocratie qui signifiait la même
chose, puisqu'il voulait dire « le Gouvernement des meilleurs ». Mais
aristocratie est un terme aujourd'hui décrié. Qu'est-ce que l'élite, qu'est-ce
que l'aristocratie ? L'aristocratie se recrutait autrefois par droit de
naissance. L'argent a élargi, aujourd'hui, le recrutement de l'élite.
Que d'autres s'efforcent,
s'ils veulent, de chercher un autre sens au mot « élite » ; dans la réalité
sociale, le terme s'applique à ceux qui détiennent charges, honneurs, argent,
c'est-à-dire à ceux qui détiennent, en fait, la suprématie.
La classe nantie a besoin
d'une autorité pour assurer sa propre sécurité. Elle a besoin des gendarmes et
des gardes mobiles pour surveiller les grèves et les empêcher de dépasser
certaines limites. Elle a besoin d'une autorité morale qui entretienne le
sentiment de vassalité et qui implante dans l'esprit des gens le danger de
mettre en question le principe d'autorité. L'autorité des blancs aux colonies
et celle de l'élite en Europe s'appellent protection : protection des forts sur
les faibles, parce que les faibles ne savent pas se conduire et n'ont pas
appris à réfréner leurs « mauvais instincts ». La civilisation est-elle liée à
la suprématie des parasites ? ...
On confond aussi la
protection des forts sur les faibles (c'est-à-dire contre les faibles), avec la
défense des faibles vis-à-vis des forts. En théorie, on proclame que la loi
protège les faibles ; en pratique, si les faibles, en s'associant , en se syndiquant,
n'ont pas créé une force, c'est contre eux, le plus souvent, que se retourne la
loi. Jamais les protecteurs n'acceptent de bon gré de relâcher leur protection.
Jamais ils ne jugent que leurs protégés sont suffisamment éduqués. Il faut que
ceux-ci conquièrent leur émancipation de vive force. Même quand les protecteurs
entendent de bonne foi protéger leurs administrés, il leur est difficile de
comprendre que leur rôle est fini et qu'ils doivent abandonner le peuple aux
aléas de la liberté.
Les bolcheviks ont toujours
dit que leur idéal était d'instaurer la liberté et que la dictature du
prolétariat (plus exactement la dictature du gouvernement bolchevik) était un
régime provisoire. Il y a beaucoup de chances pour que la dictature des
bolcheviks ne disparaisse pas d'elle-même. Ils ont établi une dictature sous
prétexte de faire triompher la révolution, il faudra une nouvelle révolution
pour supprimer la dictature.
De nos jours, ce ne sont pas
les techniciens qui conduisent la production ; ce sont des financiers, des
hommes d'affaires qui ont sous leurs ordres techniciens (ingénieurs et ouvriers
qualifiés) et manoeuvres, sans leur devoir la moindre garantie ou protection,
mais prétendant exiger obéissance et fidélité. D'une façon générale et de plus
en plus, la suprématie de l'argent a remplacé celle de la technique. L'autorité
de la classe dominante tient à la possession des moyens de production et non à
la valeur de son travail. Maintenant c'est cette autorité qui est enfin mise en
question.
La question de l'autorité se
débat d'ordinaire en pleine confusion. On mêle les organismes d'autorité, qui
sont des organismes de classe, et ceux qui sont des organismes de sécurité.
Puis, les défenseurs de la domination bourgeoise ont toujours soin d'incorporer
aux qualités caractéristiques de la classe parasite l'autorité de
l'intelligence et l'autorité technique.
Or, en face de l'autorité collective,
il faut considérer aussi l'autorité individuelle. L'autorité de l'individu
intelligent et celle du technicien s'expliquent d'elles-mêmes, sans que ceux
qui la possèdent aient besoin de faire appel aux méthodes de coercition.
