vendredi 5 mai 2023

ORGANISATION (et AUTORITÉ) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Le problème de l'autorité ayant été ailleurs examiné (notamment à autorité, liberté, etc.), nous n'y reviendrons, ici, que pour l'intelligence de notre thèse et dans la mesure où notre point de vue, imprégné de relativisme et basé sur l'observation et l'étude des contingences, peut différer des absolus théoriques de l'anarchisme classique.

L'autorité est évidemment une très grande cause d'abus, et des pires. Elle n'est autre chose que l'exercice de la tyrannie des forts sur les faibles, elle est la consécration de l'inégalité sociale et le moyen de maintenir cette inégalité. Mais le terme est ambigu. Il faut distinguer entre cette autorité, l'autorité du maître, sans explication et sans contrôle, et l'autorité du technicien qui dirige des travaux. Il y a encore d'autres formes d'autorité : dans une situation difficile, une collectivité suit spontanément l'autorité, c'est-à-dire la direction du plus intelligent ou subit l'autorité, c'est-à-dire l'influence de celui qui montre le plus de valeur morale.

Ce que nous combattons, c'est l'esprit de domination, c'est l'autorité fondée sur le régime du bon plaisir (sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas). L'autorité de droit divin n'est pas autre chose que l'autorité du plus fort. On ne s'exprime plus ainsi maintenant, mais on proclame l'intangibilité du principe d'autorité, « nécessaire à la conduite des hommes et au bon fonctionnement des rouages sociaux ».

Délaissant le Droit divin, on invoque le droit de « l'Elite » à commander, pour le bien public. C'est un nouveau terme qui se substitue à celui d'aristocratie qui signifiait la même chose, puisqu'il voulait dire « le Gouvernement des meilleurs ». Mais aristocratie est un terme aujourd'hui décrié. Qu'est-ce que l'élite, qu'est-ce que l'aristocratie ? L'aristocratie se recrutait autrefois par droit de naissance. L'argent a élargi, aujourd'hui, le recrutement de l'élite.

Que d'autres s'efforcent, s'ils veulent, de chercher un autre sens au mot « élite » ; dans la réalité sociale, le terme s'applique à ceux qui détiennent charges, honneurs, argent, c'est-à-dire à ceux qui détiennent, en fait, la suprématie.

La classe nantie a besoin d'une autorité pour assurer sa propre sécurité. Elle a besoin des gendarmes et des gardes mobiles pour surveiller les grèves et les empêcher de dépasser certaines limites. Elle a besoin d'une autorité morale qui entretienne le sentiment de vassalité et qui implante dans l'esprit des gens le danger de mettre en question le principe d'autorité. L'autorité des blancs aux colonies et celle de l'élite en Europe s'appellent protection : protection des forts sur les faibles, parce que les faibles ne savent pas se conduire et n'ont pas appris à réfréner leurs « mauvais instincts ». La civilisation est-elle liée à la suprématie des parasites ? ...

On confond aussi la protection des forts sur les faibles (c'est-à-dire contre les faibles), avec la défense des faibles vis-à-vis des forts. En théorie, on proclame que la loi protège les faibles ; en pratique, si les faibles, en s'associant , en se syndiquant, n'ont pas créé une force, c'est contre eux, le plus souvent, que se retourne la loi. Jamais les protecteurs n'acceptent de bon gré de relâcher leur protection. Jamais ils ne jugent que leurs protégés sont suffisamment éduqués. Il faut que ceux-ci conquièrent leur émancipation de vive force. Même quand les protecteurs entendent de bonne foi protéger leurs administrés, il leur est difficile de comprendre que leur rôle est fini et qu'ils doivent abandonner le peuple aux aléas de la liberté.

Les bolcheviks ont toujours dit que leur idéal était d'instaurer la liberté et que la dictature du prolétariat (plus exactement la dictature du gouvernement bolchevik) était un régime provisoire. Il y a beaucoup de chances pour que la dictature des bolcheviks ne disparaisse pas d'elle-même. Ils ont établi une dictature sous prétexte de faire triompher la révolution, il faudra une nouvelle révolution pour supprimer la dictature.

