"J’ai cru que quelqu’un tirait là-dessus, tirait sur ce pan de misère, quand deux bras m’ont saisie par la taille et soulevée et emportée. Je crois me souvenir – non, c’est une sensation qui remue dans le corps, pas dans la mémoire – que ce saisissement brise net la raideur crispée qui constituait toute ma résistance et qu’il me vient un brusque apaisement. Je suis dans des bras dont la force manifeste m’entoure d’une protection inattendue cependant que l’homme répète avec une perplexité désarmante : Mais voyons, qu’est-ce qui te prend, je suis Rossellini ! Je ne savais pas qui était Rossellini. Je sentais seulement que son étonnement était rassurant et ses bras agréables, si bien qu’il m’en est venu un abandon. Je ne vois aucun intervalle entre l’instant de cette détente et celui où je me laisse déshabiller dans une chambre et, à peine suis-je nue, que la tête de l’homme descend vers mon ventre. J’ai déjà sa langue dans mon horreur, et voilà qu’au lieu de me révulser, elle me réconcilie. Je suis lustrée. Je ne sais pas d’où me vient ce mot. Je le murmure dans ma gorge et mon corps s’éclaircit dans les yeux que l’homme ouvre devant les miens tandis qu’il monte sur moi et, par son assurance communicative, me conduit pour la première fois vers le plaisir. Je ne lui en fais pas l’aveu. Je suis bien trop surprise pour cela, trop brusquement précipitée dans la confiance, et cela donne une étrange souplesse à ma peau, à mes bras, à mes jambes : un état physique et non pas un sentiment. Je passe de cet état à l’amour. J’entre dans la dépendance en même temps que je découvre une liberté qui me délie de mon passé. Je n’éprouve évidemment pas cette dépendance tant elle fait partie d’un bonheur dont l’étendue ne m’apparaîtra qu’à travers ce qui viendra le menacer, et qui prendra le visage de mes rivales, fictives puis réelles. Je comprendrai trop tard que mes fictions ont fini par agacer la réalité au point de faire sourdre de cet agacement la réalisation de mes fantasmes. J’aurais volontiers cessé de jouer, mais Rossellini ne m’aimait que pour avoir aperçu, chez moi, le personnage qu’il cherchait. Je n’ai pas besoin de préciser que ce personnage, à mon tour, m’a rendue célèbre – d’une célébrité qui s’est tout naturellement tressée à celle de mon mari. Je ne me sentais pas célèbre : j’étais dans la continuité du saisissement premier qui se développait à travers la vie commune, le travail commun, le succès commun. Je n’avais pas rompu avec les craintes anciennes : elles avaient fondu et, dans le même temps, toutes les séquelles de la misère. Je ne revois plus cette époque à travers l’intimité de ma mémoire : elle est devenue la suite des images qui se trouve dans les journaux, et que j’ai mémorisée pour qu’il ne m’en reste rien que la vision impersonnelle – la même et pas plus que celle de n’importe quel spectateur. Je dois me mentir, bien qu’il me soit en effet possible de porter sur ces images un regard froid, mais c’est pour la raison qu’elles m’aidèrent à refroidir une vision trop brûlante. Je me sais beaucoup trop excessive, et capable d’accentuer ce penchant par une lucidité qui ajoute de l’énergie à ce qu’elle devrait tempérer. J’ai le cœur percé : sept poignards à la fois lui font une couronne de douleur, et je la vois, cette couronne ensanglantée, dès qu’un peu de passion remue ma poitrine. Je la vois qui cercle mon cœur. Je joue la douleur du monde pour en délier mes spectateurs et pour expectorer la mienne. Je n’ai pas besoin de me la représenter : elle est là dès que je monte sur la scène ou que j’avance vers la caméra, et elle fait si naturellement partie de mes gestes et du tremblement de ma voix qu’on la confond avec moi. Je veux dire avec ma présence, qui est le nimbe dont on conserve la mémoire. Je ris parfois en pensant que ma gloire ne tient qu’à l’enveloppe lumineuse qui met en gloire ma laideur et lui procure ce rayonnement qu’aucune beauté ne saurait donner. J’imagine que mon souffle me fait ce panache de lumière que j’enviais si bien aux saints des églises que je m’exerçais à des élans supposés capables de créer autour de mon visage cette émanation. Je me regardais dans le miroir – le vieux miroir de ma mère au tain si piqueté qu’il semblait couvert de chiures de