jeudi 26 mai 2022

Grèves sauvages : spontanéité des masses Rosa Luxembourg/ F. Mehring Partie III

 Lors de la première crise sérieuse du système capitaliste, la classe ouvrière allait connaitre le prix des illusions qu'elle avait entretenues. Alors que pendant la Commune, un prolétariat parisien, faible numériquement et socialement, réussit, sans organisation préalable à entrainer l'essentiel de la population à l'assaut du vieux monde en 1914 la classe ouvrière européenne, numériquement décuplée, dotée d'organisations puissantes, bien rodées, unifiées internationalement, capitule sans combattre devant la guerre européenne.

Comme Lénine l'avait parfaitement compris sur ce point, si la classe ouvrière s'avère incapable de s'attaquer aux racines de la domination capitaliste, quelle que soit sa puissance, son poids social, et sa conscience subjective, cette classe devra subir, tout comme la bourgeoisie, la logique abstraite du capitale. Or, la logique de la concurrence des capitaux dans la situation de l'époque conduisait à la guerre impérialiste. Incapable de détruire le capitalisme parce qu'empêtrée dans des illusions réformistes, la classe ouvrière européenne allait être conduite àç accepter et à subir la guerre. Des millions de cadavres, l'écrasement de la révolution européenne, l'isolement du prolétariat russe, donc l'échec de la révolution, la montée du stalinisme et du fascisme et finalement la seconde guerre mondiale constituent très exactement le prix des illusions réformistes et de la renonciation au projet communiste.

Aujourd'hui, alors que des menaces plus graves encore pèsent sur l'humanité entière, alors que l'incapacité manifeste des classes dominantes à contrôler les forces qu'elles sont censées gouverner confine au grotesque, il est fondamental pour le mouvement révolutionnaire de comprendre les causes, donc l'avenir, du réformisme.

Contrairement à l'analyse de Lénine, le réformisme et l'opportunisme ne sont pas le produit de la "trahison des chefs" et de l'intégration d'une mince couche de la classe (aristocratie ouvrière) à la société bourgeoise grâce aux "miettes" qu'elle obtient des super-profits impérialistes, m:ais bien le produit d'une transformation profonde de l'ensemble de la classe ouvrière, liée à une longue période de prospérité capitaliste. Les organisations ouvrières nées pendant cette période sont des institutions de la société bourgeoise, fondamentalement non-révolutionnaires. Ces organisations ne visent pas à la destruction du capitalisme par l'abolition du salariat mais à la défense d'une certaine catégorie de marchands à l'intérieur du système capitaliste: les marchands de force de travail. Elles visent à défendre et à élever le prix d'une marchandise particulière: la marchandise force de travail humaine. Produits spontanés du mouvement ouvrier à une époque où cette lutte est à la fois possible et nécessaire, et où la formidable puissance du capital rend la lutte révolutionnaire impossible, ces organisations sont très vite conduites de par leur nature à encadrer la classe ouvrière plus qu'à l'exprimer, à lutter contre les éléments révolutionnaires et à s'intégrer aux autres institutions de la société bourgeoise. Lorsque la classe bourgeoise, dans une autre période, entre en lutte et tend à déborder le cadre capitaliste pour s'attaquer aux racines mêmes de la société bourgeoise, ces organisations deviennent absolument et totalement contre-révolutionnaires. L'histoire en a maintenant fourni la démonstration éclatante. Lors de la révolution de 1918 en Allemagne, c'est le parti social-démocrate qui a été l'épine dorsale de la contre révolution. Noske et Scheidemann, dirigeants du parti, sont entrés dans l'histoire comme bourreaux de Spartacus. De nos jours, le caractère contre révolutionnaire de ces organisations est devenu évident, puisque le poids social de la classe ouvrière qu'elles ont réussi à encadrer a pu leur permettre, dans plusieurs pays européens, d'accéder au pouvoir comme honnêtes gérants du capital. Quant aux pays dits socialistes et aux partis dits communistes qui leur sont liés, leur caractère contre révolutionnaire est chaque jour plus évident.

