lundi 16 mai 2022

Celui dont le signe astral était la Mer Par M. A.

 

C’était ce 6 novembre que j’étais mort.

Mais les martyrs de la mort décalée sont venus sucer jusqu’à mes os se régalant du festin. Dans leurs yeux, il y avait les noces sanglantes en préparation.

Ils avaient tous le même regard et j’avais beau les regarder de mes cendres odorantes, je ne pouvais plus les reconnaitre. J’étais sur un autre chemin, loin d’eux, loin de leurs yeux.

Mes pensées ne me serviraient plus à rien, je ne faisais plus parti de rien.

Existerais-je même dans leur haine ? Je n’en suis pas sûr. Ils étaient dans l’inconséquence. Peut-être étaient-ils plus morts que moi.

Et puis, je l’ai aperçu, perdue, sous une pluie fine et glaçante, comme le fut ma disparition. Elle avait pourtant chanté la veille de ma mort alors que la délivrance commençait à la mordre. C’est que j’avais trainé ma maladie comme une malédiction que je leur jetais à leurs faces d’êtres inutiles vivants.

Je disparaissais et même la vie ne s’arrêtait pas. Le même monde et les mêmes futilités. Je les avais combattues toute ma vie et elles avaient gagnées, tué et enterré.

Je ne pouvais plus rien faire.

Donc, elle avait chanté. Devant moi, alors qu’elle croyait que je dormais, que je souffrais en dormant. Que je dormais pour mieux souffrir. Pour mieux souffrir, pour ne perdre aucune seconde de cette douleur. Je dormais alors qu’elle, cela faisait des mois qu’elle ne pouvait plus dormir.

Elle ramassait mes déjections, des lessives et des repas, le tout se mélangeant dans une ronde infernale, mais quand aurait-elle dormi ? Je la maudissais de la vie qu’elle possédait encore alors que la mort me quittait par tous mes orifices, par tous mes pores.

Ce que je ne supportais pas, c’est qu’elle voyait ma peur. Et elle me consolait en plus, me racontant les mensonges que l’on dit à l’enfant. Je ne suis pas un enfant, que je hurlais en moi-même, je suis juste un mourant de merde qui te maudit.

Ne pleure pas et va-t’en ! Laisse-moi ! Ne me regarde plus ! Éloigne-toi.

Pourquoi s’en allait-elle pleurer dans la cuisine ? Je savais qu’elle pleurait et elle ne voulait même pas me faire ce plaisir. Oui, elle pleure mais pleure-t-elle sur ma mort et ma disparition ? Ou sur elle-même qui va rester seule ?

Va, tu te consoleras bien assez vite, sous les coups de boutoir d’un autre mâle qui aura la mâle certitude de t’être indispensable et de te vendre le produit meilleur que celui qui agonise.

Je les vois tous autour de mon lit. Il balance leur salade maudite, et je les vomis. Oui, lorsque je vomis, je pense à eux, de toutes mes tripes cancéreuses  et je voudrais tellement que mon cancer soit contagieux. Ils mourraient tous de ma mort, des mêmes parcelles de boyaux qui s’en iraient dans les mêmes égouts.

 

Bon, il faut que je repense à un jour où j’ai été heureux.

Putain ! Ce n’est pas facile. Quand est-ce que la vie a été simple au point de dire que j’ai été heureux ? Je n’y arrive pas. Pourtant, là, en ce moment, j’en ai besoin. Je ne peux pas rester à souffrir et à ne penser qu’à la douleur. Je vais devenir fou. Ou alors, je pense à la souffrance de quelqu’un d’autre. Une personne que j’ai détestée.

Ma mère. Ma mère qui n’a jamais été autant ma mère que depuis qu’elle est disparue et que je peux lui donner le rôle de mère qu’elle n’a jamais eu.

Toute notre vie commune à distance circonstanciée, je l’ai maudis de me maudire de ne pas l’appeler et de lui dire « maman ». Dire maman à une mère maudite, c’est comme dire : « j’aime je t’aime à un furoncle qui t’arrache les entrailles ». Je pourrais mentir et dire que je l’ai aimé. Mais j’ai passé mon temps à la combattre. Combattre son absence, combattre son égoïsme plus fort que le mien. Se plaindre de sa vie pour ne pas me consoler de la mienne. Je ne peux plus fuir ma haine. Elle est actuellement debout au-dessus de la tombe et je m’entends lui dire : « il était temps ». Il était temps que tu meurs pour me libérer du devoir que j’avais à te détester. De me libérer de ces chaines haineuses qui entravent mes pas et mon regard à certains endroits de la ville. Quand tu partiras, tu me libéreras des endroits de la ville où je ne vais plus parce qu’il y a ta présence absente si forte qu’elle m’insupporte.