De nos jours, ce ne sont pas les techniciens qui conduisent la production ; ce sont des financiers, des hommes d'affaires qui ont sous leurs ordres techniciens (ingénieurs et ouvriers qualifiés) et manoeuvres, sans leur devoir la moindre garantie ou protection, mais prétendant exiger obéissance et fidélité. D'une façon générale et de plus en plus, la suprématie de l'argent a remplacé celle de la technique. L'autorité de la classe dominante tient à la possession des moyens de production et non à la valeur de son travail. Maintenant c'est cette autorité qui est enfin mise en question.

La question de l'autorité se débat d'ordinaire en pleine confusion. On mêle les organismes d'autorité, qui sont des organismes de classe, et ceux qui sont des organismes de sécurité. Puis, les défenseurs de la domination bourgeoise ont toujours soin d'incorporer aux qualités caractéristiques de la classe parasite l'autorité de l'intelligence et l'autorité technique.

Or, en face de l'autorité collective, il faut considérer aussi l'autorité individuelle. L'autorité de l'individu intelligent et celle du technicien s'expliquent d'elles-mêmes, sans que ceux qui la possèdent aient besoin de faire appel aux méthodes de coercition. Néanmoins, on voit des hommes intelligents, mais sans affectivité, employer la manière forte par mépris de l' humanité. Et, d'autre part, les représentants d'une autorité technique peuvent trouver plus commode d'utiliser la même méthode, surtout s'ils ont l'esprit autoritaire. Mais, en dehors des fonctions d'autorité, où l'esprit autoritaire trouve à se développer et à s'affirmer dans une société fondée sur la hiérarchie sociale, on retrouve l'esprit autoritaire, c'est-à-dire l'esprit de domination, chez nombre d'individus. Et c'est vraiment là le mauvais esprit contre lequel toute collectivité doit se défendre.

Une des erreurs des premiers anarchistes fut de croire que la liberté suffirait pour faire régner I'âge d'or sur terre. Toute collectivité a besoin d'une morale (disons d'une règle de jeu) et d'agents pour assurer la sécurité et protéger les faibles. Or, pour la sécurité individuelle, mieux vaut la justice régulière, avec ses tribunaux et la garantie d'une défense, que la justice populaire avec ses emballements, ses excès et ses cruautés ... La coutume a toujours cherché à assurer la sécurité en combattant les impulsions égoïstes, c'est-à-dire l'esprit de domination. Toutefois, elle n'a pas su empêcher, autrefois, la domination aristocratique héréditaire, ni, aujourd'hui, la domination de l'argent.

La confiance est le régime vers lequel tend l'humanité. Il n'y a pas de confiance sans liberté. Une liberté absolue ? Il n'y en aura jamais, car il y aura toujours une opinion publique. Nous ne pouvons pas la supprimer, ce n'est d'ailleurs pas souhaitable. Mais nous devons travailler à l'éduquer et à la rendre moins esclave du conformisme. L'opinion publique réclamera toujours des mesures d'ordre contre les malotrus. Espérons que le nombre en diminuera avec la transformation du milieu, la disparition des compétitions d'intérêts et l'adoucissement des moeurs, et que la foule saura de plus en plus s'éduquer elle-même. Mais il faudra quand même des agents de sécurité, par exemple aux carrefours, pour protéger les piétons et assurer la circulation et le croisement des voitures contre les imprudences des jeunes fous et contre la vanité des imbéciles autoritaires, entêtés à ne pas céder le passage.

Quant aux fous, aux déséquilibrés, aux égoïstes impulsifs, il faudra bien s'en mettre à l'abri. En diminuer le nombre d'abord par une lutte rationnelle contre l'alcoolisme, la syphilis, les maladies infectieuses. Donner ensuite l'attention nécessaire à l'éducation des débiles mentaux et les mettre dans des professions à l'abri des secousses sociales. Les protéger, les surveiller, enfin les isoler, si c'est nécessaire, ce serait le rôle d'un organisme sanitaire et non celui d'une justice de punition et de vengeance, mais avec toutes les garanties et les moyens de défense qui sont accordés aujourd'hui aux délinquants et, en outre, avec la garantie d'expertises contradictoires.

