jeudi 26 mai 2022

« De quoi Sarkozy est-il le nom ? » par Alain Badiou

 « La corruption est un thème très classique de la propagande antiparlementaire, notamment d’extrême droite : scandale de Panama, affaire Stavisky sous la troisième république, trafic des piastres sous la quatrième, et , sous la cinquième, Tapie, Noir, Dumas, et tant d’autres, parmi lesquels, peut-être, Chirac en personne. « Tous pourris » est le résumé de ce genre de mise en scène médiatique des liens entre l’argent et les politiciens. Bien entendu, ce n’est pas du tout dans ce registre que je parle de corruption, pas plus que n’en parlait Robespierre. Ce n’est pas lui non plus qui impressionne durablement l’opinion, même électorale. On ne compte plus les maires, conseillers généraux et notables divers qui, accusés ou soupçonnés de corruption en ce sens restreint, ont été triomphalement réélus, le couple Balkany en est l’exemple canonique. En 2002, il était tentant d’opposer Jospin-le-vertueux à Chirac-le-(supposé)-corrompu. Ni cet éloge ni cette indignité n’ont empêché qu’au premier tour de l’élection présidentielle, ils aient été l’un et l’autre fort déconfis. Sans doute faut-il prendre les choses de plus loin. Et de plus haut.

Nous sommes en 1793, les périls assaillent la Révolution. Saint-Just demande : « Que veulent ceux qui n’acceptent ni la Terreur ni la Vertu ? » Question intimidante, à laquelle cependant la pratique des thermidoriens donne une réponse claire : ils veulent que soit admis comme normal un certain degré de corruption. Contre la dictature révolutionnaire, ils veulent « la liberté », ce qui veut dire : le droit de faire des affaires, et de mêler ces affaires à celles de l’état. Ils s’élèvent donc aussi bien contre la répression « terroriste » et « liberticide » des combines louches que contre l’obligation vertueuse d’avoir à ne considérer que le bien public. Déjà Montesquieu notait que la démocratie, accordant à tous une parcelle du pouvoir, est exposée à la confusion permanente des intérêts privés et du bien public. Il faisait de la vertu la disposition obligée des gouvernements de ce type. Mandatés sans autre garantie que le suffrage, les gouvernants doivent en quelque sorte s’oublier eux-mêmes et réprimer jusqu’à leurs propres penchants à n’exercer le pouvoir qu’en fonction de leur personnelle jouissance, ou de la jouissance des milieux dominants (les riches, en règle générale). »

 

« L’idée remonte en fait à Platon. Dans sa critique radicale du régime démocratique, Platon note qu’un tel régime considère que ce sur quoi une politique doit se régler est l’anarchie des désirs matériels. Et que , en conséquence, un gouvernement démocratique est inapte au service de quelque idée vraie que ce soit, parce que si la puissance publique est au service des désirs et de leur satisfaction, au service, finalement, de l’économie au sens large du mot, elle n’obéit qu’à deux critères : large du mot, elle n’obéit qu’à deux critères : la richesse, qui donne le moyen abstraite plus stable de cette satisfaction, et l’opinion, qui décide des objets du désir et de la force intime avec laquelle on croit devoir se les approprier. »

 

« Marx remarquait, dès les débuts de la démocratie représentative en Europe, qu’en vérité les gouvernements ainsi désignés par le suffrage n’étaient que des fondés de pouvoir du capital. Ils l’étaient pourtant bien moins qu’aujourd’hui ! C’est que si la démocratie est représentation, elle l’est d’abord du système général qui en porte les formes. Autrement dit : la démocratie électorale n’est représentative qu’autant qu’elle est débord représentation consensuelle du capitalisme, renommé aujourd’hui « économie de marché ». Telle est sa corruption de principe, et ce n’est pas pour rien qu’à une telle « démocratie », Marx, ce penseur humaniste, ce philosophe des Lumières, pensait ne pouvoir opposer qu’une dictature transitoire, qu’il appelait la dictature du prolétariat. Le mot était fort, mais il éclairait les chicanes de la dialectique entre représentation et corruption.

Au vrai, c’est la définition de la démocratie qui pose problème. Tant qu’on sera persuadé, comme les thermidoriens et leurs descendants libéraux, qu’elle réside dans le libre jeu des intérêts de groupes ou d’individus déterminés, on la verra s’abîmer, lentement ou promptement selon les époques, dans une corruption sans espoir. C’est que la démocratie véritable, s’il faut conserver, ce que je crois, ce concept, est tout autre chose. Elle est l’égalité devant l’idée, devant l’idée politique. Par exemple, pendant longtemps, l’idée révolutionnaire, ou communiste. C’est la ruine de cette idée qui identifie la « démocratie » à la corruption générale. »

 

« Je suis partisan de conserver un usage positif du mot « démocratie », plutôt que de l’abandonner entièrement à sa prostitution par le capitalo-parlementarisme. Je me suis expliqué sur ce point dans un chapitre de mon libre Abrégé de métapolitique. De façon générale, je préfère la lutte pour une nouvelle appropriation des noms à la pure et simple création de nouveaux noms, bien que cette dernière soit souvent requise. C’est pourquoi aussi je conserve sans hésiter, en dépit des sombres expériences du siècle dernier, le beau mot de « communisme »

 

« Et bien entendu, ce n’est jamais de l’imitation d’un modèle extérieur que vient le salut. Ces drapeaux ornés des allégories de l’élément faste, c’est nous qui les portons, acceptant cependant que tout autre, échappé du consensus pétainiste, soit au relais de ce transport. Ce fut un des aspects les plus déprimants de la dernière campagne électorale que de voir les deux protagonistes se réclamer de Blair. Il y a une expression chinoise que j’aime beaucoup pour parler de deux personnes qui sont complices d’un mauvais coup. Les chinois disent : « oui, ces deux-là ce sont les blaireaux de la même colline ». En définitive, Royal et Sarkozy, comme Blair et Bush, c’étaient des blaireaux de la même colline. Des Blair-eaux.

Négativement, il nous suffira donc de dire : ni rat, ni blaireau ».

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