Néanmoins, on voit des hommes intelligents, mais sans affectivité, employer la
manière forte par mépris de l' humanité. Et, d'autre part, les représentants
d'une autorité technique peuvent trouver plus commode d'utiliser la même
méthode, surtout s'ils ont l'esprit autoritaire. Mais, en dehors des fonctions
d'autorité, où l'esprit autoritaire trouve à se développer et à s'affirmer dans
une société fondée sur la hiérarchie sociale, on retrouve l'esprit autoritaire,
c'est-à-dire l'esprit de domination, chez nombre d'individus. Et c'est vraiment
là le mauvais esprit contre lequel toute collectivité doit se défendre.
Une des erreurs des premiers
anarchistes fut de croire que la liberté suffirait pour faire régner I'âge d'or
sur terre. Toute collectivité a besoin d'une morale (disons d'une règle de jeu)
et d'agents pour assurer la sécurité et protéger les faibles. Or, pour la
sécurité individuelle, mieux vaut la justice régulière, avec ses tribunaux et
la garantie d'une défense, que la justice populaire avec ses emballements, ses
excès et ses cruautés ... La coutume a toujours cherché à assurer la sécurité
en combattant les impulsions égoïstes, c'est-à-dire l'esprit de domination.
Toutefois, elle n'a pas su empêcher, autrefois, la domination aristocratique
héréditaire, ni, aujourd'hui, la domination de l'argent.
La confiance est le régime
vers lequel tend l'humanité. Il n'y a pas de confiance sans liberté. Une
liberté absolue ? Il n'y en aura jamais, car il y aura toujours une opinion
publique. Nous ne pouvons pas la supprimer, ce n'est d'ailleurs pas
souhaitable. Mais nous devons travailler à l'éduquer et à la rendre moins
esclave du conformisme. L'opinion publique réclamera toujours des mesures
d'ordre contre les malotrus. Espérons que le nombre en diminuera avec la
transformation du milieu, la disparition des compétitions d'intérêts et
l'adoucissement des moeurs, et que la foule saura de plus en plus s'éduquer
elle-même. Mais il faudra quand même des agents de sécurité, par exemple aux
carrefours, pour protéger les piétons et assurer la circulation et le
croisement des voitures contre les imprudences des jeunes fous et contre la
vanité des imbéciles autoritaires, entêtés à ne pas céder le passage.
Quant aux fous, aux
déséquilibrés, aux égoïstes impulsifs, il faudra bien s'en mettre à l'abri. En
diminuer le nombre d'abord par une lutte rationnelle contre l'alcoolisme, la
syphilis, les maladies infectieuses. Donner ensuite l'attention nécessaire à
l'éducation des débiles mentaux et les mettre dans des professions à l'abri des
secousses sociales. Les protéger, les surveiller, enfin les isoler, si c'est
nécessaire, ce serait le rôle d'un organisme sanitaire et non celui d'une
justice de punition et de vengeance, mais avec toutes les garanties et les
moyens de défense qui sont accordés aujourd'hui aux délinquants et, en outre,
avec la garantie d'expertises contradictoires.
*
* *
Le travail est le véritable
cadre de la morale. Si dans les temps primitifs, il a été éclipsé par la valeur
guerrière, si, à l'époque actuelle, il est infériorisé par la suprématie de
l'argent, il est destiné à prendre toute son importance dans une société
libérée du parasitisme. L'activité régulière est le meilleur régulateur des
impulsions. Le travailleur s'attache à sa besogne quand il participe à une
œuvre qui l'intéresse ; il prend conscience de sa responsabilité et aussi de sa
propre utilité dans la vie sociale. L'oisif n'est soutenu par rien, il a beau
s'ingénier à tuer le temps, il a la conscience vague de son inutilité et de son
infériorité. Il est l'esclave de ses caprices et n'est pas satisfait de
lui-même. La vanité prend en lui la première place, justement parce qu'il n'a
pas de valeur personnelle.