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Le travail est le véritable cadre de la morale. Si dans les temps primitifs, il a été éclipsé par la valeur guerrière, si, à l'époque actuelle, il est infériorisé par la suprématie de l'argent, il est destiné à prendre toute son importance dans une société libérée du parasitisme. L'activité régulière est le meilleur régulateur des impulsions. Le travailleur s'attache à sa besogne quand il participe à une œuvre qui l'intéresse ; il prend conscience de sa responsabilité et aussi de sa propre utilité dans la vie sociale. L'oisif n'est soutenu par rien, il a beau s'ingénier à tuer le temps, il a la conscience vague de son inutilité et de son infériorité. Il est l'esclave de ses caprices et n'est pas satisfait de lui-même. La vanité prend en lui la première place, justement parce qu'il n'a pas de valeur personnelle.

Mais le travail comporte une hiérarchie et une autorité techniques, auxquelles tous les ouvriers sont assujettis. Est-ce que ce n'est pas là la preuve de la nécessité de l'Autorité souveraine en toutes choses : politique, sociale et morale ? (Je parle de cette Autorité à laquelle ne saurait se refuser aucune personne sensée, parce qu'elle est incluse dans le fonctionnement même des choses qu'elle régit et qu'elle n'est, somme toute, que l'Autorité de la Raison.)

Evitons de généraliser et surtout de mettre sous le même vocable des choses qui ne sont pas comparables. Il n'y a pas de liberté absolue ; nous ne sommes pas libres, bien entendu, de ne pas tenir compte des lois de la pesanteur. Mais il est abusif de conclure à la similitude des phénomènes physiques et des phénomènes sociaux. Si chacun subit l'autorité de la technique, si chacun est obligé de plier son effort aux règles de l'art, aux méthodes scientifiques ou aux procédés du métier, cela ne comporte pas l'obéissance morale et la sujétion vis-à-vis des chefs en dehors des choses du métier. Et, dans ce domaine encore, l'obéissance aux règles techniques ne peut entraîner ni servilité, ni déchéance. Les hommes peuvent rester moralement sur un pied d'égalité, étant des collaborateurs dont chacun a son utilité.

Il n'en est pas moins vrai que le travail apprend aux hommes la solidarité des efforts et la connaissance des échelles de valeurs. Chacun contrôle sa propre valeur par ce qu'il est capable de faire. Il reçoit les instructions de ceux qui ont des compétences plus étendues, et il les reçoit non parce que ceux-ci imposent une volonté arbitraire, mais parce qu'ils le font participer dans une certaine mesure aux connaissances qu'ils ont acquises. Chacun peut, dans sa partie, travailler à l'amélioration de la technique. L'organisation du travail dans une société où l'instruction serait étendue à tous, dans la mesure des aptitudes de chacun, apparaît comme une vaste collaboration.

Mais aujourd'hui, l'échelle des valeurs dans le domaine économique est loin de correspondre à celle des intelligences et des aptitudes. La Société actuelle est fondée sur la hiérarchie autoritaire et le maintien des privilèges. La direction d'une usine ne tolère pas que les ouvriers interviennent dans l'organisation du travail ; c'est pour elle une question de prestige et de dignité. Beaucoup de chefs de service sont des individus médiocres que le hasard a placés là. Et d'ailleurs c'est grâce à des parents fortunés, ou relativement aisés, qu'ils ont pu acquérir un certain degré d'instruction et recevoir le vernis d'une éducation nécessaire à se faire valoir. C'est donc aussi le hasard de la naissance et non la valeur personnelle qui leur a valu leur situation. Pour défendre leur autorité, ils s'efforcent de marquer les distances. Plus ils sont médiocres, plus ils sont arrogants et prétentieux. Beaucoup de ceux qui sont investis d'une autorité quelconque s'imaginent perdre leur prestige, s'ils avouent une simple erreur, s'ils se reconnaissent un tort vis-à-vis d'un inférieur. Même parfois au détriment de leurs intérêts, ils renverront, ils révoqueront un subalterne pour n'avoir pas à se déjuger. Pauvre autorité que celle qui n'a pour soutien que l'autorité ellemême et le règlement ! Ce sont les faibles, les vaniteux, les imbéciles, qui ont besoin de cette autorité rigide pour défendre leur médiocrité, leur vanité et leur sottise.