Pourtant, à l'origine, ces organisations, partis et syndicats, ont été le produit de la lutte ouvrière. Souvent même, en dépit de leurs limitations réformistes. Il a fallu pour qu'elles voient le jour, le dévouement et l'énergie de camarades authentiquement révolutionnaires.

Mais la différence est grande, entre ceux qui comprennent que la défense au jour le jour des intérêts immédiats est la condition des assauts futurs et qui ne perdent pas de vue les intérêts historiques et les buts ultimes de la classe, et ceux pour qui " le mouvement est tout". Dans son comportement spontané et dans sa lutte concrète, la classe ouvrière ne sépare pas la lutte réformiste de la lutte révolutionnaire. Elle lutte pour "ce qui est possible" (et c'est parfois 5%) d'autres fois c'est l'insurrection armée et la destruction du capitalisme. Cela dépend avant tout de l'évolution du capitalisme lui-même. Dans les périodes où la lutte révolutionnaire n'apparait pas possible, elle adhère massivement aux organisations qui défendent efficacement son "bifteck" mais par la nature même de la lutte et des objectifs, les travailleurs sont conduits à adhérer passivement, à soutenir l'organisation, plus qu'à la prendre réellement en main.

C'est exactement le contraire qui se passe dans une période de lutte révolutionnaire et la première tâche du prolétariat consiste alors à détruire les organisations qui prétendent abusivement continuer à le représenter et dont le souci essentiel reste de le dominer.

Ainsi, pendant une phase relativement longue du développement du capitalisme, donc de son propre développement, la classe ouvrière dans sa majorité, a soutenu ou accepté les organisations syndicales et politiques réformistes. Il ne fait aucun doute que Marx et Engels, qui avaient parfaitement perçu et analysé le phénomène auraient considérablement sous-estimé sa durée. De nos jours, la classe ouvrière a pratiquement cessé d'accorder un quelconque soutien autre qu'électoral aux organisations politiques dites de gauche, mais elle continue, à l'échelle mondiale, à soutenir les organisations syndicales bien qu'un puissant mouvement d'organisation autonome du prolétariat se dessine dans tous les pays développé même pour mener des luttes simplement revendicatives. (grèves sauvages en Angleterre, Etats-Unis, Italie, France, Allemagne etc). Il est même vraisemblable, dans les pays ou la contre-révolution avait réussi provisoirement à écraser le mouvement ouvrier organisé, qu'il s'agisse de l'Espagne de Franco, ou des pays "bureaucratiques" dominés par la Russie que la classe ouvrière se dirige vers la revendication de "syndicats libres", c'est-à-dire vers la défense de ses intérêts immédiats face à l'exploitation capitaliste. La possibilité de sauter ou du moins de raccourcir cette étape dépend essentiellement du développement du mouvement révolutionnaire à l'échelle mondiale donc principalement dans les pays développés occidentaux où il n'offre que la continuation de la société actuelle à un moment où une fraction de la classe ouvrière ne s'en contente plus. Il peut par contre retrouver des possibilités de séduction ( très provisoire) là où il s'oppose au totalitarisme policier et à l'exploitation la plus brutale. Un examen attentif de la crise tchécoslovaque confirmerait cette hypothèse relativement pessimiste par rapport aux illusions optimistes de certains courants ultra-gauchistes après l'insurrection hongroise de 1956.