Mais le travail comporte une
hiérarchie et une autorité techniques, auxquelles tous les ouvriers sont
assujettis. Est-ce que ce n'est pas là la preuve de la nécessité de l'Autorité
souveraine en toutes choses : politique, sociale et morale ? (Je parle de cette
Autorité à laquelle ne saurait se refuser aucune personne sensée, parce qu'elle
est incluse dans le fonctionnement même des choses qu'elle régit et qu'elle
n'est, somme toute, que l'Autorité de la Raison.)
Evitons de généraliser et
surtout de mettre sous le même vocable des choses qui ne sont pas comparables.
Il n'y a pas de liberté absolue ; nous ne sommes pas libres, bien entendu, de
ne pas tenir compte des lois de la pesanteur. Mais il est abusif de conclure à
la similitude des phénomènes physiques et des phénomènes sociaux. Si chacun
subit l'autorité de la technique, si chacun est obligé de plier son effort aux
règles de l'art, aux méthodes scientifiques ou aux procédés du métier, cela ne
comporte pas l'obéissance morale et la sujétion vis-à-vis des chefs en dehors
des choses du métier. Et, dans ce domaine encore, l'obéissance aux règles
techniques ne peut entraîner ni servilité, ni déchéance. Les hommes peuvent
rester moralement sur un pied d'égalité, étant des collaborateurs dont chacun a
son utilité.
Il n'en est pas moins vrai
que le travail apprend aux hommes la solidarité des efforts et la connaissance des
échelles de valeurs. Chacun contrôle sa propre valeur par ce qu'il est capable
de faire. Il reçoit les instructions de ceux qui ont des compétences plus
étendues, et il les reçoit non parce que ceux-ci imposent une volonté
arbitraire, mais parce qu'ils le font participer dans une certaine mesure aux
connaissances qu'ils ont acquises. Chacun peut, dans sa partie, travailler à
l'amélioration de la technique. L'organisation du travail dans une société où
l'instruction serait étendue à tous, dans la mesure des aptitudes de chacun,
apparaît comme une vaste collaboration.
Mais aujourd'hui, l'échelle
des valeurs dans le domaine économique est loin de correspondre à celle des
intelligences et des aptitudes. La Société actuelle est fondée sur la
hiérarchie autoritaire et le maintien des privilèges. La direction d'une usine
ne tolère pas que les ouvriers interviennent dans l'organisation du travail ;
c'est pour elle une question de prestige et de dignité. Beaucoup de chefs de
service sont des individus médiocres que le hasard a placés là. Et d'ailleurs
c'est grâce à des parents fortunés, ou relativement aisés, qu'ils ont pu
acquérir un certain degré d'instruction et recevoir le vernis d'une éducation
nécessaire à se faire valoir. C'est donc aussi le hasard de la naissance et non
la valeur personnelle qui leur a valu leur situation. Pour défendre leur
autorité, ils s'efforcent de marquer les distances. Plus ils sont médiocres,
plus ils sont arrogants et prétentieux. Beaucoup de ceux qui sont investis
d'une autorité quelconque s'imaginent perdre leur prestige, s'ils avouent une
simple erreur, s'ils se reconnaissent un tort vis-à-vis d'un inférieur. Même
parfois au détriment de leurs intérêts, ils renverront, ils révoqueront un
subalterne pour n'avoir pas à se déjuger. Pauvre autorité que celle qui n'a
pour soutien que l'autorité ellemême et le règlement ! Ce sont les faibles, les
vaniteux, les imbéciles, qui ont besoin de cette autorité rigide pour défendre
leur médiocrité, leur vanité et leur sottise.
Ils crient contre le «
mauvais esprit ». Comment se fait-il que d'autres sachent se faire comprendre
et respecter, là où les autoritaires ne rencontrent qu'hostilité entêtée ou
hypocrite ? Ceux-ci remplacent la compréhension par l'obéissance, et le respect
affectueux par la crainte. D'autres, enfin, brouillons et incoordonnés,
incapables de jugement et de décision, n'ont aucune influence sur leurs
subordonnés ; ils ne savent que créer une pétaudière autour d'eux.
