Prépondérance exagérée de l'armée dans une nation. Tous les États sont militaristes, mais principalement les monarchies ; exemples : l'Allemagne et la Russie avant la guerre. Le roi, toujours égoïste, songe avant tout à lui-même. Il se croit très au dessus
de l'humanité, non par
l'effet d'une valeur intellectuelle personnelle, mais du fait d'en engendrement
spécial et supérieur. Le peuple n'a pour lui qu'une importance secondaire ; il
s'en préoccupe aussi peu que le propriétaire d'une maison se soucie du
bien-être des rats qui en habitent les caves. Mais ce qui lui importe c'est
l'armée (voir ce mot). L'armée qui défend le pays, mais qui surtout protège sa
précieuse personne contre les ennemis de l'intérieur.
La cavalerie vêtue de
couleurs vives, ornée d'acier et de cuivres bien astiqués, casquée de métal
doré, caracole autour de la voiture impériale. Le peuple fait la haie, il
écarquille les yeux pour ne pas perdre une miette de ce beau spectacle. Comme
cela brille ! Il acclame, il hurle : Vive l'empereur ! Vive l'armée !
Cette armée n'est belle
que dans les parades. Les casernes sont malpropres, sans aucun confort. Les
soldats y couchent en chambrée et la nuit il se dégage de tous ces jeunes corps
mal tenus une odeur infecte. Le soldat n'est pas une « petite maîtresse », dit
l'officier, les odeurs ne le gênent pas, même celle des matières chères à
Cambronne.
La nourriture est
détestable, préparée en grand par un cuisinier paresseux. Les vivres, bien que
vendus chers au gouvernement, sont de mauvaise qualité et la préparation en est
faite sans soin. Le soldat, qui ne doit pas avoir d'odorat, ne doit non plus
avoir de goût.
La soupe, le boeuf et
les fayots Ça fait du bien par où ça passe... Quand on a faim tout est bon
évidemment et le soldat ne continue pas moins de manger son rata, si on a
trouvé dans la marmite une demi-douzaine de souris... noyées par accident. Souvent
des épidémies éclatent : rougeole, variole, scarlatine, fièvre typhoïde ;
l'hygiène est très mauvaise, l'eau est contaminée. De la caserne, le soldat
passe à l'hôpital militaire qui ne vaut guère mieux. Souvent au lieu de guérir
de la maladie qu'il a, il contracte celle qu'il n'a pas et il meurt. Aucune
importance. Si on est à la caserne pour apprendre à tuer ne doit-on y apprendre
à mourir aussi ?
Toute la « casernée »
s'ennuie mortellement. Les exercices sont fastidieux ; on apprend en un ou deux
ans ce qui peut s'apprendre en trois mois. L'exercice fini, c'est le
désoeuvrement dans la promiscuité avec des gens qu'on n'a pas choisis. Le recrutement
jette un coup de filet dans la rue, dans les champs ; le poisson est médiocre.
Lire ? impossible. Toute la chambrée hurle ; d'ailleurs on aurait vite arraché
son livre à ce rat musqué d'intellectuel ; le papier imprimé est surtout bon à un
tout autre usage.
Mais les brutes
s'ennuient aussi. Pourquoi sont-elles là ? L'un voudrait être derrière sa
charrue, l'autre à son atelier, l'étudiant voudrait continuer ses études. Le temps
passé à la caserne est du temps perdu et l'on est en colère contre le gouvernement
qui vous force d'être là où on n'a que faire. La patrie, a dit le colonel... «
Oui, cause toujours, on la connaît ! »
Pour se forcer à
l'espoir on écrit sur le mur derrière son lit le nombre de jours qui restent et
il se trouve que chaque jour ce nombre diminue d'une unité : plus que 327 ;
allons, ça se tire... vivement la classe ! Cependant on reste là ; rares sont ceux
qui se révoltent, c'est que les châtiments sont terribles. Le conseil de guerre
Biribi. À Biribi, c'est là qu'on crève !
De soif et d' faim.
La Boétie se
demanderait comment une poignée d'officiers peut avoir raison de cette masse
d'hommes. C'est que les hommes sont très inférieurs. Pour mener à bien une
révolte, il faudrait s'unir, s'organiser, avoir une volonté déterminée
d'échapper à la caserne. Et tout cela nécessiterait une culture, une
intelligence, un caractère que les hommes sont très loin de posséder. Chacun
est incapable de voir plus loin que lui-même. Certes, l'adjudant-flic l'enrage
; mais il n'y a que patience à prendre ; un jour tout finira. On reverra ses
champs, sa rue...
Seuls se révoltent les têtes
brûlées : dégénérés pour la plupart, et aussi quelques anarchistes,
quelques antimilitaristes pleins de courage. Du courage, il en faut ; toute une
vie sacrifiée pour un résultat général très minime.