En fait, ta présence a toujours été insupportable. J’avais les tripes à l’air quand tu étais dans mon entourage. L’air devenait vicié. Voilà, je sens que la morphine fait son œuvre, je sombre. Va chier !


 

Je pourrais prendre une date au hasard et dire, à ce moment, j’ai été heureux et rire à m’en faire péter ma trachéotomie. Mais ces dates-là n’ont jamais existé. Je ne peux que maudire ceux qui chantent à tue-tête qu’ils ont été heureux, accomplis.

Oui, j’ai eu des instants de paix.

A Erquy, dans la nuit, lorsque je sortais prendre l’air frais. Oui, j’aimais ces instants pendant lesquels j’étais seul et mon esprit avait le droit de penser ce qu’il pensait sans aucune censure. Je pouvais souhaiter la mort de qui je voulais, je pouvais concevoir l’assassinat de qui je voulais. A ce moment-là, j’étais le plus fort, le plus intrépide. Je’ n’avais peur de rien.

Ou alors, lorsque j’allais encore à la montagne et que je m’enfonçais dans la foret en ne souhaitant qu’une chose : que la neige recouvre mes pas et que je ne retrouve jamais le chemin pourri de la civilisation. Mourir sans revoir un seul être humain. Sans sentir le regard sale de celui qui te plaint, qui te comprend. Oui, lui, il connait mieux la souffrance que toi. Il sait. Il n’a même pas besoin de parler, il comprend.

Non tu ne comprends rien. Je veux que tu n’aies jamais existé. Je ne veux plus voir tes yeux sales se poser sur moi. Jamais, on ne meurt assez seul dans ce monde. Il y a toujours quelque part quelqu’un qui pense à toi mais qui n’ai pas capable de prendre ta douleur. Ah tu penses à moi, alors meurs à ma place. Ou alors, ce sont ces machines bruyantes : machine à morphine, pompe à oxygène, monitoring…

Je souffre encore plus de savoir que je ne vais pas être seul, qu’elle va poser ses yeux sur moi, qu’elle va me plaindre. Je ne veux pas qu’on me plaigne, je veux que l’on me foute la paix. Vouloir assister à la mort de son conjoint, c’est malsain. C’est malsain. C’est montrer à l’autre que l’on va continuer alors que l’autre va s’arrêter. L’autre continuera à rire, à bouffer, à sentir. Il y aura même un moment où elle va de nouveau rire. Et pourquoi pas, pourquoi pas, ne va-t-elle pas retomber amoureuse ? Refaire l’amour ? Se laisser pétrir par des mains inconnues ? Peut-être même va-t-elle connaitre de nouveau un orgasme et puis un autre ? Un chapelet d’orgasme alors que moi, je ne serais plus rien. Putain, elle va m’imposer cela dans ses yeux qui pleurent soi-disant sur moi. C’est ma mort, ce n’est pas la sienne. Encore une fois se sentir dépossédé de quelque chose qui n’appartient qu’à moi.

Je ne veux plus penser à elle et c’est à ce moment qu’elle entre et qu’elle demande comme une ceinture glacée sur la peau tendue : « tu m’aimes ? »

Mais non, là, je n’aime personne, je veux juste la paix. Je veux être seul. Je veux puer seul, je veux me chier dessus sans que personne ne me plaigne. C’est la fin de ma vie. Pas de celle d’un autre. Que l’on me laisse.

Et moi, je lui réponds : « plus que jamais ». Comme une blessure encore plus profonde que le mal que je ressens. Je ferme les yeux. La dernière fois ?


 

Merde, encore un jour. Et elle est là, avec son sourire foireux de femme aimante et souriante qui sera présente jusqu’au bout : « je ne te laisserais pas mon chéri. ». Je n’en veux pas de ta sollicitude.

Je tente de lever la main. Je tente de caresser son visage. Comme j’aimerais la gifler pour la faire m’oublier. Et je sculpte au scalpel un sourire d’amour. Et une balafre s’ouvre dans mes entrailles. Je me tourne car je ne veux pas qu’elle me voit tel que je suis. Pourtant, elle me connait. Je suis celui qu’elle n’aurait jamais voulu connaitre ni aimer. Pas de bol ? Ce fut moi.

Regarde celui qui t’a pourri toute ta vie. Il va partir et tu vas encore l’aimer. Tu vas encore parler de lui avec un peu de rancune mais beaucoup d’amour.

Mais dis-le que je suis une merde d’homme. Que je n’ai jamais rien fait pour toi.
Que je suis sale. Que je ne mérite l’amour de personne.

Dis-le. Dis leur à tous le véritable homme que j’ai été. Ne jette pas de fleurs, je n’aime pas les fleurs.

Je maudis ton amour. Je le maudis. Pourquoi ? Parce que si tu ne m’aimais, je mourrais tellement si facilement. Sans jalousie. Sans souhaiter ta mort également. Accompagne-moi. Viens avec moi. Ensemble au-delà de la vie et de la mort. Allez viens.