Savoir diriger. Il y faut
une véritable aptitude. Il y a des gens incapables de guider les autres. De
même que certains savants sont de mauvais pédagogues, ou qu'un excellent
pédagogue ne sait pas toujours faire des recherches originales, de même
certains ingénieurs, capables de travailler utilement dans un laboratoire, sont
incapables de diriger un atelier, quoiqu'il n'y ait aucune incompatibilité
entre les deux fonctions.
Peut-être une science ou
plutôt une technique de la direction naîtra-t-elle un jour ? Aujourd'hui, sous
le régime actuel, y a-t-il possibilité d'une direction normale avec concorde et
harmonie ? La question du salaire rebute les travailleurs, puisqu'elle les
oblige à lutter constamment contre leur insuffisance ; un ouvrier mal payé est
un mauvais ouvrier. En outre, ils se sentent tenus en état d'infériorité et
considérés comme des inférieurs. La question irritante de la discipline et du
règlement d'atelier avec son draconisme idiot empêche toute collaboration.
Dans la société future - et
dans toute société, si on laisse les points précédents de côté - une direction
devrait tenir compte de deux points importants. Et chacun, même s'il n'a pas
été ouvrier d'usine, peut le constater lui-même, car ces deux points s'appliquent
aussi bien à l'instruction des enfants qu'au travail des adultes.
D'abord comprendre la
direction comme une indication technique et non comme une surveillance
tâtillonne. Rien n'est plus agaçant que d'avoir quelqu'un derrière son dos qui
surveille les gestes que l'on fait. Le chef, qui veut tout faire, qui, en
dehors des directives à donner, veut en contrôler l'application dans tous les
détails, fait la pire des besognes. Les subordonnés perdent toute initiative ;
ils attendent pour la moindre chose d'avoir reçu des ordres ; ils n'osent plus
agir seuls ; ils prennent le dégoût du travail.
Dans le régime de liberté,
chacun fait sa tâche le mieux qu'il peut, les uns par habitude bien réglée, les
autres avec une conscience intelligente. Les uns et les autres ont le sentiment
d'avoir accompli leur besogne sous leur propre contrôle et d'avoir agi pour le
mieux ; ils y prennent la satisfaction d'eux.mêmes.
Cela ne veut pas dire que le
chef technique doit indiquer à chacun sa besogne, sans plus d'explication. Il
ne suffit pas de dire : « voilà votre tâche, travaillez ; le reste ne vous
regarde pas. » Chacun a besoin de savoir où il va, pourquoi il fait telle ou
telle chose, en quoi consiste son effort et comment il est relié à l'œuvre
commune. L'homme n'est pas un automate, il a besoin d'explication. Expliquer,
faire comprendre, voilà le second point. nécessaire à une bonne direction,
c'est-à-dire pour qu'il y ait collaboration plutôt que subordination.
Ainsi, chacun a le sentiment
de son utilité. Il a aussi le sentiment d'une certaine autonomie. Je ne parle
pas des déséquilibrés, des arriérés, des anormaux, qui ne sauraient faire
partie d'une équipe libre, parce qu'ils ne savent pas jouir de la liberté ; un
travail libre en collaboration est impossible, par exemple, avec des
alcooliques, et il y a des individus qui, sans être alcooliques, présentent le
même déséquilibre d'esprit et la même absence de responsabilité. Même des
fantaisistes et, qui pis est, des paresseux ne sauraient s'accommoder d'un
travail régulier. L'autorité collective est quelquefois plus tyrannique que
l'autorité individuelle. Si la société future n'accepte pas le parasitisme, il
faudra que des organismes d'orientation professionnelle aident les individus à
choisir une occupation en rapport, non seulement avec leurs aptitudes
intellectuelles, mais aussi avec leur caractère moral. Remarquons que le
caractère se modifie avec l'âge, que les jeunes ont besoin de changement, que
leur curiosité les pousse à droite et à gauche, tandis que la stabilisation se
fait avec l'âge.