mouches –, non par coquetterie, mais dans l’espoir de trouver ce que j’appelais le truc des saints. Je savais qu’on ne pouvait l’acquérir par la prière : j’avais suffisamment essayé. Je voyais que l’éclat des yeux était seul comparable, mais comment l’étendre à tout le visage ? Je voulais en ce temps-là devenir une figure. Je ne savais pas ce que voulait dire ce mot. J’avais dû le lire au bas de quelque illustration, et il me plaisait. Je l’associais peut-être à l’expression « sage comme une image » en pensant qui sait ? – que la « figure » était l’aboutissement de cette sagesse, et qu’elle était le stade précédant l’apparition du nimbe. Je préférais ce dernier mot à celui d’auréole parce que ma mère parlait d’auréoles à propos des taches de sueur sous les bras de mes blouses. Je détestais les taches, toutes les taches, et que le même mot pût en désigner une catégorie particulièrement désastreuse en même temps que son contraire me plongeait dans un bizarre vertige. Je creusais moi-même en moi l’abîme à mesure que j’essayais de concevoir l’inconcevable, c’est-à-dire comment un mot peut contenir à la fois deux sens qui l’un et l’autre se repoussent et s’excluent. Je constatais qu’à vouloir les rapprocher je ne faisais qu’augmenter leur écartement, et il me semble – tant je m’y suis essayée – que j’ai fini par me projeter mentalement dans l’espace de cet écart, au point que l’exercice est devenu un jeu. J’y recours encore dans les moments difficiles, et c’est alors comme si j’avais dans ma tête une bulle-refuge où me voilà soudain à l’abri, le temps de considérer la situation et de m’armer pour la résoudre. Je m’en suis beaucoup servie dans la vie et sur la scène, mais sans jamais compter dessus de telle sorte qu’à chaque fois que je saute dans ma cachette, c’est comme si un mécanisme secret ouvrait pour mon salut une porte inconnue au fond de moi-même. Je me souviens d’une rencontre, devant le buffet du petit déjeuner, dans un hôtel quelconque : il était mathématicien, très solitaire sans doute et de passage dans ce pays, avec un désir depuis longtemps refoulé de parler, rien de plus. J’ai écouté des noms d’escales à venir : Francfort, Vienne, Jérusalem, Hong Kong, Tokyo, Sydney. J’ai rêvé sur ces noms tandis qu’il passait à la géométrie et se présentait comme une sorte d’ingénieur de l’insaisissable tout en poursuivant à propos de machines et de machinerie et de mécanismes enfermés dans une carapace. Je peinais à suivre son anglais jusqu’à cette phrase que je n’ai plus oubliée : Il y a dans toute machine une essence – une essence machinale – et c’est mon travail que de tenter de lui définir une forme dans l’espace de la géométrie… J’ai pensé à ce monsieur qui, autrefois, eût été abstracteur de quintessence, parce qu’il m’a fait entrevoir les dimensions qui s’ouvraient à l’intérieur du mot « auréole » par le travail, pour moi insoluble, de la contradiction. Je me demande si je ne dois pas à un travail semblable le sentiment que j’ai, en jouant, d’exposer ce qui, d’ordinaire, demeure invisible, et que je me représente, non pas comme une essence, mais comme la mise à jour de mes circuits nerveux, de mes plis et replis organiques. Je ne sais plus si j’ai dit au mathématicien que le langage me paraissait plus apte que la géométrie à saisir ce qui était trop aérien pour tenir dans une formule. Je sais en tout cas que je n’ai jamais dit à mon mari célèbre que, depuis qu’il m’avait ouverte au plaisir, j’apercevais certaines pièces de ma machinerie interne, et qu’il m’arrivait même d’avoir le sentiment très net de les donner à voir. Je ne crois pas qu’il aurait apprécié ce réalisme radiographique, lui qui avait tendance à me reprocher mes excès dès qu’ils n’étaient pas au service de sa néo-réalité. Je crois bien d’ailleurs n’avoir jamais été celle qu’il croyait, ni au lit, ni dans la vie quotidienne, ni devant sa caméra, quelle que soit, et je l’apprécie toujours, la perspicacité de son intuition. Je suis responsable, bien sûr, de mes retraits, mais comment expliquer à quelqu’un qui contemple votre nudité, et qui s’en satisfait, que vous n’êtes pas encore vraiment nue ? Je ne sais pas si mes impressions radiographiques relevaient du fantasme ou d’un désir d’exhibition lié à ce besoin