jeudi 19 mai 2022

L écriture du desastre. Par Maurice Blanchot

 "♦ « La poésie, mesdames, messieurs " une parole d'infini, parole de la mort vaine et du seul Rien » (Celan). Si la mort est vaine, la parole de la mort l'est aussi, y compris celle qui croit le dire et déçoit en le disant. Ne comptez pas sur la mort, la vôtre, la mort univer selle, pour fonder quoi que ce soit, pas même la réalité de cette mort si incertaine et si irréelle qu'elle s'évanouit toujours par avance et qu'avec elle s'évanouit ce qui la prononce. Les deux formulations « Dieu est mort », « l'homme est mort », destinées à sonner à la volée pour les oreilles crédules et qui se sont renversées aisé ment au bénéfce de toute croyance, montrent bien, montrent peut-être que la transcendance - ce mot, ce grand mot qui devrait se ruiner et garde cependant un pouvoir majestueux - l'emporte toujours, fût-ce sous une forme négative. La mort reprend à son compte la transcendance divine pour surélever le langage au-dessus de tout nom. Que Dieu soit mort a pour suite que la mort est de Dieu; à partir de quoi la phrase imitative « l'homme est mort » ne met nullement en échec le mot homme entendu comme notion transitoire, mais annonce soit une surhumanité avec tous ses semblants avntureux, soit la dénonciation de la fgure humaine pour que s'annonce, à nouveau et à sa place, l'absolu divin qu'importe la mort, en même temps qu'elle l'em porte. De là que nous soyons appelés à tenir compte de ce que, ironiquement (( mesdames, messieurs »), Celan voudrait nous dire. Le pouvons-nous? Je retiens qu'il met en rapport, par une relation d'énigmatique juxtapOSItlon, la parole l'infni, la parole la mort vaine, celle-ci redoublée par le Rien comme terminaison déci sive : le rien fnal qui pourtant est sur la même ligne (sans précession ni succession) que la parole qui vient de l'infni, où l'infni se donne, retentit infniment. Parole d'infni, parole de rien : est-ce que cela va ensemble? Ensemble mais sans accord, sans accord mais sans discordance, car il y a parole de l'un et de l'autre, ce qui laisse penser qu'il n'y aurait pas de parole poétique si l'entente infnie ne se donnait à entendre comme le retentissement strictement délimité de la mort en son vide, proximité d'absence qui serait le trait même de tout donner. Et j'en viens à cette supposition : « Dieu est mort », « l'homme est mort », par la présomption de ce qui voudrait s'affirmer là en faisant de « l'être-mort » une possibilité de Dieu, comme de « l'être-mort » une possibilité humaine, sont peut-être seulement le signe d'un langage encore trop puissant, souverain en quelque sorte, qui ainsi renonce à parler pauvrement, vainement, dans l'oubli, la défaillance, l'indigence - l'extinction du souffle : seules marques de poésie. {Mais « seules »? Ce mot, dans son dessein d'exclusion, manque à la pauvreté qui ne saurait se défendre, et doit à son tour s'éteindre. ) "


"• On peut douter d'un langage et d'une pensée qui doivent recourir, sous des fo rmes variées, à des déterminatifs de négation pour introduire des questions jusque-là réservées. Nous interrogeons le non-pouvoir, mais n'est-ce pas à partir de la puissance? l'impossible mais comme l'extrême ou le jeu du possible? Nous nous rendons à l'inconscient sans réussir à le séparer de la conscience autrement que négativement. Nous discou rons sur l'athéisme, ce qui a toujours été une manière privilégiée de parler de Dieu. En revanche, l'infni ne se gagne que sur le fni qui n'en fnit pas de fnir et se pro longe sans fn par le détou' ambig de la répétition. Même l'absolu, comme afration massive et solitaire, porte la marque de ce avec quoi il a rompu, étant le rejet de la solution, la mise à distance de toute liaison ou de tout rapport. Même enfn ce qu'un discours phi losophique ou post-philosophique nous a donné en accentuant l'aléths grec, désigné étymologiquement comme non-caché, non-latent, laisse entendre la pri mauté du caché par rapport au manifeste, du latent au regard de l'ouvert, de sorte que, si l'on se refuse à mettre au travail le négatif à la façon de Hegel, il y aurait dans ce que l'on nommera par la suite vérité, non pas le trait premier de tout ce qui se montre en présence, mais la privation déjà seconde d'un dissimulé plus ancien, d'un se retirer, se soustraire qui ne l'est pas par rapport à l'homme ou en lui-même, qui n'est pas destiné à la divulgation, mais qui est porté par le langage comme le secret silencieux de celui-ci. D'où l'on conclura que, à interroger d'une manière nécessairement abusive, le savoir « étymologique » d'une langue (ce n'est après tout qu'un savoir particulier), c'est aussi par abus qu'on en vient à privilégier le mot présence entendue comme être, non pas qu'il fa ille dire le contraire, à savoir que la présence renverrait à une absence toujours déjà refu sée ou encore que la présence, présence d'être et comme telle toujours vraie, ne serait qu'une manière d'écarter le manque, plus précisément de lui manquer, mais que peut-être il n'y aurait pas lieu d'établir un rapport de subordination ou quelque rapport que ce soit entre absence et présence, et que le « radical » d'un terme, loin d'être le sens premier, le sens propre, ne parvien drait au langage que par le jeu de petits signes non indé pendants et par eux-mêmes mal déterminés ou incertainement signifcatifs, déterminatifs qui fo nt jouer l'indétermination (ou indéterminants qui déterminent) et entraînent ce qui voudrait se dire dans une dérive générale où il n'est plus de nom qui comme sens appar tienne à soi-même, mais n'a pour centre que la possi bilité de se décentrer, de se décliner, s'infèchir, s'exté rioriser, se dénier ou se répéter : à la limite se perdre. (On peut encore proposer cette remarque à la réfexion, même si la mode s'en empare pour mettre en valeur comme index commode ce qui dans le langage ne s'in dique pas, la neutralisation répétitive. ) "

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