Avec le développement
scientifique de la production, la direction technique se substitue de plus en
plus à la direction personnelle d'un chef plus ou moins capable. Pour donner un
exemple tout à fait élémentaire, on peut dire que la technique moderne a imposé
l'exactitude, ce qui supprime un énorme gaspillage dans l'activité humaine.
Le rôle de la direction
serait simplement de mettre chacun à sa place, non pas sans doute à titre
définitif. Les individus, surtout les jeunes, peuvent augmenter leurs
connaissances et avoir besoin de changer d'activité ou de milieu. Lorsqu'un
chef a bien choisi les travailleurs d'après leurs goûts et leurs aptitudes,
lorsqu'il les a vus à l'œuvre, il n'a, pour ainsi dire, plus besoin de
surveillance ; il a véritablement des collaborateurs et non plus des
subordonnés.
Au lieu d'un chef technique
recrutant son équipe, on peut s'imaginer dans l'avenir que ce soit le conseil
de l'usine qui choisisse les ingénieurs, les compétences et mette chacun à sa
place ou aide chacun à se mettre au poste qui lui convient. On peut imaginer
aussi que l'usine ou le service technique s'organise à peu près comme le fait
une équipe de foot-ball, simple comparaison qui cependant a quelque
ressemblance avec le travail en commandite pratiqué dans l'imprimerie.
La division du travail
comporte encore dans la société actuelle une subordination désagréable, parce
que cette société est fondée sur la hiérarchie sociale. Mais l'évolution
sociale semble montrer que nous allons de plus en plus vers une diminution du
respect des hiérarchies. Ne restera donc que la hiérarchie de l'intelligence et
des capacités techniques, sans doute plus facile à accepter, si, dès l'enfance,
tous les hommes avaient la possibilité de développer leurs capacités. Chacun,
accomplissant sa besogne, a d'ailleurs son utilité propre et n'a pas à être
placé sur un échelon moral d'infériorité. Il peut avoir d'autres moyens
d'affirmer, hors de l'usine, sa personnalité soit morale, soit artistique, soit
intellectuelle.
La spécialisation à outrance
est une des plaies d'un machinisme perfectionné. Mais si la production
s'amplifie grâce aux procédés modernes, le bénéfice qui en résulte devrait être
de donner plus de loisirs aussi bien aux ingénieurs qu'aux ouvriers. Si j'étais
romancier, je pourrais très bien imaginer quelqu'un dépourvu de goût pour les
chiffres ou pour la technique, se contentant d'une besogne bien réglée de
manœuvre, tandis que, hors de l'usine, il dirigerait un cercle musical ou une
revue littéraire où participeraient certains de ses camarades occupant dans
l'usine les postes les plus importants. Mais un travailleur, qui ne considérerait
le temps passé à l'usine que comme une corvée sociale, pourrait aussi bien
pendant ses loisirs s'intéresser au jardinage, à l'élevage, ou se livrer tout
simplement à la méditation. Ce que je veux dire, c'est que la division du
travail dans la production mécanique ne devrait pas comporter a priori un
sentiment d'infériorité, quoique, dans une société où les aptitudes de chacun
pourraient être pleinement développées, l'intelligence avec ses variétés
conserverait toujours ses droits. Un homme vraiment intelligent garde le plus
souvent le bénéfice de son intelligence, même hors de sa spécialité.