d’outrepasser la nudité. J’imagine qu’on traite chez moi d’excès ce qui simplement fait défaut aux autres, non que j’aie rien de plus, il ne leur manque qu’un peu d’appétit ou de révolte. Je vois ma limite, et au lieu d’habiter paisiblement à l’intérieur du talent qu’elle protège ou fortifie, je vais me pencher au bord. J’essaie, sans illusions, de passer par-dessus, mais le talent – tant pis je change d’image – est une peau que l’on ne se retire pas plus qu’on ne saurait s’écorcher de sa propre peau pour s’offrir plus vive. J’ai eu parfois cette illusion, et finalement j’étais encore et toujours enveloppée par cela dont je pensais m’être déshabillée. Je n’y gagnais qu’un peu plus de lucidité décapante, celle qu’on caricature en me qualifiant de louve, de panthère ou de Madame Volcan. Je n’ai de volcanique que la faculté – il faut que j’accepte à la fin de me dire qu’elle est rare –, que la faculté de m’oublier moi-même – passionnément ! Je situe le secret de mon métier, ou son mystère, dans l’oubli de soi, un oubli qui est le couteau du sacrifice indispensable à l’incarnation de ces existants virtuels que sont les personnages. Je pense que, dans mon cas, le sacrifice abolit le paradoxe du comédien. J’avais cinq ou six ans. Je m’allongeais sur mon lit dressé dans un coin sombre. Je regardais le plafond. Je voyais la mer, les vagues jusqu’au ciel, la baleine, les îles, le poisson-scie. Je fermais les yeux. Je me racontais ce que je venais de voir, et cela faisait apparaître les détails : la peau de la baleine, les dents de la scie, le jet d’eau, l’embarcadère avec les palmiers. J’ai raconté ces voyages immobiles à Luchino, quand je le cachais dans la chambre du fond, la chambre noire, parce qu’il était recherché par les Allemands. Je lui ai dit : Fais comme ça, et tu verras la paix ! Je me souviens comme il m’a serré les mains en me disant : Je la vois déjà dans tes yeux ! Je jouais à cette époque-là avec Totò : j’étais comique. Je faisais rire parce que le rire était l’arme populaire contre le fascisme. J’incarnais une chanteuse espagnole qui, je ne sais plus à quel propos, déclarait : Nous voulons la liberté ! Je ne disais pas ces mots en raison des circonstances, mais les circonstances leur donnaient un sens qui soulevait l’enthousiasme. J’ai reçu l’ordre de retirer cette phrase. J’ai fait semblant de ne pas comprendre, puis il y a eu des menaces : une bombe dans le théâtre, qui n’a pas explosé, mais qui en annonçait une autre. Je me demandais ce que j’allais faire. Je me le demandais encore en disant : Nous voulons… et soudain, j’ai crié : l’air pur ! J’ai cru que la salle s’écroulait si grande fut la violence des applaudissements. Je me souviens mal de cette longue suite d’années vécue sous le fascisme. J’ai l’impression d’avoir eu une jeunesse sale, confinée, privée d’air justement. J’avais cette saleté en moi, je ne faisais pas la part des choses : celle de la misère, du régime politique, celle de la société, car tout cela était naturellement indistinct. Je croisais les chemises brunes dans la rue, je trouvais ces gens-là un peu bouffons, comme tous les porteurs d’uniformes : les curés, les portiers, les carabiniers, il n’y avait que les postiers qui trouvaient grâce à mes yeux. Je pensais que l’uniforme fait de celui qui le porte le gardien d’une chose qu’il garde sous ce couvercle. Je me souviens de ma terreur à l’idée que mon ange gardien pourrait lâcher sur moi son couvercle et m’enfermer à jamais dessous. J’enrageais d’être dotée malgré moi d’un gardien, par-dessus le marché invisible, et qui pouvait tout voir de moi, y compris mes pensées. J’inventais des ruses pour dissimuler mes pensées derrière ma tête, mais je savais bien que cela ne servait à rien. Je voyais l’ange rire et se moquer de mes efforts en brandissant son couverclebouclier : je boxais l’air en vain. Je crois que l’invisible est la pire oppression, c’est un virus, c’est même le virus par excellence. J’aurais voulu savoir me servir de l’invisibilité, d’abord pour jouer quelques bons tours à mes spectateurs, et puis pour protéger efficacement celui qu’il fallait dérober aux Allemands. Je lui ai parlé un jour de ce désir, et il m’a confié : Tu sais, un nom peut en cacher un autre sans dissimuler pour