mardi 23 mai 2023

Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes

 "“ J’ai mal à l’autre ” 

COMPASSION. Le sujet éprouve un sentiment de compassion violente à l’égard de l’objet aimé, chaque fois qu’il le voit, le sent ou le sait malheureux ou menacé, pour telle ou telle raison, extérieure à la relation amoureuse elle-même. 1. « À supposer que nous ressentions l’autre comme il se ressent luimême- ce que Schopenhauer nomme compassion et qui s’appellerait plus justement union dans la souffrance, unité de souffrance-, nous devrions le haïr lorsque lui-même, comme Pascal, se trouve haïssable. » Si l’autre souffre d’hallucinations, s’il craint de devenir fou, je devrais moi-même halluciner, je devrais moi-même être fou. Or, quelle que soit la force de l’amour , cela ne se produit pas : je suis ému, angoissé, car c’est horrible de voir souffrir les gens qu’on aime, mais, en même temps, je reste sec, étanche. Mon identification est imparfaite : je suis une Mère (l’autre me donne du souci), mais une Mère insuffisante ; je m’agite trop, à proportion même de la réserve profonde où, en fait, je me tiens. Car, dans le même temps où je m’identifie « sincèrement » au malheur de l’autre, ce que je lis dans ce malheur, c’est qu’il a lieu sans moi, et qu’en étant malheureux par lui-même, l’autre m’abandonne : s’il souffre sans que j’en sois la cause, c’est que je ne compte pas pour lui : sa souffrance m’annule dans la mesure où elle le constitue hors de moi-même. 2. Dès lors, renversement : puisque l’autre souffre sans moi, pourquoi souffrir à sa place ? Son malheur l’emporte loin de moi, je ne puis que m’essouffler à courir après lui, sans pouvoir espérer jamais le rattraper, entrer en coïncidence avec lui. Détachons-nous donc un peu, faisons l’apprentissage d’une certaine distance. Que surgisse le mot refoulé qui monte aux lèvres de tout sujet, dès lors qu’il survit à la mort d’autrui : Vivons ! 3. Je souffrirai donc avec l’autre, mais sans appuyer, sans me perdre. Cette conduite, à la fois très affective et très surveillée, très amoureuse et très policée, on peut lui donner un nom : c’est la délicatesse : elle est comme la forme « saine » (civilisée, artistique) de la compassion. (Até est la déesse de l’égarement, mais Platon parle de la délicatesse d’Até : son pied est ailé, il touche légèrement.)"

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