La notion du milieu, en dehors de son sens géométrique et topographique, s'applique à tout ce qui est en dehors de l'individu, à tout ce qui est distinct de son être. Du point de vue humain, le milieu c'est tout ce qui est en dehors du moi, donc tout ce qui constitue le non moi. Réduite ainsi à une simple désignation de relation de l'être avec ce qui l'entoure cette notion n'aurait que bien peu d'intérêt si, précisément, cette relation ne présentait une importance considérable pour son évolution. En fait, la connaissance exacte de cette relation résume tout la connaissance humaine. L'éternelle opposition de la liberté et du déterminisme (voir ces mots), vient de la négation de l'action efficiente du milieu. Dans le plan purement abstrait, on peut imaginer un seul des éléments constituant l'univers se mouvant solitairement selon son orientation particulière, sans causes modifiantes objectives. Là, seulement se trouverait la liberté absolue. Mais tout ce que nous savons de la constitution des mondes nous montre la quantité inimaginable de ces éléments le constituant. Comme ces éléments se heurtent en se mouvant, il y a perpétuellement modification de leurs directions et conséquemment déterminisme absolu. Autrement dit l'être n'existant point seul est nécessairement modifié par les autres êtres qui forment le milieu, dont il modifie également l'orientation.
Les êtres organisés
présentent cette particularité d'être construits par ces heurts et de former
des mécanismes conquérants et conservateurs luttant contre le milieu qui les
absorbe finalement dans un cycle sans fin. Cette manière de concevoir les
choses explique la co-éternité des êtres élémentaires, donc l'éternelle coexistence
de l'un et du milieu, mais elle admet, dans la succession des cycles, l'antériorité
du milieu inorganisé à l'être organisé. Celui-ci est donc le produit de celui-là.
Les êtres vivants, une fois constitués, se trouvent alors en présence de deux sortes
de milieu : le milieu inorganisé, ou physico-chimique, et le milieu organisé ou
vital, formé par tous les êtres vivants. Ceux-ci, en se reproduisant, passent
par toutes sortes de phases progressivement complexes sous les influences du
milieu physico-chimique, de telle sorte que chaque germe nouveau est le double
produit du milieu organisé et inorganisé ; celui-ci continuant de déterminer
celui-là. S'il nous est impossible d'assister à ces commencements absolus d'organisation,
il est relativement aisé d'en suivre l'évolution conquérante chez la plupart
des êtres vivants. Cette évolution s'effectue suivant des plans de plus en plus
compliqués formant autant de milieux différents dans lesquels réagit
l'individu. Le premier milieu qu'il subit est le milieu physico-chimique
contribuant à sa formation et à sa croissance. Cette influence est démontrée
par la nécessité absolue de certaines conditions extérieures pour en favoriser
l'évolution : chaleur, humidité, azote, oxygène, etc. Des expériences très
nombreuses démontrent la dépendance étroite du phénomène vital des actions
physico-chimiques le modifiant. Par exemple, dans l'évolution de l'oeuf de
l'oursin, la plupart des sels contenus dans l'eau de mer se révèlent
indispensables de la manière suivante : la fécondation ne peut s'effectuer sans
potassium et sans magnésium ; la segmentation exige le chlore et le sodium ; la
cohésion des cellules entre elles nécessite la présence du calcium ; la croissance
ne peut se réaliser sans potassium et sans calcium ; le tube digestif ne peut
se former sans le souffre et le magnésium ; la formation du squelette ne s'effectue
point sans carbonate de chaux, etc..., etc... Les oeufs d'un poisson marin, le
Fundulus, plongés dans une solution d'eau de mer et de chlorure de magnésium,
donnent naissance à de petits poissons n'ayant qu'un seul oeil sur la ligne
médiane de la face.
Chez certains pucerons
vivant sur le rosier, la femelle parthénogénétique donne naissance à des jeunes
dont les uns deviennent ailés et les autres restent aptères. Si l'on arrose le
rosier avec certaines solutions de sel de magnésium, ou d'antimoine, ou de
nickel, de zinc, d'étain, de plomb, de mercure, ou de sucre, tous les jeunes deviennent
ailés. L'alcool, l'acide acétique, l'alun, le tannin, les sels de calcium, de
strontium, de potassium empêchent, au contraire, la formation des ailes. On
sait enfin que les têtards de grenouille nourris avec de la thyroïde de mammifères
se métamorphosent très rapidement, sans attendre leur croissance normale et
donnent naissance à des grenouilles naines. Nourris avec du thymus, c'est tout
le contraire : les têtards croissent très rapidement et parfois ne se métamorphosent
point.
