dimanche 1 mai 2022

MILIEU encyclopedie anarchiste par Sébastien Faure

 La notion du milieu, en dehors de son sens géométrique et topographique, s'applique à tout ce qui est en dehors de l'individu, à tout ce qui est distinct de son être. Du point de vue humain, le milieu c'est tout ce qui est en dehors du moi, donc tout ce qui constitue le non moi. Réduite ainsi à une simple désignation de relation de l'être avec ce qui l'entoure cette notion n'aurait que bien peu d'intérêt si, précisément, cette relation ne présentait une importance considérable pour son évolution. En fait, la connaissance exacte de cette relation résume tout la connaissance humaine. L'éternelle opposition de la liberté et du déterminisme (voir ces mots), vient de la négation de l'action efficiente du milieu. Dans le plan purement abstrait, on peut imaginer un seul des éléments constituant l'univers se mouvant solitairement selon son orientation particulière, sans causes modifiantes objectives. Là, seulement se trouverait la liberté absolue. Mais tout ce que nous savons de la constitution des mondes nous montre la quantité inimaginable de ces éléments le constituant. Comme ces éléments se heurtent en se mouvant, il y a perpétuellement modification de leurs directions et conséquemment déterminisme absolu. Autrement dit l'être n'existant point seul est nécessairement modifié par les autres êtres qui forment le milieu, dont il modifie également l'orientation.

Les êtres organisés présentent cette particularité d'être construits par ces heurts et de former des mécanismes conquérants et conservateurs luttant contre le milieu qui les absorbe finalement dans un cycle sans fin. Cette manière de concevoir les choses explique la co-éternité des êtres élémentaires, donc l'éternelle coexistence de l'un et du milieu, mais elle admet, dans la succession des cycles, l'antériorité du milieu inorganisé à l'être organisé. Celui-ci est donc le produit de celui-là. Les êtres vivants, une fois constitués, se trouvent alors en présence de deux sortes de milieu : le milieu inorganisé, ou physico-chimique, et le milieu organisé ou vital, formé par tous les êtres vivants. Ceux-ci, en se reproduisant, passent par toutes sortes de phases progressivement complexes sous les influences du milieu physico-chimique, de telle sorte que chaque germe nouveau est le double produit du milieu organisé et inorganisé ; celui-ci continuant de déterminer celui-là. S'il nous est impossible d'assister à ces commencements absolus d'organisation, il est relativement aisé d'en suivre l'évolution conquérante chez la plupart des êtres vivants. Cette évolution s'effectue suivant des plans de plus en plus compliqués formant autant de milieux différents dans lesquels réagit l'individu. Le premier milieu qu'il subit est le milieu physico-chimique contribuant à sa formation et à sa croissance. Cette influence est démontrée par la nécessité absolue de certaines conditions extérieures pour en favoriser l'évolution : chaleur, humidité, azote, oxygène, etc. Des expériences très nombreuses démontrent la dépendance étroite du phénomène vital des actions physico-chimiques le modifiant. Par exemple, dans l'évolution de l'oeuf de l'oursin, la plupart des sels contenus dans l'eau de mer se révèlent indispensables de la manière suivante : la fécondation ne peut s'effectuer sans potassium et sans magnésium ; la segmentation exige le chlore et le sodium ; la cohésion des cellules entre elles nécessite la présence du calcium ; la croissance ne peut se réaliser sans potassium et sans calcium ; le tube digestif ne peut se former sans le souffre et le magnésium ; la formation du squelette ne s'effectue point sans carbonate de chaux, etc..., etc... Les oeufs d'un poisson marin, le Fundulus, plongés dans une solution d'eau de mer et de chlorure de magnésium, donnent naissance à de petits poissons n'ayant qu'un seul oeil sur la ligne médiane de la face.

Chez certains pucerons vivant sur le rosier, la femelle parthénogénétique donne naissance à des jeunes dont les uns deviennent ailés et les autres restent aptères. Si l'on arrose le rosier avec certaines solutions de sel de magnésium, ou d'antimoine, ou de nickel, de zinc, d'étain, de plomb, de mercure, ou de sucre, tous les jeunes deviennent ailés. L'alcool, l'acide acétique, l'alun, le tannin, les sels de calcium, de strontium, de potassium empêchent, au contraire, la formation des ailes. On sait enfin que les têtards de grenouille nourris avec de la thyroïde de mammifères se métamorphosent très rapidement, sans attendre leur croissance normale et donnent naissance à des grenouilles naines. Nourris avec du thymus, c'est tout le contraire : les têtards croissent très rapidement et parfois ne se métamorphosent point.