autant le visage, ainsi j’ai les papiers d’identité d’un certain Alfredo Guidi et ma tête est toujours celle de Visconti. J’ai compris la valeur de la confidence sans en comprendre le motif, sinon la confiance – une confiance faite à la femme et non pas à la comédienne que Luchino n’est jamais venu écouter au théâtre. Je lui dois un beau rôle au cinéma, et cependant je lui en ai toujours voulu de ne pas m’avoir découverte. Je ne sais pas qui j’étais pour lui quand je l’hébergeais : une camarade, sans doute, qu’il fallait traiter avec respect. J’évitais de montrer qui j’étais. Je gardais ma rage pour moi – ma rage devant la lenteur de la vie, qui tardait à changer. J’étais heureuse de jouer régulièrement, d’avoir un public, mais ce n’était pas assez. J’étais sortie de la misère, pas de la mesquinerie : petits rôles, petits cachets. Je ne rêvais pas d’être une vedette : je rêvais d’avoir une vraie vie, sans donner un contenu précis à ce « vrai ». J’ai toujours le même rêve : j’en ai parfois croisé la réalité, comme un fumet qui vient du milieu de la table, et si l’on regarde par là, on n’aperçoit en guise d’apparition qu’un plat de spaghettis au basilic. Je pense à Luchino, qui a trouvé parfois le langage de cette vérité en prenant le risque de souffler dans le regard ce mouvement qu’on appelle la beauté : qu’est-ce qu’une femme, bâtie comme je le suis, a de commun avec la beauté ? Je sais qu’on peut trouver belles ma passion, ma véhémence, mes colères, mes façons de crier, de pleurer, de réclamer l’amour ou l’attention, et quoi ? J’en suis réduite à vivre avec cette agitation, qui la plupart du temps n’est que la moins bancale prothèse de ma douleur ou de mon insatisfaction. Je ne connais de la vraie vie que sa face négative : l’absence. Je me dis que l’humanité se compose de ceux qui peuvent se payer le luxe de manquer de « vraie » vie, et puis de ceux qui se contentent d’avoir une vie – ou plutôt qui s’en contenteraient volontiers s’ils n’en étaient privés par le chômage, le malheur, la maladie. J’admire Luchino d’avoir su promener sa caméra dans les deux mondes, celui de Senso et celui de La terre tremble. Je suis restée en panne entre les deux, en dépit de mon argent, de ma gloire, de ma langue bien pendue et de ma tignasse. Je ne sais où mettre mon cœur parce qu’il avait besoin d’une autre tête, mais que serait-il devenu s’il l’avait eue ? J’ai dit un jour à Fellini : Tu devrais raconter l’histoire d’un corps désaffecté… J’ai vu pétiller autour de ses yeux ses plis de malice : Qu’est-ce qu’un corps désaffecté ? J’ai dit : C’est un bâtiment vide… J’ai frémi à sa réplique : Que fais-tu de la voix humaine ? J’ai soudain entendu ma propre voix retentir dans mon corps. Je ne suis plus qu’une peau en forme de femme, un gant humain. Je me demande comment j’ai pu devenir ce rien qui n’a laissé debout que la peau. Je me reprends. J’ai devant moi Federico et son bon sourire et sa bouche qui m’assure : Je ne pensais pas à ton film, je pensais à ce qui résonne si vivement dans un bâtiment vide. Je n’avais pas, moi non plus, pensé à mon film, le second tourné avec Roberto. Je n’avais pensé à rien de précis, sauf au vide. Je me suis toujours demandé d’où viennent les images, celles qui précèdent les mots, et qui n’ont aucun lien avec le présent de notre pensée. Je vois souvent ma langue flotter derrière les créneaux de mes dents comme une flamme rouge : elle bat au vent d’un orage, reçoit la foudre, la renvoie au ciel. J’aime la tête que j’ai alors, pleine de bruits et de fureur et tout habitée par la tragédie. Je ne sais pas ce qui est en jeu. Je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis dans l’élan originel, celui qui donne aux pierres la forme des dieux, et aux hommes la volonté de se tenir debout. Je suis au comble d’une puissance qui met à mes tempes les rayons de lumière que les vieilles images mettent au front de Moïse. Je retombe dans la grisaille du jour et près de moi, rien, pas même les débris des tables de la loi, juste un petit tas de mots dont je pousse la poussière sous le lit. Je donne quelques coups de pied sur le sol pour frapper les trois coups du retour à la réalité, mais où suis-je ? J’ai beaucoup plus de temps pour la solitude depuis que mon visage