Ainsi, l'être n'est
rien sans le milieu qu'il conquiert et dans lequel il puise les éléments pour
sa croissance et son évolution, mais il est compréhensible que tous ces
éléments ayant formé, par leur hétérogénéité, la diversité des formes vivantes,
l'être, à son tour, sera plus ou moins modifié suivant les variations de ce
milieu. D'où les différences profondes, même entre les divers individus d'une
même espèce. Ces phénomènes d'assimilation et de désassimilation se passent sur
un plan moléculaire peu connu, dont nous ne voyons que les effets. L'ensemble
des êtres forme ensuite un autre milieu (milieu social pour les espèces vivant
en société) précédant également l'apparition de l'individu et le déterminant
psychologiquement, ce qui est déterminé, ici, c'est le système nerveux
commandant l'orientation générale et spéciale de l'individu. On a cru nier
l'influence du milieu en disant que l'individu faisait le milieu et que
celui-ci n'était rien sans celui-là. En nous représentant d'abord chaque
individu comme étant le milieu pour autrui, nous pouvons déjà prévoir que
l'homme détermine l'homme et que, par conséquent, l'influence du milieu humain
sur l'individu ne peut se nier. Si nous observons ensuite l'évolution des
individus dans l'espace et dans le temps, nous voyons alors que la notion de
milieu prend une importance considérable, parce que, de même que chaque être
organisé vit différemment suivant la complication de son organisme, de même
chaque forme sociale détermine différemment les individus qui en font partie.
Plus le groupement social est limité en quantité et en désirs conquérants, et plus
sa forme de coordination est simple et peu organisée. L'influence de chaque membre
vis-à-vis des autres n'y est pas très accusée, ainsi en est-il chez la plupart des
sociétés animales.
Cela change énormément
avec les sociétés humaines. L'imagination, les désirs de conquête, les
nécessités de lutte ont groupé les hommes autour des plus valeureux, des chefs,
des patriarches, des sorciers, etc., etc., et cette coordination ne s'est point
effectuée chaotiquement, mais selon des habitudes, des moeurs, des traditions,
des lois, transmises de générations en générations, imposées par les plus forts
aux plus faibles et, par conséquent, par les parents à leurs enfants. Comme la mentalité
individuelle est fonction de la mentalité héréditaire et de l'éducation reçue, nous
voyons que l'enfant est tout entier le produit de son milieu et que devenu homme,
il en sera le continuateur. Sa seule chance d'évolution, hors la norme routinière
ne peut provenir que d'une modification causée par une variation lors de sa
procréation déterminant de virtuelles aptitudes évolutionnelles sous
l'influence de l'hétérogénéité sociale. Si, donc, nous suivons le
fonctionnement social, nous voyons que l'affirmation, que le milieu fait
l'individu, est rigoureusement vraie si on examine les faits dans leur
succession dans le temps. Pour l'enfant, les adultes représentent des réalités
déterminantes aussi impérieuses que le froid ou la faim. Pour l'adulte, les
autres humains ; artisans, savants, commerçants, guerriers, dirigeants, sexes
différents, etc..., etc..., sont autant
de réalités
déterminantes d'autant plus importantes qu'avec le nombre et le degré d'organisation
les comportements individuels se modifient, améliorant ou empirant les
relations des humains entre eux. Le milieu social n'est donc pas quelque chose d'abstrait
; il est formé de l'action de tous les êtres ayant précédé l'individu et de celle
des êtres coexistant avec lui. On compare parfois l'évolution sociale à
l'évolution individuelle ; l'analyse des deux fonctionnements nous montre que
les mêmes causes engendrent les mêmes effets sans qu'il en résulte une
similitude parfaite des deux organisations. Autrement dit la division des
cellules et leur agglutination s'effectuent selon une complication progressive
déterminant parallèlement une modification ou différenciation de chacune d'elle
ou de certains groupes, mais l'ensemble constitue un tout très solidaire, très
limité, très individualisé, évoluant de la naissance à la mort. La
multiplication des individus crée également une complication du milieu social,
lequel, à son tour, détermine diversement l'individu, ou des groupes d'individus,
mais l'étendue, la durée de ce milieu n'est point limitée et la solidarité des
individus entre eux ne peut se comparer à celle des cellules entre elles. L'évolution
individuelle, le moi, suit une courbe physiologique à peu près invariable de la
naissance à la mort. L'évolution et la forme sociale ne sont point limitées
dans l'espace et dans le temps et l'ensemble des individus ne saurait
constituer une unité, un moi social comparable au moi individuel. Cette
différence s'accentue si nous comparons la rapidité de deux évolutions. L'unité
individuelle se modifie relativement vite si nous examinons l'être soumis à des
causes modifiantes l'écartant de l'influence du milieu. L'évolution sociale est