Ils crient contre le « mauvais esprit ». Comment se fait-il que d'autres sachent se faire comprendre et respecter, là où les autoritaires ne rencontrent qu'hostilité entêtée ou hypocrite ? Ceux-ci remplacent la compréhension par l'obéissance, et le respect affectueux par la crainte. D'autres, enfin, brouillons et incoordonnés, incapables de jugement et de décision, n'ont aucune influence sur leurs subordonnés ; ils ne savent que créer une pétaudière autour d'eux.

Savoir diriger. Il y faut une véritable aptitude. Il y a des gens incapables de guider les autres. De même que certains savants sont de mauvais pédagogues, ou qu'un excellent pédagogue ne sait pas toujours faire des recherches originales, de même certains ingénieurs, capables de travailler utilement dans un laboratoire, sont incapables de diriger un atelier, quoiqu'il n'y ait aucune incompatibilité entre les deux fonctions.

Peut-être une science ou plutôt une technique de la direction naîtra-t-elle un jour ? Aujourd'hui, sous le régime actuel, y a-t-il possibilité d'une direction normale avec concorde et harmonie ? La question du salaire rebute les travailleurs, puisqu'elle les oblige à lutter constamment contre leur insuffisance ; un ouvrier mal payé est un mauvais ouvrier. En outre, ils se sentent tenus en état d'infériorité et considérés comme des inférieurs. La question irritante de la discipline et du règlement d'atelier avec son draconisme idiot empêche toute collaboration.

Dans la société future - et dans toute société, si on laisse les points précédents de côté - une direction devrait tenir compte de deux points importants. Et chacun, même s'il n'a pas été ouvrier d'usine, peut le constater lui-même, car ces deux points s'appliquent aussi bien à l'instruction des enfants qu'au travail des adultes.

D'abord comprendre la direction comme une indication technique et non comme une surveillance tâtillonne. Rien n'est plus agaçant que d'avoir quelqu'un derrière son dos qui surveille les gestes que l'on fait. Le chef, qui veut tout faire, qui, en dehors des directives à donner, veut en contrôler l'application dans tous les détails, fait la pire des besognes. Les subordonnés perdent toute initiative ; ils attendent pour la moindre chose d'avoir reçu des ordres ; ils n'osent plus agir seuls ; ils prennent le dégoût du travail.

Dans le régime de liberté, chacun fait sa tâche le mieux qu'il peut, les uns par habitude bien réglée, les autres avec une conscience intelligente. Les uns et les autres ont le sentiment d'avoir accompli leur besogne sous leur propre contrôle et d'avoir agi pour le mieux ; ils y prennent la satisfaction d'eux.mêmes.

Cela ne veut pas dire que le chef technique doit indiquer à chacun sa besogne, sans plus d'explication. Il ne suffit pas de dire : « voilà votre tâche, travaillez ; le reste ne vous regarde pas. » Chacun a besoin de savoir où il va, pourquoi il fait telle ou telle chose, en quoi consiste son effort et comment il est relié à l'œuvre commune. L'homme n'est pas un automate, il a besoin d'explication. Expliquer, faire comprendre, voilà le second point. nécessaire à une bonne direction, c'est-à-dire pour qu'il y ait collaboration plutôt que subordination.