Mais non il faut que tu vives. Tu te rends compte si Manoukian avait écrit une telle lettre à sa femme au moment de partir ? Quelle image ! Serait-il ce héros que l’on aime adorer ? Et pourtant lui aussi, il est mort. Bêtement. Dans le froid. Pour des conneries qui n’étaient pas les siennes.

Oui, mais moi, ma guerre, mes guerres, je les ai toutes perdues les unes derrières les autres. Toutes. Je n’ai pas peur de le dire car je n’ai rien à foutre de ce que pourront penser ces gens qui ne me connaissent pas. Qui se foutent de ma mort comme moi de leur vie. M’ont-ils chié dans les bottes à me raconter sans cesse leurs malheurs, leurs problèmes. M’ont-ils écouté raconter les miens ? Non. M’ont-ils accompagné ces jours de maladie ? Non. Sont-ils là à soulager mon agonie ? Non. Pourtant, ils pourraient être là, à baver sur celle qui va bientôt être libérée de sa parole. Et pourquoi pas, maintenant, derrière cette porte que je n’ouvre plus moi-même. Se faire prendre, là contre la porte. Avec ce souffle de la jouissance qui viendrait me caresser la joue. Me frôler plus encore que la mort. Mais non. Elle est seule. Les bruits de la cuisine, de la vie qui ne s’ébat jamais assez loin de moi sont insupportables.

« Cesse de vivre » je pourrais hurler, si les glaires ne cessaient d’obstruer mon gosier. Ils m’ont dit qu’il est possible que je meure noyer. Et bien vivement. Et puis, non, l’absence d’air est une souffrance. Plus qu’un estomac qui suppure dans un ventre ? Peut-être.

Parfois mon propre râle me réveille et je crois dormir près d’une bête. De toute façon, je dors seul. J’ai toujours dormi seul. Comme une mort continuelle. Quotidienne. Ne peut expliquer ce qui se vit, c’est une évanescence de soi-même qui s’extériorise dans la continuité.


J’entends les donneurs de leçons : « la mort, je ne peux pas en avoir peur, je ne connais pas ».

Moi, je n’ai pas envie de connaitre. Regarde, même cette vie si misérable qui fut la mienne, comme celles de milliards d’individus, on s’y accroche et on n’a pas envie de la laisser partir, comme ça. Laconiquement, je dirais.

Non, on ne connait pas mais qu’on est sûr que derrière il n’y a rien. Rien c’est rien. Sans me prendre pour ce que je ne suis pas, je ne suis pas rien. Je suis un individu, un être humain qui a fait aussi du bien. Peu. Selon mes moyens. Mais avec toute ma volonté. Ça aussi, elle le dira. Et puis, elle dira ce qu’elle voudra, je n’en saurais rien. Elle ne pourra jamais me haïr comme je l’ai aimé.

« La mort est un beau voyage ». Mais non, c’est le surplace définitif. Tu ne bouges que parce que l’on te déplace, sinon tu n’es plus rien. Une conscience qui est non palpable qui devient soudainement rien. Une invisibilité qui va devenir présente, prégnante.

Ils regarderont mon portrait et se remémoreront les moments de bonheur. Ou de simulacre plus précisément. On fait avec. On ne connait pas le bonheur étalon, ce ne sont que les sensations que l’on ressent. On dit « tiens je n’ai pas trop mal, ça doit être ça le bonheur ». Il ne peut se concevoir de bonheur total. Dans le même sens, nous ne connaissons pas le malheur absolu. L’homme tente toujours de s’en approcher. Il met tous les moyens dont il dispose à sa recherche. Mais le bonheur, il ne le cherche pas. Il le fuit parce qu’il pense que c’est une illusion. Mais pourquoi ne pas s’acharner à donner corps à une illusion ? Mon chemin n’a été que ça et pour autant, ma vie a-t-elle état vide de sens ? Ceux de l’extérieur ne pensent qu’au vide lorsqu’il regarde mon passage sur terre.

Doit-on obligatoirement donner un sens à sa vie ? C’est quoi « donner un sens ? »

L’éphémère du passage ne devrait nous donner envie qu’au vagabondage, envie de musarder. De passer agréablement ce temps si court à aimer, à la liberté. Mais non, l’issue qui est celle qui inéluctable nous oblige pas à penser à l’instant présent, à combler les vide de bruit et de fureur, pour ne pas avoir peur de la mort. Cette fin qui s’avance « avec sa gueule moche » comme dirait Boris Vian.