Le dimanche, dans la
ville de garnison, les soldats déambulent par groupes de cinq ou six, les bras
ballants, à travers les rues. Que faire ? la ville est étrangère, on n'y
connaît personne. Quand on a un peu d'argent on va au beuglant, café-concert de
bas étage, ou des artistes de dernier ordre régalent le soldat de refrains
d'une obscénité répugnante. Il rit bruyamment en buvant du gros vin frelaté. Le
soir, derrière la caserne des filles aux haillons souillés rôdent. Elles sont
vieilles, véritables épaves de la prostitution. Leur visage est flétri, leurs
cheveux sont gris, leurs seins pendants. Mais elles sont bon marché et le
soldat n'est pas riche. Petit, petit veux-tu f...Mais la vérole est attrapée.
La vérole, maladie
terrible encore, malgré les progrès de la médecine. Il faudra se soigner toute
sa vie, autrement gare le tabès, l'hémorragie cérébrale ou la paralysie
générale. À quarante ans ce sera fini ; mais quarante ans, quand on en a vingt,
on pense que cela ne viendra jamais. Petit, petit veux-tu f...
Si les partis
réactionnaires sont militaristes c'est parce que l'armée est pour le peuple une
école de soumission. Le peuple y apprend à obéir sous la terreur du code
militaire qui a la mort à chaque page. Le général, le colonel, personnages chamarrés
de galons qu'on ne voit que très rarement et de très loin mais qui sont terribles
; la vie du soldat est entre leurs mains. Ils peuvent le faire fusiller et, en défilant
devant son cadavre, la musique du régiment jouera « Sambre-et-Meuse ».
Et nunc erudimini, vous qui songez à la
révolte !
Les grenadiers
adoraient, paraît-il, Napoléon 1er. Plus tard, Freud dira que c'était d'un
amour sexuel. Ces sentiments sont le fait des armées de métier. Le soldat
d'aujourd'hui passe trop peu de temps à la caserne pour avoir l'amour du chef. Le
chef moderne n'a pas, comme Napoléon, intérêt à caresser sa chair à canon, surtout
en république. L'officier, le général de division lui-même, n'est qu'un fonctionnaire
; le soldat ne l'intéresse pas du tout. Sorti de l'armée, l'homme est formé
pour la vie à l'obéissance. Il comprend que, bâtie depuis toujours, la nation a
une puissance formidable et qu'en face d'elle lui, individu, n'est rien. Pas
autre chose à faire que de suivre les sentiers battus ; il travaillera tous les
jours, il respectera son patron comme il respectait l'adjudant Flic, il se
mariera, aura des enfants et mettra de l'argent à la caisse d'épargne. Il lira
le Petit Journal ou l'Ami du Peuple, parce que ces journaux ne
sont pas dangereux, ne sont pas compromettants. Il s'intéressera aux faits
divers. Les plus allants fréquenteront les manifestations sportives.
Il se défiera des
révolutionnaires, des « fous » ou des « ambitieux », qui tentent de le faire
sortir de la bonne voie. Évidemment, il y a des riches, ce n'est pas juste ;
mais « cela a toujours été et sera toujours » !
L'armée, comme la
société, est divisée en deux classes dont le grade de sous-lieutenant forme la
barrière. Au-dessus du sous-lieutenant est la bourgeoisie, au-dessous est le
peuple.
Le sous-lieutenant a le
plus profond mépris pour l'adjudant Flic. Il est allé au lycée et de là à
Saint-Cyr. L'adjudant Flic n'est allé qu'à l'école primaire ; la salle de police,
les tinettes, les balais sont de son domaine. Le sous-lieutenant, lui, plane très
haut au-dessus de ces malpropretés ; le soldat le dégoûte. La guerre a brisé
pour un temps la cloison : force a été de fabriquer des officiers avec des
soldats. Le poilu, certes, était loin d'avoir dans sa musette le bâton du
maréchal Foch ; néanmoins, il pouvait sans ambition désordonnée rêver au mince
galon du sous-lieutenant. Mais la guerre finie, la démarcation reparait ; les officiers
sortis du rang ont pu rester en fonctions, ils encourent le mépris de leurs camarades.
L'officier est un homme
cultivé, mais d'une culture spéciale. Sauf exceptions, son esprit est borné par
le milieu. Il a des idées réactionnaires ; celui qui montre des opinions
avancées est persécuté par ses collègues ; on met tout en oeuvre pour l'amener
à quitter l'armée. Autrefois, on allait jusqu'à le tuer en lui suscitant des duels
répétés, auxquels il ne pouvait se dérober. L'officier peut avoir du courage à
la guerre, mais dans la vie il n'en a aucun. C'est un fonctionnaire, sans
personnalité. Comme le soldat, lui aussi est terrorisé, il lui faut obéir à ses
chefs, leur donner des marques de respect qui n'existent dans aucune
administration civile.