Ainsi, chacun a le sentiment de son utilité. Il a aussi le sentiment d'une certaine autonomie. Je ne parle pas des déséquilibrés, des arriérés, des anormaux, qui ne sauraient faire partie d'une équipe libre, parce qu'ils ne savent pas jouir de la liberté ; un travail libre en collaboration est impossible, par exemple, avec des alcooliques, et il y a des individus qui, sans être alcooliques, présentent le même déséquilibre d'esprit et la même absence de responsabilité. Même des fantaisistes et, qui pis est, des paresseux ne sauraient s'accommoder d'un travail régulier. L'autorité collective est quelquefois plus tyrannique que l'autorité individuelle. Si la société future n'accepte pas le parasitisme, il faudra que des organismes d'orientation professionnelle aident les individus à choisir une occupation en rapport, non seulement avec leurs aptitudes intellectuelles, mais aussi avec leur caractère moral. Remarquons que le caractère se modifie avec l'âge, que les jeunes ont besoin de changement, que leur curiosité les pousse à droite et à gauche, tandis que la stabilisation se fait avec l'âge.

Avec le développement scientifique de la production, la direction technique se substitue de plus en plus à la direction personnelle d'un chef plus ou moins capable. Pour donner un exemple tout à fait élémentaire, on peut dire que la technique moderne a imposé l'exactitude, ce qui supprime un énorme gaspillage dans l'activité humaine.

Le rôle de la direction serait simplement de mettre chacun à sa place, non pas sans doute à titre définitif. Les individus, surtout les jeunes, peuvent augmenter leurs connaissances et avoir besoin de changer d'activité ou de milieu. Lorsqu'un chef a bien choisi les travailleurs d'après leurs goûts et leurs aptitudes, lorsqu'il les a vus à l'œuvre, il n'a, pour ainsi dire, plus besoin de surveillance ; il a véritablement des collaborateurs et non plus des subordonnés.

Au lieu d'un chef technique recrutant son équipe, on peut s'imaginer dans l'avenir que ce soit le conseil de l'usine qui choisisse les ingénieurs, les compétences et mette chacun à sa place ou aide chacun à se mettre au poste qui lui convient. On peut imaginer aussi que l'usine ou le service technique s'organise à peu près comme le fait une équipe de foot-ball, simple comparaison qui cependant a quelque ressemblance avec le travail en commandite pratiqué dans l'imprimerie.

La division du travail comporte encore dans la société actuelle une subordination désagréable, parce que cette société est fondée sur la hiérarchie sociale. Mais l'évolution sociale semble montrer que nous allons de plus en plus vers une diminution du respect des hiérarchies. Ne restera donc que la hiérarchie de l'intelligence et des capacités techniques, sans doute plus facile à accepter, si, dès l'enfance, tous les hommes avaient la possibilité de développer leurs capacités. Chacun, accomplissant sa besogne, a d'ailleurs son utilité propre et n'a pas à être placé sur un échelon moral d'infériorité. Il peut avoir d'autres moyens d'affirmer, hors de l'usine, sa personnalité soit morale, soit artistique, soit intellectuelle.

La spécialisation à outrance est une des plaies d'un machinisme perfectionné. Mais si la production s'amplifie grâce aux procédés modernes, le bénéfice qui en résulte devrait être de donner plus de loisirs aussi bien aux ingénieurs qu'aux ouvriers. Si j'étais romancier, je pourrais très bien imaginer quelqu'un dépourvu de goût pour les chiffres ou pour la technique, se contentant d'une besogne bien réglée de manœuvre, tandis que, hors de l'usine, il dirigerait un cercle musical ou une revue littéraire où participeraient certains de ses camarades occupant dans l'usine les postes les plus importants. Mais un travailleur, qui ne considérerait le temps passé à l'usine que comme une corvée sociale, pourrait aussi bien pendant ses loisirs s'intéresser au jardinage, à l'élevage, ou se livrer tout simplement à la méditation. Ce que je veux dire, c'est que la division du travail dans la production mécanique ne devrait pas comporter a priori un sentiment d'infériorité, quoique, dans une société où les aptitudes de chacun pourraient être pleinement développées, l'intelligence avec ses variétés conserverait toujours ses droits. Un homme vraiment intelligent garde le plus souvent le bénéfice de son intelligence, même hors de sa spécialité.