Parfois, quand je ne fais pas attention, je suis comme eux. Je donne de l’importance à l’illusion de l’importance de la vie. Je joue un personnage sérieux qui pense à l’utilité de sa fonction, de son rôle dans cet espace que je me suis imposé, ou que le destin m’a fourni. Et puis, je me reprends, l’espace-temps que j’ai est si court, et il court si vite, que je ne dois plus m’esquinter à vouloir en combler l’espace par des futilités mais simplement, me replier sur les choses importantes pour moi. Bakounine disait qu’il ne serait libre qu’au milieu des hommes libres, mais il n’a fait que passer son temps en exil ou en prison. Sa seule liberté fut celle d’avoir envie de matérialiser celle qu’il avait conçu dans son esprit pour les autres et donc pour lui. Mais il n’a fait que s’échapper de lui-même, tentant de se trouver chez les autres mais en fait, n’a-t-il lui aussi combler un espace-temps ? De Stirner ou Bakounine, qui s’est le plus approché de sa liberté ?

 

Le désenchantement est un espace cicatrisationnel puisqu’il nous console de notre non-action, de notre résignation. Est-il donc l’important de ceux qui ne conçoivent pas le sérieux du temps sur terre ?

 

Mais je souffre. La vie est donc bien réelle. J’actionne la pompe à morphine. Voilà, dans quelques minutes, je serais peut-être moins vivant mais la douleur ne sera plus là.

Je ferme les yeux.

 

Et… ?


 

Le lendemain, après avoir essuyé ma bouche de la bave, après m’être frottés mes yeux pleins de pus, j’ai pu enfin décider que ce jour qui venait de s’ouvrir devant moi, serait celui de la joie. Je décidais que je n’aurais pas mal, pas de douleur.

Et même, si elle était là, et qu’elle me mordait l’intérieur comme jamais, je serais heureux et j’allais sourire. Sourire à ma femme. Enfin, depuis si longtemps, quelques minutes, je survivrais pour ces quelques minutes. Cette mort qui avance n’allait pas m’empêcher d’aimer ma femme, de lui dire, de lui montrer.

Je l’appelais silencieusement, car je ne pouvais pas parler, je ne pouvais plus. Mes mots comme une plaie, ils suintaient mais ne s’élevaient pas.

Elle entra. Elle me regarda. Et elle comprit, elle comprit que le combat du jour allait être ce sourire pâle que je voulais lui offrir pour quelques minutes.

Elle s’assit sur le bord du lit, elle me prit la main. J’eus très mal comme si elle me tordait les doigts alors qu’elle me caressait le dos de la main.

« Je veux te voir sourire… »

Comme mon dernier cadeau. Comme il pouvait être mon dernier cadeau.

J’avais envie de me battre pour accumuler des derniers cadeaux.

J’avais ce ciel bleu dans mes yeux qui passait.

« Je t’ai… »

Je lui mis ma main sur la bouche. Je ne voulais pas qu’elle me dise cette phrase comme on laisse tomber la phrase finale. Celle que l’on dit quand on ferme les yeux de la personne. Cette fois, c’était moi, la personne.

Je ne veux pas être la personne. Je ne veux plus être personne, je ne veux pas devenir la personne la plus importante parce que j’allais bientôt disparaitre. Mourir pour ne pas disparaitre. Mourir pour encombrer tous les espaces. Libres ou encombrés. Elle me regarda comme on regarde une lutte fratricide.

« Je veux te faire un bon repas… Que veux-tu manger ? »

En moi, je riais. Que veux-tu vomir aurait-elle du dire. Rien ne reste. Je ne fais que quitter mon corps de toutes les manières possibles. Je ne suis plus étanche du tout.

 

Je me remets dans les draps. Et je ferme les yeux. Et je veux qu’elle parte, vite, avant que le flot d’insultes n’arrive entre mes lèvres, ne passe ce rideau que je tente de laisser fermer. Mais elle traine. Elle veut savourer ces derniers instants de délices.

Je tourne la tête et m’oblige à refuser cette compassion. Je ne meurs pas pour que l’on m’aime. Je meure pour mourir, parce que c’est mon destin.

 

Toute ma vie, je n’ai fait que croire que j’ai mené ma vie telle je l’ai voulue. Mais, en fait, à chaque embranchement, mes non-choix m’ont conduit à ne vivre que de regrets ou de remords. Et si c’était à refaire ? Sans mémoire, il est probable que je ferais la même chose et je verrais la même galerie de portraits en me disant : « merde, qu’ai-je fait ? » « Que n’ai-je pas fait ? » « Pourquoi n’avoir rien fait ? »

 

Dans ce lit double, il ne reste que la substance de ma non-vie. Je n’en prends pas plus de place. Je n’ai fait que des non-choix que je ne veux plus m’imposer, m’imposer de croire que j’en suis fier.

Je veux avouer que j’ai merdé sur toute la ligne, que rien n’a été voulu et que ce que je n’ai pas voulu, était ma destinée la meilleure, l’évidence, mon évidence, celle de ma vie évidente, de ma vie évidence.