Le métier est monotone
et sans intérêt. À part l'élite qui va à l'école supérieure de guerre, ceux qui
travaillent dans les inventions, les années de service n'apportent aux
officiers que l'abrutissement. Leur vie privée est celle de petits bourgeois.
Ils ont beaucoup d'enfants et vivent serrés dans un petit logement. En province
ils ont une vie un peu plus large et aussi plus de considération. L'aristocratie
de la petite ville s'agglutine pour lutter contre l'ennui. La femme aménage un
petit salon et a son jour. Entre femmes d'officiers s'établit une hiérarchie
comique qui correspond à celle des maris. Et que de cancans ! malheur à qui ne
pense pas et n'agit pas comme tout le monde...
Le métier d'officier ne
favorise pas beaucoup le développement, intellectuel ; la vieille baderne de
colonel, ou même de général est classique. Le « Colonel Ramollot », personnage
d'avant-guerre, l'a immortalisée. Les républiques, même militaristes,
subordonnent encore le pouvoir militaire au pouvoir civil « la grande muette »
; l'armée n'est qu'un instrument. Le chef d'armée habitué à commander à des
soldats qui n'ont qu'à obéir et à se taire n'a pas, sauf exceptions, la
souplesse nécessaire à l'homme d'État qui doit manoeuvrer, non des mannequins,
mais des gens qui pensent, qui du moins ont la prétention de penser.
On ne peut pas faire la
révolution contre l'armée. La Russie, le Portugal, dans leurs révolutions,
avaient l'armée avec eux. Au régiment et à l'atelier sont les mêmes hommes ;
mais jusqu'ici on n'a jamais pu décider le prolétariat à former une armée
révolutionnaire. Dans les émeutes, l'armée a toujours devant elle la foule sans
armes. Plutôt que d'aller le soir dans une cave faire des mouvements d'ensemble
devant un camarade, l'ouvrier préférerait renoncer à la révolution. Il
n'y a que les prolétaires réactionnaires qui consentent à ce sacrifice. Au
moment où j'écris, cent mille casques d'acier viennent de défiler au pas
de l'oie dans les rues de Coblentz en acclamant la revanche.
Rendre l'armée
sympathique à la révolution est très difficile. Les soldats sont jeunes. Sortis
de chez leurs parents, ils n'ont pas encore vécus de la vie indépendante ; ils
comprennent très peu les idées. En outre, la plupart sont des paysans et ils
sont jaloux des ouvriers des villes, qu'ils considèrent comme des fainéants
passant leur vie dans les plaisirs.
« Divide ut imperes »,
Thiers s'est servi de l'antagonisme des paysans et des citadins pour écraser la
Commune de 1871. Un adjudant Flic, plus féroce encore que nature aurait dit
alors à un malheureux condamné : « Tu le vois, ton frère, il va te fusiller ! »
Il faisait allusion au vieux cliché de propagande : « Soldat, ne tirez pas sur
vos frères ! »
Les guesdistes d'avant
la guerre conseillaient à leurs jeunes adhérents d'aller à la caserne et d'y
conquérir des galons afin de pouvoir d'autant mieux, le cas échéant, servir la
révolution. Pure illusion, les soldats militants ne seront jamais qu'une minorité
infime.
La révolution
portugaise et aussi la grande révolution française avaient l'armée avec elles.
Mais ils ne faut pas oublier que c'étaient des révolutions bourgeoises ; les
chefs étaient acquis et les soldats suivaient les chefs. La révolution russe a
eu avec elle une partie de l'armée, mais alors l'armée était désorganisée par une
très longue guerre et elle avait rassemblé non seulement les jeunes, mais des hommes
faits. Tout homme d'opinion avancée ne peut pas ne pas détester le militarisme.
Le militarisme, c'est la guerre. L'adage « Si vis pacem para bellum. »
n'est pas vrai. « Les canons, les munitions », lorsqu'ils sont en trop grand
nombre, doivent servir. Les officiers veulent pouvoir monter en grade à la
faveur des vides que fera la mort. Et la guerre à son tour renforce le
militarisme. L'armée passe au premier plan ; les grands chefs deviennent des
idoles exposées à l'adoration des foules.
Les hommes meurent par
millions, la vie économique est arrêtée, la pensée est jugulée. Les villes sont
lugubres, le peuple foulé. On meurt au front, vous avez la chance d'être à
l'arrière : souffrez !
La vie du soldat ne
compte plus. On en fait massacrer des milliers dans une offensive inutile,
uniquement pour mettre quelque chose dans le « communiqué » distribué à la
presse. Sous Louis XIV, un général faisait tirer l'artillerie sur ses propres
troupes pour leur apprendre ce que c'est que la guerre. Peu de changement. Le
militarisme, c'est la guerre et c'est aussi la réaction. « Le sabre et le goupillon
», comme on disait pendant l'affaire Dreyfus ; le soldat et le prêtre : deux hommes
du passé qui veulent dominer par l'abêtissement et la force.
– Doctoresse PELLETIER.
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