L'important est d'avoir le sentiment
de son indépendance et que l'assujettissement aux méthodes scientifiques aux
règles de l'art ou aux procédés de métier n'entraîne pour personne aucun
asservissement social ou moral. Cette aspiration n'est pas contradictoire avec
les règles de l'organisation générale de la production : la centralisation n'a
jamais donné de bons résultats. Elle commence au moment où l'entreprise
économique dépasse les limites du cerveau humain, au moment où l'organisme
central ne peut plus bien se rendre compte du fonctionnement des parties, au
moment où il n'y a plus de collaboration directe entre lui et les exécutants,
où ceux-ci perdent leur droit de critique et sont incapables de faire
comprendre leurs observations. L'organisme central s'attribue le privilège d'avoir
toujours raison et de tout savoir. La collaboration est remplacée par un
contrôle autoritaire ; et l'entente et l'explication par la discipline. Ces
entreprises, qui, à un moment donné de leur croissance, sont apparues comme un
progrès certain sur la petite entreprise, mais qui ont dépassé le stade optimum
pour arriver à une extension exagérée, paraissent prospérer parce qu'elles
vivent longtemps sur un monopole et sur leur supériorité financière vis-à-vis
de leurs concurrents. Mais elles sont peu à peu ébranlées par les heurts et
ruinées par le gaspillage. Elles sont destinées à disparaître. Seule, une
organisation fédérale, qui ne serait guère possible, il est vrai, qu'avec une
organisation coopérative, peut, en respectant l'autonomie des établissements
associés, assurer une vue générale de la production et une entente pour une
commune collaboration.
Ce que je viens de dire de
l'organisation économique s'entend également de l'organisation sociale. Pour
avoir une bonne administration, les hommes doivent s'administrer eux-mêmes, ou
du moins être toujours à même de contrôler l'administration. Le régime
démocratique suppose déjà le contrôle des administrés. Mais dans de grands
Etats centralisés, le contrôle échappe complètement aux électeurs. Les Bureaux sont
à l'abri de toute action directe et possèdent une véritable omnipotence.
L'Administration forme une machine centralisée à laquelle personne ne peut
toucher, sauf pour des détails, même pas un empereur comme Marc Aurèle qui doit
se borner à donner l'exemple des vertus. Un coup d'Etat est inopérant,
puisqu'il ne change pas le personnel. Seule, une révolution peut, en mettant
tout à bas, permettre de reconstruire. Mais si on reconstruit sur le même
principe de centralisation, de nouveaux abus renaissent. Le seul moyen d'éviter
l'Etatisme et la bureaucratie centralisée est une organisation fédérale. Que
les organismes élémentaires, les communes, probablement plus grandes que les
communes actuelles, se fédèrent pour leurs services d'enseignement, d'hygiène et
de communications, et s'entendent avec les groupes ou syndicats, ou
coopératives de production, organisés eux aussi en fédérations indépendantes,
telle est, nous semblet-il, la solution de l'avenir.
*
* *
Faut-il conclure ? Il ne
saurait y avoir de formule absolue pour résoudre la complexité du problème. Par
exemple, l'affirmation de l'excellence de la liberté ne suffit pas à effacer le
besoin de protection : protection des faibles, et des enfants en particulier,
contre la brutalité ou l'égoïsme des gens sans scrupules, protection de la
société contre les impulsifs dangereux (fous, alcooliques, etc.). La liberté
n'est pas une entité, elle n'a pas de valeur absolue. C'est d'une part une
tendance de l'être, et, d'autre part, c'est une méthode, la méthode pour
accorder cette tendance avec la vie en société. Déjà il apparaît de plus que
c'est la meilleure méthode dans l'éducation pour le développement intellectuel
et surtout moral des enfants. Le grand mérite de Freud est d'avoir attiré
l'attention sur les conséquences désastreuses de l'autorité dans l'éducation.