Ce ne sont que ces moments-là que je ne regrette pas, ce sont ces évidences que j’espèrerais ne pas louper si c’était à refaire.

 

Qu’est-ce que cette expression ? « Si c’était à refaire ? » Rien ne peut se refaire. Il faut faire, et parfaire ce que nous ne choisissons pas.

 

A ce moment, j’entendis la porte se fermer. Je ressentis la porte se fermer. L’empreinte de la main sur la clenche qui glisse comme un regret est ressentie de façon douloureuse dans mon corps.

Je poussais le curseur de la machine à morphine au maximum. J’allais peut-être mourir de ne plus vouloir souffrir. Mourir en étouffant les douleurs de la vie.

Je vis…Je v….


 

Ce matin-là, lorsque je m’éveillais, j’avais envie de penser à toutes celles qui avaient égayé mes jours sans que je n’ose leur dire ce qu’elle produisait dans mon âme et sur mon corps. Elles soulignaient les minutes qui auraient pu être pénibles, d’une légèreté insoupçonnable. Il n’y avait quasiment rien de sexuel dans mes regards ou dans les ressentis. Je les regardais et je les aimais. Platoniquement, désespérément apeuré de vouloir faire quelque chose que je n’oserais jamais faire, d’avoir envie de leur dire simplement : « ne t’inquiète pas, dès que je t’ai vu, je suis tombé amoureux ».

Je ne leur ai jamais dit.

La peur peut-être d’entendre sortir de leurs adorables bouches que j’aurai aimé embrasser, « arrête, tu ne m’intéresses pas »  Ou peut être encore pire : « pourquoi me le dire si tard ? C’est fini. » En me répondant cela, nous aurions su qu’il n’y aurait jamais rien eu de possible si ce n’est le plaisir de se laisser croire que le temps n’a pas été notre allié, que les rencontres ne se sont pas faites dans un temps précis…En fait, je ne vivais pas ces sentiments, je les brodais autour de mon vil quotidien.

Et puis, il y avait ce sentiment affreux qui me tenaillait et qui me frustrait de la joie de les regarder. Je me disais « ce corps que tu vas leur imposer, mais de quel droit ? Que vas-tu leur apporter de plus que ce qu’elles ont avec leurs amoureux du moment ? »

Alors, je détournais la tête, heureux de les avoir aperçus, presque à leur insu, et triste de me dire que rien ne changerait jamais et que j’allais devoir me contenter de celle qui m’aimait et qui, en fait, était celle dont l’amour réciproque empêche cette sorte de tristes histoires. Etait-ce réellement le sentiment d’amour réciproque qui empêchait ce genre de bêtises, de butinements ? Et pourquoi y mettons-nous tant de chose dans la fidélité ? Les corps s’expriment, les fluides, sans attouchements, s’échangent, s’effleurent et chacun en ressort plus atrophié, plus frustré. Nous en faisons porter les conséquences à nos compagnes et compagnons. Qui eux-mêmes doivent traversés les mêmes marécages. Pourquoi serais-je le seul à vivre cela ? La frustration est-il un sentiment naturel et nous aide-t-il à nous forger une morale irréprochable ? Ne sont-ce pas plutôt des sensations que l’on perd et que l’on ne retrouvera jamais à l’issue de cette gesticulation si éphémère ? Je balayais de mon regard tous ces visages que je vénérais sans que personne ne le sache. Je m’apaisais alors d’un mal que je ne ressentais pas véritablement mais qui aurait pu m’envahir si j’avais vraiment ressenti ce sentiment que je m’autorisais à ressentir à quelques instants précis. Je les croyais aléatoires alors qu’ils ne m’envahissaient que lorsque j’avais à m’apaiser d’une contrariété. Ce sont des sensations qui nous balaient le visage, légers et sans traces visibles qui pouvaient rester accrochés un certain temps. Leurs véritables forces étaient qu’ils n’appartenaient qu’à moi. S’il me prenait l’envie d’avouer un quelconque sentiment à l’une d’elle, je perdais le bénéfice de cet apaisement, pour sombrer dans le sordide de la déroute adultère. Je n’avais pas véritablement envie de vivre cette déchéance, sans que je sache véritablement ce qui pouvait m’en empêcher. N’étais-je pas le seul maitre de ce que je pouvais ou ne pouvais faire ? Cette signature que l’on fait un jour lors d’une grande cérémonie, on en donne une définition précise de l’engagement au-delà de tout, au-delà du ciel, au-delà de l’instance suprême que représente Dieu. Mais quelle est la valeur d’un engagement devant quelque chose qui n’existe pas ?

Un sentiment, même si il est réel, si il bouleverse les temps et les moments, si il envahit le corps et l’âme, est-il si puissant que cela, qui m’engage à l’infini à ne ressentir cela que pour celle ou celui à qui on a dit oui, à un moment, à un instant ?