Cependant bien que le courant réformiste ait dominé et continue à dominer le mouvement ouvrier bien que les organisations  réformistes aient réussi à encadrer et à discipliner la classe ouvrière parfois à écraser ses mouvements insurrectionnels pour le compte de la légalité bourgeoise, jamais il n'a réussi à éliminer ni la critique théorique révolutionnaire, ni le mouvement pratique subversif du prolétariat auquel elle correspondait. Car le prolétariat est spontanément et irréductiblement opposé à la société capitaliste à la société marchande et à sa logique. Pour le prolétaire, ce Mode de production signifiera toujours que sa force de travail, c’est-à-dire ses facultés humaines concrètes, est une marchandise qui s’échange contre d’autres marchandises, et que toute sa vie d’homme est soumise à la logique de cet échange et à rien d’autre. Ce mode de production signifiera toujours que son travail vivant ne servira jamais, outre l’entretien de sa force de travail, de moins en moins créatrice, de plus en plus dominée, qu’à la reproduction et à l’accroissement d’un capital étranger et opposé à lui, et toujours plus insatiable de chair humaine.

Pendant une longue période, le prolétariat a semblé avoir cessé de vouloir détruire le capitalisme pour la simple raison qu’il avait cessé de pouvoir.

Tant que la logique de la marchandise peut dominer l’ensemble des activités humaines, tant que le capitalisme continue à être la forme adéquate du développement des forces productives, qu’il révolutionne les sociétés pré-capitalistes, détruit et assimile les couches marginales, tant que le cycle du capital s’accomplit sans trop de heurt, il réussit à soumettre la classe exploitée à sa loi, tout en développant les conditions de sa propre destruction. « Un mode de production donné ne disparait jamais avant d’avoir développé toutes les forces productives qu’il est capable de contenir ».

Les crises nombreuses qui affectent son développement ne concernent que des aspects particuliers du capital. La lutte de la classe ouvrière qui répond à ses crises, ne vise que ces aspects particuliers ( luttes pour le niveau de vie, contre le chômage, la guerre, etc). Dans ces crises, une fraction de la classe prend conscience d’être le prolétariat et donc s’élève à une critique radicale. Elle tend spontanément, conformément à son Etre, à dépasser sa situation, à réaliser le programme qui est inscrit dans sa nature même, le programme communiste. Elle a jusqu’ici été vaincue, mais ces assauts répétés témoignent à quel point l’exigence révolutionnaire est inscrite au sein même de la situation prolétarienne. Le mouvement théorique lié à cette exigence révolutionnaire dans une période où le prolétariat a été vaincu, a été qualifié de « gauchisme » et « d’ultra-gauchisme » par ceux qui « la politique est l’art du possible », oubliant que quand la révolution est impossible les révolutionnaires ne peuvent que laisser le pouvoir à d’autres, ou rester au pouvoir et cesser d’être révolutionnaires.

Jusqu’ici le « gauchisme » a été la conscience prolétarienne malheureuse du développement du capitalisme et de la classe ouvrière précisèment parce qu’il conservait l’exigence révolutionnaire dans une période qui ne l’était pas. Réciproquement pour cette même raison, c’est à partir des éléments épars du « gauchisme » que se reconstitue de nos jours la théorie révolutionnaire prolétarienne capable d’appréhender le mouvement réel de la classe ouvrière car la crise qui s’annonce ne mettra pas en cause tel ou tel aspect particulier du capitalisme mais bien le mode de production capitaliste lui-même.

Dans cette crise, les révolutionnaires seront l’expression adéquate du mouvement spontané de la classe ouvrière, et n’auront donc pas besoin d’un appareil séparé de pouvoir et de propagande pour faire entrer les « idées justes » dans la tête des travailleurs.

Mais ce processus révolutionnaire par lequel la classe ouvrière prend conscience d’être le prolétariat et se constitue en parti, est bien évidemment lié à la crise du capitalisme. La compréhension de la nature de la crise du capitalisme est intimement liée à l’intelligence de la spontanéité révolutionnaire du prolétariat et constitue le fondement de l’œuvre de Marx. Ce n’est donc pas par hasard si l’étude de la dynamique de la crise du capitalisme constitue le deuxième volet de la lutte de Rosa contre Bernstein. Mais cette question dépasse le cadre de ce texte.

 

Pierre Guillaume.


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