lundi 23 mai 2022

Edito du N° 36 de "Le matricule des anges"

 Jamais plus qu'au moment de la rentrée le monde littéraire ne montre sa capacité à faire des génuflexions. Il s'agit de se plier du mieux que l'on peut aux exigences de la médiatisation sans laquelle pourtant la littérature a toujours su exister. On voit ici  des écrivains se prêter, sourires béats, aux pires contorsions souhaitées par des photographes venus de la publicité. On comprend qu'ici, un accord commercial a prévalu à l'établissement de tel reportage, de telle couverture. On ne dira rien des affaires montées de toutes pièces auxquelles chacun fait mine de croire: il en va du remplissage des tiroirs-caisses. Ce spectacle semblait voué à une disparition proche: on ne peut pas, tout de même, à chaque rentrée nous ressortir les ficelles grosses comme des cordes à linge de la jeune génération, du livre qui fait scandale, du génie tout juste sorti de la maternelle, de la belle tailleuse de plumes qui s'est mise à s'en servir différemment. Ben si. Ce manque d'imagination qui tourne au ressassement montre, s'il en était besoin, une chose: les maisons d'édition passées aux mains des services commerciaux sont dirigées par des hommes et des femmes qui ne lisent pas, qui n'ont pas plus d'imagination qu'un exemplaire du journal officiel. Cela ne serait pas grave si cette aphasie pâteuse n'était contagieuse. Cette rentrée 2001 propose trop de mauvais livres écrits par de bons écrivains pour ne pas y voir un signe décourageant. Il y a de la précipitation éditoriale à vouloir tirer le plus vite possible le jus d'un auteur remarqué un an ou deux auparavant. Et du côté des auteurs une trop grande précipitation à en faire partie de cette rentrée médiatique. Trop de livres sentent aujourd'hui la commande pour faire entendre une once de nécessité à celui qui l'a écrit pourquoi le serait-il à celui qui le lit?

Imperceptiblement, ou plutôt: spectaculairement, on insinue l'idée que la littérature n'est plus, ne peut plus être, que loisir, divertissement. Autrement dit quelque chose d'insignifiant. Cette insignifiance, éprouvée par la littérature elle-même, la rend que plus dévouée, serviable, auprès de ceux qui font preuve d'un peu de mansuétude intéressée à son égard: la télévision, les médias, qui lui accordent encore une petite place entre les rubriques "spectacle" et "nécrologie". Belle inversion des forces en présence: la superficialité l'emporte sur la profondeur, l'image sur la vie.

On serait bien prétentieux d'affirmer aujourd'hui savoir où se trouve la littérature. On a quelques idées, ces certitudes de l'enthousiasme. On peut se tromper. Mais du moins convient-il de prendre la littérature pour ce qu'elle est et non pour ce que certains voudraient qu'elle soit: un jeu de hasard, une duperie cynique. La littérature ne nous divertit pas ou alors elle nous divertit du divertissement, elle nous "détourne de nos habitudes" comme le dit Kossi Efoui sur le site du Matricule. Elle déssille nos regards. Il est possible aussi qu'elle nous effare. Mais l'effroi sera toujours plus vivant que l'abrutissement.


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