L’éphémère de la passade, le temps très court de la complainte des corps, brise-t-elle cette solennité d’il y a quelques temps ? Ce temps qui est révolu, n’a la puissance que de l’éphémère. Il ne s’inscrit dans rien d’éternel. Il n’y a rien d’éternel.

Alors, je revenais chaque jour à ses côtés, comme si tous ces moments n’existaient pas, comme si, je ne vivais que la promesse éternelle que je lui avais faite.

 

Ce soir-là, elle s’assit sur le rebord du lit, et j’aurais souhaité ne pas à avoir à mourir ce fameux 6 novembre. Mais la mort, comme un rendez-vous que l’on ne peut pas reporter. J’ai rendez-vous avec cette angoisse que je ne peux léguer à personne.

Je lui pris la main, la lui serra très fort, serra sur mon sœur une larme échappée, et je fis ce geste  qu’il y avait longtemps que je n’avais pas fais. Je lui promis, une promesse inutile mais réconfortante, comme toutes les promesses inutiles que l’on a envie de croire pour traverser des instants difficiles, que jusqu’à la fin des temps, je l’aimerais. Cette fin des temps qui allaient prendre effet pour moi ce 6 novembre et qu’elle, elle aura le pouvoir de prolonger jusqu’à sa fin des temps à elle. Quelques années plus tard. Je ne veux pas (j’espère), qu’elle reste seule (je ne veux pas qu’elle m’oublie), et qu’elle trouve quelqu’un (je ne veux pas qu’elle connaisse un autre homme). Je n’ai pas le droit de lui demander cela (je serais sa douleur intolérable de ma mort qu’elle ne peut oublier).

D’un geste, je lui impose ma lassitude et la somme de me laisser seul afin que je me repose (repaisse de ses visages adultérins).


 

Ce sont des moments que je construis. Il n’est pas évident de ne vouloir que souffrir, de n’être que plaie et souffrance. Je décide de n’être que souffrance. Uniquement souffrance. Du cerveau droit au ventricule gauche. En travers. Mon sang ne coule plus dans aucune veine car chacune n’est plus que déchirure.

Pourquoi voulais-je souffrir ? Pour que l’on ne cherche qu’à me consoler ? Mais je cherche encore pourquoi on me consolerait vu que ma souffrance n’est qu’une construction. J’ai le droit de construire ma souffrance mais je n’ai pas celui d’entrainer qui que ce soit dans le cercle du consoleur/consolé.

Au début, je croyais que c’était quelque chose qui me tombait dessus. Pas de chance. Pas le jour. Mais non rien à voir. Et ces moments que je construisais correspondait à des moments où elle était joyeuse, où ses rires ne m’étaient pas adressés, ou ses yeux brillent sans que j’en sois la cause. Responsable. Alors, qu’est-ce que je fais ? Je la punis. Et oui, mais elle ne peut pas être heureuse sans moi. Elle n’a pas le droit d’être heureuse sans moi. Pour tout dire, je la condamne à pleurer du jour de ma mort jusqu’à la sienne. Peut-être même, la souffrance qu’elle va ressentir, intolérable, insurmontable, va-t-elle l’obliger à l’anticiper, à la provoquer, à la précipiter.

Ce qui est fort déplaisant, c’est qu’elle me regarde toujours avec amour, avec compassion car elle ne sait pas ce que je pense. Elle n’a aucune image de mes pensées ; ma souffrance lui impose ce visage compassé ; ma mort prochaine lui impose cet amour infini. Mais qu’est-ce que cela peut me faire ? M’apporter ?


 

Ce matin-là, la douleur s’était habituée à mon corps et je pensais que j’allais pouvoir enfin lire quelques lignes, quelques vers. Ce matin-là, je n’aurais pas besoin de ma pompe à morphine habituelle.

Qu’allais-je bien pouvoir lire ? Je tombe par inadvertance sur « lettre au père » de Kafka. Par inadvertance ? Non, en fait, rien ne me touche qui ne soit prévu ou imposé par une ligne tracée. Donc, je pris l’ouvrage.

Pour haïr quelqu’un encore faut-il qu’il ait été présent, qu’il existe ou qu’il ait existé suffisamment pour laisser une empreinte indéfectiblement haïssable. Que sa présence devienne une douleur insupportable, ou alors qu’elle nous fait ressentir une haine incroyable, insupportable, incommensurable. Mon père n’a vécu que le temps de m’incruster, dans mes veines, dans ma perception, son immense absence. De mon père mort, je n’ai haï que son absence, le fait que je n’ai jamais eu ses bras autour de mon corps, ses mains sur mon visage. Son souffle sur mon visage le soir pour un baiser. Une nuit qu’il m’apaise, un matin qu’il me pousse.