La confiance donne l'équilibre mental. Le refoulement par la crainte déforme le
caractère. L'enfant cherche inconsciemment à lutter contre sa situation
d'infériorité par le mensonge, la vengeance ou l'hypocrisie. Au lieu de
remettre les instables dans le droit chemin, l'éducation tyrannique fabrique
des êtres anti-sociaux ou de véritables détraqués. La liberté, c'est-à-dire la
confiance, est aussi la meilleure méthode dans toutes les formes
d'organisation. Vraiment ce n'est pas une méthode de tout repos. Ceux qui
participent au fonctionnement de l'organisation ne peuvent pas se retrancher
derrière l'autorité d'en haut ou derrière un règlement intangible. Leur
fonction dépend de la division du travail et d'un besoin technique, non pas
d'une hiérarchie toute-puissante. Ils sont, sinon les serviteurs, du moins les
collaborateurs des enfants ou du public, et non pas leurs maîtres. Ils doivent
expliquer le règlement aux usagers, et il faut que ce règlement soit assez
souple, pour n'être qu'une méthode de travail et qu'on puisse le modifier d'une
façon intelligente dans les applications particulières. Il faut aussi que les
usagers puissent se rendre compte du fonctionnement de l'organisation et de ses
difficultés. La méthode de contrainte est beaucoup plus commode, mais elle ne
donne qu'une fausse sécurité. Sur quoi s'appuie-t-elle ? Sur l'infaillibilité
des principes. Mais c'est là une hypothèse toute gratuite. Soumettre les
humains aux systèmes et aux doctrines autoritaires, même aux systèmes et aux
doctrines des gens s'imaginant de bonne foi avoir trouvé la solution qui doit
faire le bonheur de l'humanité, c'est extrêmement dangereux, car la vie sociale
est toujours plus complexe que les vues étroites et quelquefois égoïstes des
dictateurs.
L'évolution sociale tend
vers la liberté, c'est-à-dire vers les méthodes de liberté dans toutes les
organisations. La dictature n'existe plus sous sa forme brutale que chez les
peuples arriérés. La liberté est le seul régime propice aux tâtonnements des
hommes, c'est-à-dire au progrès. Le conformisme est le triomphe de la
médiocrité. Je viens de dire que la liberté s'impose peu à peu dans toutes les
formes d'organisation. Pourtant ce qui empêche la liberté de s'épanouir, c'est
la division de la société en classes et l'inégalité sociale.
En dehors de l'inégalité
économique, contre laquelle une révolution paraît seule efficace, l'expérience
des hommes en vue du bien-être matériel et moral, autrement dit vers la
sécurité, commence à faire abandonner les organisations centralisées et
autoritaires pour les organisations fédérales et libres. Il y a encore beaucoup
à faire contre l'étatisme des gouvernants et des administrations. Mais il faut
une organisation. La liberté est inapplicable là où il n'y a pas
d'organisation.
Je conclus qu'il faut une
organisation pour garantir la sécurité et la liberté individuelle contre
l'égoïsme d'autrui et l'esprit de domination. Il y a des gens à l'esprit
autoritaire et sans scrupules, contre lesquels il est nécessaire de se
défendre.
Entendons-nous bien. La
liberté n'est pas compatible avec n'importe quelle organisation. Elle n'est pas
compatible avec l'absolutisme d'un tyran, pas plus qu'avec la suprématie d'une
classe parasite. Elle n'est pas compatible non plus avec un Etatisme où le
fonctionnarisme serait le maître et où les actes des individus seraient soumis
à une règle uniforme. La conquête de la liberté ne peut se faire qu'en
détruisant les organisations centralisées et autoritaires, où les individus
sont asservis, pour instaurer des organisations fédérales et libres, où les
individus puissent agir et réagir en égaux, où l'intelligence et les
compétences puissent développer leur influence intellectuelle et technique
(sans privilèges héréditaires), où la morale d'entr'aide et de confiance
remplace celle de l'esbrouffe et du prestige, fondement ordinaire de l'Autorité
dominatrice et qui ne lui sert, le plus souvent, qu'à masquer sa propre
médiocrité. –
M. PIERROT
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