Ainsi, l'être n'est rien sans le milieu qu'il conquiert et dans lequel il puise les éléments pour sa croissance et son évolution, mais il est compréhensible que tous ces éléments ayant formé, par leur hétérogénéité, la diversité des formes vivantes, l'être, à son tour, sera plus ou moins modifié suivant les variations de ce milieu. D'où les différences profondes, même entre les divers individus d'une même espèce. Ces phénomènes d'assimilation et de désassimilation se passent sur un plan moléculaire peu connu, dont nous ne voyons que les effets. L'ensemble des êtres forme ensuite un autre milieu (milieu social pour les espèces vivant en société) précédant également l'apparition de l'individu et le déterminant psychologiquement, ce qui est déterminé, ici, c'est le système nerveux commandant l'orientation générale et spéciale de l'individu. On a cru nier l'influence du milieu en disant que l'individu faisait le milieu et que celui-ci n'était rien sans celui-là. En nous représentant d'abord chaque individu comme étant le milieu pour autrui, nous pouvons déjà prévoir que l'homme détermine l'homme et que, par conséquent, l'influence du milieu humain sur l'individu ne peut se nier. Si nous observons ensuite l'évolution des individus dans l'espace et dans le temps, nous voyons alors que la notion de milieu prend une importance considérable, parce que, de même que chaque être organisé vit différemment suivant la complication de son organisme, de même chaque forme sociale détermine différemment les individus qui en font partie. Plus le groupement social est limité en quantité et en désirs conquérants, et plus sa forme de coordination est simple et peu organisée. L'influence de chaque membre vis-à-vis des autres n'y est pas très accusée, ainsi en est-il chez la plupart des sociétés animales.

Cela change énormément avec les sociétés humaines. L'imagination, les désirs de conquête, les nécessités de lutte ont groupé les hommes autour des plus valeureux, des chefs, des patriarches, des sorciers, etc., etc., et cette coordination ne s'est point effectuée chaotiquement, mais selon des habitudes, des moeurs, des traditions, des lois, transmises de générations en générations, imposées par les plus forts aux plus faibles et, par conséquent, par les parents à leurs enfants. Comme la mentalité individuelle est fonction de la mentalité héréditaire et de l'éducation reçue, nous voyons que l'enfant est tout entier le produit de son milieu et que devenu homme, il en sera le continuateur. Sa seule chance d'évolution, hors la norme routinière ne peut provenir que d'une modification causée par une variation lors de sa procréation déterminant de virtuelles aptitudes évolutionnelles sous l'influence de l'hétérogénéité sociale. Si, donc, nous suivons le fonctionnement social, nous voyons que l'affirmation, que le milieu fait l'individu, est rigoureusement vraie si on examine les faits dans leur succession dans le temps. Pour l'enfant, les adultes représentent des réalités déterminantes aussi impérieuses que le froid ou la faim. Pour l'adulte, les autres humains ; artisans, savants, commerçants, guerriers, dirigeants, sexes différents, etc..., etc..., sont autant