est devenu la prison d’une conscience muette. Je fais semblant, semblant bien sûr d’être le personnage que chacun croit que je suis. Je me simplifie, me dis-je pour m’y encourager. Je n’en joue que mieux mes rôles parce que je suis protégée contre producteurs et metteurs en scène par celle qu’ils croient que je suis. J’ai seulement peur que celle-là ne se soit incrustée en moi comme une tumeur. Je m’en défends. Je la tiens à petite distance comme on soulève un peu son masque pour respirer sans montrer son visage. J’oublie parfois de me donner ce bol d’air quand je vais au lit avec un homme : c’est qu’il me faut garder la possibilité de m’en débarrasser sur un apparent coup de tête, qui fait partie de l’image qu’on prend pour moi. J’ai de moins en moins besoin de gigoter en compagnie, non que je me suffise à moi-même, mais l’amour qu’on me fait s’adresse rarement à moi. J’aimerais bien pouvoir prier celle que je ne suis pas d’ouvrir ses jambes à ma place puisque c’est elle qu’on veut baiser, malheureusement nous avons les mêmes jambes. Je sais qu’il ne faut pas trop en demander aux doubles si l’on veut qu’ils remplissent exactement leur fonction. Je tâte parfois l’étoffe du mien pour m’étonner de ne rien trouver de palpable. Je devrais dire que je ne me résigne pas à ce qu’un rôle ne soit pas la vie. Je m’engage tout entière en chacun, mais sait-on si l’on est pleinement engagé dans la vie tant que la mort ne vous tient pas à la gorge. J’ai peur quand je monte sur la scène, quand je me jette devant la caméra avec une brusquerie qui choque ou qui surprend. Je vis moins bien que je ne joue. J’oublie que je vis dans le regard de la mort. J’ai bêtement mal au ventre au lieu de sentir dans mon ventre la pointe de la faux. Je ne sais pas deviner la pression du doigt de Dieu dans la torsion d’un boyau, comme si Dieu ne pouvait pincer que les parties nobles. J’avais proposé à Pier Paolo de jouer Esaü et de laisser tomber le plat de lentilles pour une bonne soupière de spaghettis. – Non, m’a-t-il répliqué, on va remplacer la multiplication des pains par une tempête de pâtes ! Je le vois agiter ses belles mains maigres pour mimer le miracle. Je crois qu’il aimait tellement les miracles qu’il risquait la mort chez les voyous afin d’offrir au destin la tentation de sa résurrection. Je me demande pourquoi ça n’a pas marché : Dieu, pourtant, lui devait bien ça, mais Dieu est un ingrat qui ne prend même pas la peine d’exister pour répondre au besoin qu’a de lui l’humanité. Je ne vois que Pier Paolo pour raconter cette histoire. J’aurais pu jouer Dieu s’il avait osé : un Dieu qu’on aurait vu tirer de soi la part féminine, comme il avait obligé Adam à le faire, et chacun aurait compris qu’il tirait de soi le mot charnel de sa propre fin. J’imagine la tête du pape obligé de voir le divin trouver son achèvement dans le féminin. Je rêve. Je rêve que ce féminin entre dans la bouche de Pier Paolo, monte sur sa langue et proclame la naissance du sexe unique. Je me demande ce que Federico, à cette vue, aurait fait des tas de viandes qui lui servaient de déesses. Je pense qu’il est temps que la folie vienne danser sur nos cadavres. J’ai peur que ce monde finisse dans les images, et qu’il ne reste à la surface de la Terre qu’un peu de substance trouble où l’on ne distinguera plus le corps de la fumée. J’ai parfois le sentiment des sauvages, qui flèchent l’objectif afin d’éviter que cet œil rond ne dévore leur âme. J’offre cependant la mienne parce que je partage la perversion générale qui fait de nous la marchandise des apparences. Je ne sais pas mourir quand il le faudrait, je sais tout juste faire semblant d’avoir une vie, puis une autre, au gré d’histoires qui ne sont jamais la mienne. J’exagère : on achète justement mes exagérations. J’ai peu de cul quoi qu’on en dise et beaucoup d’exagération. Je suis une boutique, un magasin, un artisanat d’exagérations, et avec succès depuis qu’en 1945 j’ai su lancer ce cri sublime : Francesco ! Francesco ! Je ne sais plus quelle tête avait Francesco. Je pense qu’il en avait deux : la sienne, et celle que je lui faisais en moi, celle de mon amour, celle de Roberto probablement puisqu’il ne m’avait pas encore trahi pour le glaçon venu de Suède. Je sais que personne