L'important est d'avoir le sentiment de son indépendance et que l'assujettissement aux méthodes scientifiques aux règles de l'art ou aux procédés de métier n'entraîne pour personne aucun asservissement social ou moral. Cette aspiration n'est pas contradictoire avec les règles de l'organisation générale de la production : la centralisation n'a jamais donné de bons résultats. Elle commence au moment où l'entreprise économique dépasse les limites du cerveau humain, au moment où l'organisme central ne peut plus bien se rendre compte du fonctionnement des parties, au moment où il n'y a plus de collaboration directe entre lui et les exécutants, où ceux-ci perdent leur droit de critique et sont incapables de faire comprendre leurs observations. L'organisme central s'attribue le privilège d'avoir toujours raison et de tout savoir. La collaboration est remplacée par un contrôle autoritaire ; et l'entente et l'explication par la discipline. Ces entreprises, qui, à un moment donné de leur croissance, sont apparues comme un progrès certain sur la petite entreprise, mais qui ont dépassé le stade optimum pour arriver à une extension exagérée, paraissent prospérer parce qu'elles vivent longtemps sur un monopole et sur leur supériorité financière vis-à-vis de leurs concurrents. Mais elles sont peu à peu ébranlées par les heurts et ruinées par le gaspillage. Elles sont destinées à disparaître. Seule, une organisation fédérale, qui ne serait guère possible, il est vrai, qu'avec une organisation coopérative, peut, en respectant l'autonomie des établissements associés, assurer une vue générale de la production et une entente pour une commune collaboration.

Ce que je viens de dire de l'organisation économique s'entend également de l'organisation sociale. Pour avoir une bonne administration, les hommes doivent s'administrer eux-mêmes, ou du moins être toujours à même de contrôler l'administration. Le régime démocratique suppose déjà le contrôle des administrés. Mais dans de grands Etats centralisés, le contrôle échappe complètement aux électeurs. Les Bureaux sont à l'abri de toute action directe et possèdent une véritable omnipotence. L'Administration forme une machine centralisée à laquelle personne ne peut toucher, sauf pour des détails, même pas un empereur comme Marc Aurèle qui doit se borner à donner l'exemple des vertus. Un coup d'Etat est inopérant, puisqu'il ne change pas le personnel. Seule, une révolution peut, en mettant tout à bas, permettre de reconstruire. Mais si on reconstruit sur le même principe de centralisation, de nouveaux abus renaissent. Le seul moyen d'éviter l'Etatisme et la bureaucratie centralisée est une organisation fédérale. Que les organismes élémentaires, les communes, probablement plus grandes que les communes actuelles, se fédèrent pour leurs services d'enseignement, d'hygiène et de communications, et s'entendent avec les groupes ou syndicats, ou coopératives de production, organisés eux aussi en fédérations indépendantes, telle est, nous semblet-il, la solution de l'avenir.