Et puis l’absence de sa voix, l’absence de son tout, il n’est devenu rien sans qu’il n’en a conscience et il me l’a imposée. En avait-il le droit ? Le savait-il que j’allais le haïr par e qu’il allait mourir sans se rendre compte qu’il me forcerait à l’attendre toute ma vie, pour le rejoindre dans sa mort. Dans ma mort. Dans mon impatience de son message qui ne vient pas. Qui ne viendra jamais. Il n’avait même pas conscience qu’il avait à me laisser un message derrière lui. Ma route est d’autant plus longue, sinueuse, inconfortable. Alors ce Kafka qui parle de son père, à son père, même si ce n’est pas de vive voix, si ce n’est que par lettre interposée, il l’en face de lui, autour de lui de sa présence qui lui nuit. De son absence souhaitée non expressément. J’aimerais, j’aurais aimé que le mien m’impose celle de son insupportable présence. Je ne l’idéalise que parce qu’il ne m’a jamais existé autour de moi. Par non connaissance, j’aurais souhaité échanger une vie de ma mère pour une heure en présence de mon père. Pour le regretter ensuite. Pour vouloir le regretter ensuite. Pour vouloir le regretter ensuite. Pour peut-être espérer le regretter ensuite.


 

Elle a été ma première expérience avec la mort.

Quand je l’ai rencontré, j’aurais pu savoir qu’elle était vénéneuse. D’ailleurs, je le savais. Je l’ai cherchée, côtoyée.

Je n’ai jamais rêvé que j’allais pouvoir rêver ça. Je l’ai peut-être toujours cherché, mais pas rêvé. J’ai pris ce que j’ai pu trouver. Elle m’avait prévenu que je n’avais rien. Et c’est sans doute ce qui a fait que je m’y suis jeté à corps perdu. A âme perdue. J’ai surjoué l’amour, la passion. ET je suis tombé de trois étages. Sans combattre, Comme une fatalité. Comme une envie de ne plus jamais atteindre la terre. Je n’ai pas lutté contre la mort. J’ai accepté de revivre. J’ai accepté de revoir le jour et la vie. Je n’avais pas envie de voir quelqu’un d’autre qu’elle. Celle qui avait failli me tuer par sa fuite dans la nuit parisienne. Dans cette nuit éthylique. Comme fatidique. Cette journée qui avait à peine commencée qu’elle n’allait plus finir. Cette course folle à l’alcool. Tout l’alcool possible. Tout. Jusqu’à cette chute. Cette chute.
« Les larmes de la lune », elle qui se faire enculer et ces gens, ces inconnus, qui volent et qui dorment dans des armoires électriques. Et moi qui lui demande de m’apprendre à voler avec elle. Pour elle. Au-devant d’elle.

Et ça a été ma première expérience avec des machines qui me font vivre. Qui me font ne plus avoir mal. J’ai traversé tout ça avec fatalisme. Je survis, je survis, et si je meure, et bien, je meure.

Je n’avais qu’une obsession. Les fenêtres d’en face mon lit qui me permettait de l’apercevoir dans tous les bras possibles, dans toutes les positions possibles.

Ce centre de tri fut la perte de ma vie. La descente aux enfers. Le torrent de la chute. Le Niagara de la déglingue.

Cette journée qui a été le prologue de chute, elle m’a annoncé qu’elle se marierait le 15 aout. Le 15 aout. Alors, nous ne nous sommes pas parlé mais nous avons bus. Je lui ai annoncé que je ne voulais plus lui parler. C’était fini. Je n’allais tout de même pas être un témoin. Nous avons bu plus que de coutume. Et sans fin. Sans joie. Sans cri. Sans pleurs. Rien que de la haine de ma part. Elle me demande de buter son conjoint, oh, de manière subtile, comme dans le chuchotement à un possédé, à un illuminé, à un envoûté. Et elle m’annonce qu’elle va se marier. Se marier, le 15 aout.

Alors, ce 15 aout, j’étais à l’hôpital, plâtré de la tête aux pieds. Drogué pour ne pas souffrir, plus conscient de grand-chose (si ce n’est que je hais ma mère et que je l’humilie dans mon inconscience) et ce 15 aout, j’ai passé la journée à pleurer, sans savoir pourquoi, sans me rendre compte de pourquoi je pleurais. Et fait étrange, ce fut un jour où, dans mes délires, je ne l’ai pas vu dans l’encadrement de la fenêtre en face. Elle ne volait pas, elle ne baisait pas avec des inconnus, non, elle était en train de se marier.

Je n’ai pas eu la conscience que ce 15 aout fut la journée la plus triste de ma vie.

 

 

 

J’ai confondu.

Je n’ai pas cherché à me persuader que je m’étais trompé.