de réalités déterminantes d'autant plus importantes qu'avec le nombre et le degré d'organisation les comportements individuels se modifient, améliorant ou empirant les relations des humains entre eux. Le milieu social n'est donc pas quelque chose d'abstrait ; il est formé de l'action de tous les êtres ayant précédé l'individu et de celle des êtres coexistant avec lui. On compare parfois l'évolution sociale à l'évolution individuelle ; l'analyse des deux fonctionnements nous montre que les mêmes causes engendrent les mêmes effets sans qu'il en résulte une similitude parfaite des deux organisations. Autrement dit la division des cellules et leur agglutination s'effectuent selon une complication progressive déterminant parallèlement une modification ou différenciation de chacune d'elle ou de certains groupes, mais l'ensemble constitue un tout très solidaire, très limité, très individualisé, évoluant de la naissance à la mort. La multiplication des individus crée également une complication du milieu social, lequel, à son tour, détermine diversement l'individu, ou des groupes d'individus, mais l'étendue, la durée de ce milieu n'est point limitée et la solidarité des individus entre eux ne peut se comparer à celle des cellules entre elles. L'évolution individuelle, le moi, suit une courbe physiologique à peu près invariable de la naissance à la mort. L'évolution et la forme sociale ne sont point limitées dans l'espace et dans le temps et l'ensemble des individus ne saurait constituer une unité, un moi social comparable au moi individuel. Cette différence s'accentue si nous comparons la rapidité de deux évolutions. L'unité individuelle se modifie relativement vite si nous examinons l'être soumis à des causes modifiantes l'écartant de l'influence du milieu. L'évolution sociale est beaucoup plus lente parce que, précisément, les causes modifiantes n'ont point l'amplitude nécessaire pour créer une nouvelle psychologie, une nouvelle coordination collective de tous les individus. Le problème de l'éducation et de la transformation sociale est, de ce fait, très ardu. La comparaison du fonctionnement social avec le fonctionnement individuel, permet tout de même de trouver une certaine similitude entre le rôle conservateur joué par la structure de l'organisation sociale et le même rôle déterminé par la structure de l'organisme individuel. Chez celui-ci la multiplication cellulaire crée la différenciation des cellules par l'accumulation de certaines substances agglutinantes contribuant également à former l'architecture de l'individu, son squelette. Or les combinaisons chimiques de l'œuf sont telles que son évolution est invariablement et spécifiquement déterminée et qu'un oeuf de grenouille, par exemple, ne donnera jamais naissance à un aigle ou à un rhinocéros. Ainsi, en se construisant, l'être acquiert des organes qui ne peuvent le faire vivre que selon leur fonctionnement particulier, leur coordination générale qui fait que l'ensemble de l'animal constitue un poisson, un mammifère ou un oiseau menant une existence bien définie. Mais dans le cours de sa vie, l'être subit les influences physico-chimiques du milieu, surtout lors de sa formation, et il se modifie plus ou moins, mais cette différenciation de sa nature est infime si on la compare à celle du jeune être qu'il engendrera à son tour et qui sera très différent de lui. Nous voyons que la structure de l'individu le maintient dans une certaine constance fonctionnelle et qu'un véritable changement ne peut se produire que par la création d'un autre individu.

Le milieu social, dès ses débuts, est également très modifiable et, suivant la cérébralité des individus le composant, il se construit sur un type ou sur un autre ; mais au fur et à mesure de son évolution, les individus, par division du travail, spécialisation, créent des organisations différentes, lesquelles déterminent à leur tour une psychologie particulière, une déformation professionnelle, de telle manière que, l' individu et sa fonction ne sont plus que la partie d’un tout : l'individu créant et exécutant la fonction ; la fonction déformant l'individu.

L'organisation du milieu social peut alors se comparer quelque peu à l'organisation animale par ses innombrables constructions matérielles, ses édifices, ses industries, ses routes, etc..., formant un ensemble cohérent, une sorte de squelette déterminant l'aspect particulier qui lui est propre. Ce squelette, par une sorte de cristallisation, produit du fonctionnement social détermine à son tour l'activité collective et s'oppose à toute transformation tendant à modifier profondément sa structure. L'inévolution morale, sa stagnation ne paraissent pas avoir d'autres bases. Le milieu social ne forme pas un tout coordonné harmonieusement, comme cela devrait être ; il crée de multiples milieux à intérêts opposés, développant l'esprit de lutte, l'esprit agressif, inter-humain, et non l'esprit de concorde. Cet esprit de lutte favorise bien l'intelligence, mais nullement le sens moral, continuellement heurté par des éléments contradictoires. Le problème de l'amélioration et de la transformation des sociétés humaines par l'éducation ou la révolution est donc très difficultueux, car il se heurte à des impossibilités de réalisation dans les deux cas... La révolution (qui peut être considérée comme une mort de l'organisation sociale supprimée) laisse les germes sociaux qui sont les individus avec des mentalités à peu près identiques et peu transformées. Ils donnent donc naissance à d'autres sociétés peu différentes des anciennes, ainsi que nous le montrent tous les événements historiques. D'autre part, l'éducation véritable s'effectue par ces différents organismes sociaux, ces différents milieux qui tendent à se perpétuer toujours semblables à eux-mêmes. Ainsi se prolongent les milieux bourgeois, ouvriers, commerçants, industriels, militaires, paysans, intellectuels, artistes, etc... etc... Comme il n'est au pouvoir de personne de changer subitement la psychologie de ces milieux, ils influencent et éduquent les jeunes êtres selon leurs concepts moraux opposés les uns aux autres, et contribuent ainsi à prolonger l'immoralité générale tendant à favoriser les intérêts particuliers au détriment de l'intérêt général. L'évolution morale collective sera donc excessivement longue par cette persistance des causes d'immoralité.

On peut entrevoir une issue à ces difficultés par la création de milieux absolument nouveaux, fondés par des individus hardis et novateurs, coordonnés plus harmonieusement, éduquant les êtres selon une morale fraternelle et strictement objective, unifiant les efforts volontaires dans l'intérêt de tous et, conséquemment, de l'individu.

 

– IXIGREC

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