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Faut-il conclure ? Il ne saurait y avoir de formule absolue pour résoudre la complexité du problème. Par exemple, l'affirmation de l'excellence de la liberté ne suffit pas à effacer le besoin de protection : protection des faibles, et des enfants en particulier, contre la brutalité ou l'égoïsme des gens sans scrupules, protection de la société contre les impulsifs dangereux (fous, alcooliques, etc.). La liberté n'est pas une entité, elle n'a pas de valeur absolue. C'est d'une part une tendance de l'être, et, d'autre part, c'est une méthode, la méthode pour accorder cette tendance avec la vie en société. Déjà il apparaît de plus que c'est la meilleure méthode dans l'éducation pour le développement intellectuel et surtout moral des enfants. Le grand mérite de Freud est d'avoir attiré l'attention sur les conséquences désastreuses de l'autorité dans l'éducation. La confiance donne l'équilibre mental. Le refoulement par la crainte déforme le caractère. L'enfant cherche inconsciemment à lutter contre sa situation d'infériorité par le mensonge, la vengeance ou l'hypocrisie. Au lieu de remettre les instables dans le droit chemin, l'éducation tyrannique fabrique des êtres anti-sociaux ou de véritables détraqués. La liberté, c'est-à-dire la confiance, est aussi la meilleure méthode dans toutes les formes d'organisation. Vraiment ce n'est pas une méthode de tout repos. Ceux qui participent au fonctionnement de l'organisation ne peuvent pas se retrancher derrière l'autorité d'en haut ou derrière un règlement intangible. Leur fonction dépend de la division du travail et d'un besoin technique, non pas d'une hiérarchie toute-puissante. Ils sont, sinon les serviteurs, du moins les collaborateurs des enfants ou du public, et non pas leurs maîtres. Ils doivent expliquer le règlement aux usagers, et il faut que ce règlement soit assez souple, pour n'être qu'une méthode de travail et qu'on puisse le modifier d'une façon intelligente dans les applications particulières. Il faut aussi que les usagers puissent se rendre compte du fonctionnement de l'organisation et de ses difficultés. La méthode de contrainte est beaucoup plus commode, mais elle ne donne qu'une fausse sécurité. Sur quoi s'appuie-t-elle ? Sur l'infaillibilité des principes. Mais c'est là une hypothèse toute gratuite. Soumettre les humains aux systèmes et aux doctrines autoritaires, même aux systèmes et aux doctrines des gens s'imaginant de bonne foi avoir trouvé la solution qui doit faire le bonheur de l'humanité, c'est extrêmement dangereux, car la vie sociale est toujours plus complexe que les vues étroites et quelquefois égoïstes des dictateurs.

L'évolution sociale tend vers la liberté, c'est-à-dire vers les méthodes de liberté dans toutes les organisations. La dictature n'existe plus sous sa forme brutale que chez les peuples arriérés. La liberté est le seul régime propice aux tâtonnements des hommes, c'est-à-dire au progrès. Le conformisme est le triomphe de la médiocrité. Je viens de dire que la liberté s'impose peu à peu dans toutes les formes d'organisation. Pourtant ce qui empêche la liberté de s'épanouir, c'est la division de la société en classes et l'inégalité sociale.

En dehors de l'inégalité économique, contre laquelle une révolution paraît seule efficace, l'expérience des hommes en vue du bien-être matériel et moral, autrement dit vers la sécurité, commence à faire abandonner les organisations centralisées et autoritaires pour les organisations fédérales et libres. Il y a encore beaucoup à faire contre l'étatisme des gouvernants et des administrations. Mais il faut une organisation. La liberté est inapplicable là où il n'y a pas d'organisation.

Je conclus qu'il faut une organisation pour garantir la sécurité et la liberté individuelle contre l'égoïsme d'autrui et l'esprit de domination. Il y a des gens à l'esprit autoritaire et sans scrupules, contre lesquels il est nécessaire de se défendre.

Entendons-nous bien. La liberté n'est pas compatible avec n'importe quelle organisation. Elle n'est pas compatible avec l'absolutisme d'un tyran, pas plus qu'avec la suprématie d'une classe parasite. Elle n'est pas compatible non plus avec un Etatisme où le fonctionnarisme serait le maître et où les actes des individus seraient soumis à une règle uniforme. La conquête de la liberté ne peut se faire qu'en détruisant les organisations centralisées et autoritaires, où les individus sont asservis, pour instaurer des organisations fédérales et libres, où les individus puissent agir et réagir en égaux, où l'intelligence et les compétences puissent développer leur influence intellectuelle et technique (sans privilèges héréditaires), où la morale d'entr'aide et de confiance remplace celle de l'esbrouffe et du prestige, fondement ordinaire de l'Autorité dominatrice et qui ne lui sert, le plus souvent, qu'à masquer sa propre médiocrité. –

M. PIERROT

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