Je n’ai pas voulu entendre que je m’étais trompé. Je savais que je n’avais pas d’issue avec elle. A part ce que j’ai subi quelques années plus tard.

Je n’avais pas l’intention de mourir. Je n’avais pas l’intention de mourir, ni de tuer personne comme elle me le demandait. Je devais la débarrasser de celui dont elle n’arrivait pas à oublier qu’elle en était folle.

Et folle, c’est bien ce qu’elle était puisqu’elle faisait sans arrêt des passages dans les HP ; d’où elle m’appelait pour la faire évader.

Je l’aimais mais je ne voulais pas la voir sortir. Je voulais l’aimer mais comme un regret éternel, celle avec laquelle je ne pourrais jamais vivre parce qu’elle était interné car folle. Jamais, je n’aurais fait évader une folle.

Dans la région parisienne, après un malaise qu’elle avait fait dans un restaurant après avoir trop bu, les pompiers nous ont amenés dans un hôpital psychiatrique en banlieue. On s’est enfui. On a fait le mur. Et nous sommes revenus de banlieue, en pleine nuit, à pied.

Aucune guide touristique de la capitale ne propose de faire le tour de tous les hôpitaux de Paris. Moi, je les ai tous fait avec elle. Pour elle.

Ça aurait été si simple qu’un jour elle meure. Elle serait étouffée dans son vomi. Ou, en traversant sans regarder, elle aurait été renversée par une voiture. Ou alors, une grave crise d’asthme.

Je mens, elle a eu une grave crise. Et con comme je suis, j’ai appelé le SAMU. Ils sont arrivés à temps. Et le con, qu’est-ce qu’il me dit ? Comme pour me rassurer ? « 5 minutes de plus, et elle y passait ». Et merde !

Et elle serait devenue mon éternel amour, celle que j’aurais aimée jusqu’à la fin des temps. Des temps de Paris jusqu’à mon retour en province. Jusqu’à ce que je rencontre celle qui est ma femme. Celle qui est mon évidence. Celle qui est de l’autre côté et qui pleure parce que je vais mourir. Son amour va mourir…et voilà à quoi penses son amour. A celle qui a failli le tuer.

La chute en elle-même, je n’en ai aucun souvenir. Je les ai chassés. Classer comme on se vante d’une aventure volontaire. Sans qu’elle ne l’était pas. Par contre, je me rappelle de presque toutes les minutes de cette journée.

Nous avions bu la veille, comme nous avions bu la veille, comme la veille. Cela faisait quinze jours que nous ne dessoulions pas. Nous buvions, je vomissais, nous buvions, je vomissais.
Cela me fait penser, lorsque j’allais la rejoindre dans son foyer pour picoler. Une nuit, après un trop plein, je suis allé vomir pour faire de la place. Et j’ai immédiatement dessoulé lorsque, au milieu du vomi, j’ai aperçu une tâche de sang. La peur !

Bon, puis à force, jamais plus je n’avais peur. Mais je savais que c’était une limite pour arrêter. Mais elle, elle continuait, et elle tombait. Sans arrêt, partout, tout le temps.

Il a fallu mettre un terme à cette inexpérience. Cette terrible erreur.

Il m’a fallu me désintoxiquer de l’alcool, pour pouvoir me désintoxiquer d’elle.

Comme ce fut une épreuve, comme ce fut une nuit blanche. Comme ce fut, une nuit blanche silencieuse. Terriblement silencieuse. Nous ne devions plus jamais nous revoir. Jamais. Mais nous n’en avions jamais eu de regret. Surtout moi. J’étais libéré. Je l’ai accompagnée à la gare ST Lazare. ¨Pour être sûr qu’elle parte. Pour être sûre qu’elle ne fasse pas demi-tour.

Nous sommes restés, face à face, en silence. Il n’y avait même plus de haine. Non, simplement, nous contemplions sur le tapis le cadavre de ce qui fut notre relation. Amour ? Haine ? Passe-temps ? Défoulement ? Dépaysement ? Rien qui ne ressemble à de l’amour en tout cas. Et puis, nous avions envie que la nuit finisse. Vite. Enfin, nous pûmes nous rendre à la gare Montparnasse. Elle a marché sur le quai, elle ne s’est pas retournée, elle ne m’a même pas regardé. Cette attitude m’a libéré définitivement. Tranquillement. Donc, je suis sorti de la gare, j’ai poussé un gros soupir et je suis allé me coucher.

Pendant deux jours, j’ai mangé tout et n’importe quoi, j’ai dormi et je me suis branlé. Jusqu’à hurler de douleur. La douleur d’être libre contre ma volonté. C’était ridicule mais je ne pouvais pas y échapper. A n’y rien comprendre. Rien. Le principal, c’était que j’étais libre.

Ces lignes seront les dernières sur cet épisode. Elles sont le testament de cette aventure nauséabonde.

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