beaucoup plus lente parce que, précisément, les causes modifiantes n'ont point l'amplitude
nécessaire pour créer une nouvelle psychologie, une nouvelle coordination
collective de tous les individus. Le problème de l'éducation et de la transformation
sociale est, de ce fait, très ardu. La comparaison du fonctionnement social
avec le fonctionnement individuel, permet tout de même de trouver une certaine
similitude entre le rôle conservateur joué par la structure de l'organisation sociale
et le même rôle déterminé par la structure de l'organisme individuel. Chez celui-ci
la multiplication cellulaire crée la différenciation des cellules par l'accumulation
de certaines substances agglutinantes contribuant également à former l'architecture
de l'individu, son squelette. Or les combinaisons chimiques de l'œuf sont
telles que son évolution est invariablement et spécifiquement déterminée et qu'un
oeuf de grenouille, par exemple, ne donnera jamais naissance à un aigle ou à un
rhinocéros. Ainsi, en se construisant, l'être acquiert des organes qui ne
peuvent le faire vivre que selon leur fonctionnement particulier, leur
coordination générale qui fait que l'ensemble de l'animal constitue un poisson,
un mammifère ou un oiseau menant une existence bien définie. Mais dans le cours
de sa vie, l'être subit les influences physico-chimiques du milieu, surtout
lors de sa formation, et il se modifie plus ou moins, mais cette
différenciation de sa nature est infime si on la compare à celle du jeune être
qu'il engendrera à son tour et qui sera très différent de lui. Nous voyons que
la structure de l'individu le maintient dans une certaine constance
fonctionnelle et qu'un véritable changement ne peut se produire que par la création
d'un autre individu.
Le milieu social, dès
ses débuts, est également très modifiable et, suivant la cérébralité des
individus le composant, il se construit sur un type ou sur un autre ; mais au
fur et à mesure de son évolution, les individus, par division du travail, spécialisation,
créent des organisations différentes, lesquelles déterminent à leur tour une
psychologie particulière, une déformation professionnelle, de telle manière que,
l' individu et sa fonction ne sont plus que la partie d’un tout : l'individu
créant et exécutant la fonction ; la fonction déformant l'individu.
L'organisation du
milieu social peut alors se comparer quelque peu à l'organisation animale par
ses innombrables constructions matérielles, ses édifices, ses industries, ses
routes, etc..., formant un ensemble cohérent, une sorte de squelette
déterminant l'aspect particulier qui lui est propre. Ce squelette, par une sorte
de cristallisation, produit du fonctionnement social détermine à son tour l'activité
collective et s'oppose à toute transformation tendant à modifier profondément
sa structure. L'inévolution morale, sa stagnation ne paraissent pas avoir
d'autres bases. Le milieu social ne forme pas un tout coordonné harmonieusement,
comme cela devrait être ; il crée de multiples milieux à intérêts opposés,
développant l'esprit de lutte, l'esprit agressif, inter-humain, et non l'esprit
de concorde. Cet esprit de lutte favorise bien l'intelligence, mais nullement
le sens moral, continuellement heurté par des éléments contradictoires. Le
problème de l'amélioration et de la transformation des sociétés humaines par
l'éducation ou la révolution est donc très difficultueux, car il se heurte à
des impossibilités de réalisation dans les deux cas... La révolution (qui peut
être considérée comme une mort de l'organisation sociale supprimée) laisse les
germes sociaux qui sont les individus avec des mentalités à peu près identiques
et peu transformées. Ils donnent donc naissance à d'autres sociétés peu
différentes des anciennes, ainsi que nous le montrent tous les événements
historiques. D'autre part, l'éducation véritable s'effectue par ces différents
organismes sociaux, ces différents milieux qui tendent à se perpétuer toujours
semblables à eux-mêmes. Ainsi se prolongent les milieux bourgeois, ouvriers,
commerçants, industriels, militaires, paysans, intellectuels, artistes, etc...
etc... Comme il n'est au pouvoir de personne de changer subitement la
psychologie de ces milieux, ils influencent et éduquent les jeunes êtres selon
leurs concepts moraux opposés les uns aux autres, et contribuent ainsi à
prolonger l'immoralité générale tendant à favoriser les intérêts particuliers
au détriment de l'intérêt général. L'évolution morale collective sera donc
excessivement longue par cette persistance des causes d'immoralité.
On peut entrevoir une
issue à ces difficultés par la création de milieux absolument nouveaux, fondés
par des individus hardis et novateurs, coordonnés plus harmonieusement,
éduquant les êtres selon une morale fraternelle et strictement objective,
unifiant les efforts volontaires dans l'intérêt de tous et, conséquemment, de
l'individu.
– IXIGREC
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