n’imagine la brûlure du froid. Je donne cette excuse à ce pauvre Roberto qui agita son nom comme un grelot la première fois qu’il me prit dans ses bras. Je ne saurais lui en vouloir à présent de n’avoir été que son propre personnage faute d’être celui que je croyais qu’il était. J’aimais sa manière de noter plans et dialogues sur des boîtes d’allumettes. Je lui ai dit : Tu devrais les numéroter, et lui de répondre : Penses-tu, je les sens venir un à un comme le pouls de mon action ! Je vois son assurance et sa panique en les tirant par poignées de sa musette. J’ai donc crié : Francesco ! Francesco ! avant de me casser la gueule sur les pavés de Rome. Je ne savais pas qu’on pouvait se casser la gueule avec génie puisque je l’ai fait seulement avec mon cœur. J’ai continué de la même façon, et me voilà maintenant avec ce mal au ventre. Je voulais – mais oui, quand le succès est venu et qu’il ne se distinguait pas encore de l’amour –, je voulais devenir transparente comme ces machines dont les mécanismes tournent dans une boîte de verre. J’aurais voulu qu’on voie tout : les battements, les flux, les élans, les angoisses, et même les sucs, les humeurs, et comment ces sécrétions affectent les organes ou les excitent. J’ai encore ce désir absurde : montrer l’invisible, le démasquer, l’exténuer. Je me dis : Tu voudrais voir ce qui travaille ton ventre ! Je ne me disais pas cela avant la douleur. Je croyais que la douleur dans tous les cas était mentale, qu’elle était pareille à la pensée. Je souffrais et je jouais la souffrance avec le même organe, les mêmes nerfs. Je fais maintenant la différence dans mes tripes. Je mens : j’ai toujours su la faire. Je ne mens pas. Je veux savoir. Je veux tirer de moi cette corde qui est la tresse indivisible de mes douleurs de langue et de mes douleurs de corps. J’imagine la tête de Pier Paolo frappée à coups de planche ou de pierres, et puis poussée sous les roues d’une voiture. Je ne peux me retenir de penser que le bruit mat des coups, que le bruit du piétinement de la terre grasse… J’allais dire ce que justement je me retiens de penser de crainte qu’il n’y ait dans mon ventre un brouhaha de bruits semblables, avec des coups, des succions, tout un clapotis de lèvres bestiales. Je crains de ne plus disposer du moindre espace pour prendre un peu de recul, regarder venir, me jeter de côté, bref jouer ce qu’il me reste de vie… Je crie : Allô ! Allô ! comment vas-tu ? Je vois les belles mains de Jean Cocteau qui tiennent l’écouteur comme un dandy tient le revolver qu’il pointe sur sa tempe. Je pense qu’il est mort en tenant de la même manière son dernier souffle. Je voudrais avoir cette élégance et savoir me saisir ainsi de la chose qui me mange le ventre afin de la considérer à contre-jour comme un bel objet. Je me fatigue à penser des pensées de ce genre pour ne plus me laisser penser par la douleur. Je m’oblige à voir une caverne et des ombres : c’est mon quart d’heure philosophique. Je vois, je mémorise, je me promène làdedans, je parle aux buées, je leur dis d’aller se faire foutre, je me sens mieux. Je sors de là en ayant perdu le sens des distances, et même la direction de mon visage. J’ai envie de trouver une pierre, de m’asseoir dessus et de sentir que la terre tourne. Je suis persuadée que si j’arrive à sentir ce mouvement, il me le rendra sous la forme d’une caresse ineffable. J’appelle ce toucher précieux, ce bonheur, puis je retombe dans une viande épaisse et lourde. Je ferme les yeux. Je dresse la main. Je la tends à bout de bras parce qu’elle est aveugle et qu’elle se glissera peut-être, en vertu de cette innocence, dans la fente qui doit bien, quelque part, séparer ce qui est de ce qui n’est pas ou du moins ce qui est moi de ce qui ne l’est pas. Je veux dire qu’il est impensable – oui, qu’il est nécessaire que toute limite soit signalée par une forme : bord, bourrelet, couture, cicatrice ou lèvre que le toucher disjoint de sa jumelle. J’ajoute que ce signe est indispensable dans l’universel tâtonnement qu’est la relation du vivant avec la vie. J’ai en moi une ferraille d’émotions, et mon seul souci est de dégager mon cœur de tous ces piquants pour qu’il puisse battre au large."
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