« Les Années tournantes »
Dans un
livre récent qui a éveillé beaucoup d’esprits, M. Daniel-Rops a montré que nous
retournions avec tranquillité à la barbarie et que nous vivions sans désespoir
dans un monde sans âme 1. Mais les événements sont pressants. Le désordre, après avoir agi
en secret, devient discernable. Sensible d’abord dans ses effets, il montre ses
faux principes, il trouble les apparences, il dérange les illusions. Il
témoigne contre lui-même par des signes et des symptômes très clairs. C’est à
ces signes que M. Daniel-Rops vient de consacrer une nouvelle série d’études.
Réunies sous ce titre significatif : Les Années tournantes 2, elles visent
à définir un aspect du temps présent et, comme l’écrit l’auteur, elles forment
un témoignage. Témoignage qu’une grande intelligence critique rend très
précieux et que soutient une attention patiente à des graves événements.
Nous avons
le sentiment d’être dans une période d’années tournantes. C’est un fait.
Beaucoup redoutent les changements qu’ils prévoient et qui leur font craindre
de violentes catastrophes. Quelques-uns les espèrent. Mais presque tout le
monde est d’accord pour les attendre. Le sentiment de ce malaise a pris des formes
très diverses. L’incertitude de l’avenir rend déraisonnable tout long dessein
et toute activité qui fait crédit aux événements. Le présent qui ne suffisait jadis
qu’aux esprits légers est devenu le refuge des sages. L’impossibilité de prévoir
sans risques de périlleuses aventures réhabilite l’imprévoyance et lui donne
l’aspect vertueux de la résignation. Mais, en même temps, les conditions de vie
actuelles, difficiles, et pour un trop grand nombre désastreuses, tendent à chasser ceux qui en
souffrent de ce présent qui leur est dur : elles encouragent les rêves de
l’instinct, elles préparent la revanche désordonnée de l’égoïsme ; les grandes
entreprises que le monde réel ne permet plus se poursuivent dans un monde
illusoire où s’accréditent toutes les illusions et toutes les promesses. L’idéalisme
politique et social propose ses plans chimériques. Tout est prêt pour qu’au
désordre des événements l’esprit ajoutent son désordre et précipite la ruine. Mais
d’autres contradictions plus profondes montrent que les choses ne sont, à aucun
degré, responsables du bouleversement qu’elles font paraître. La crise
matérielle n’échappe pas aux hommes et porte la marque de leurs erreurs et de
leurs faux calculs. La fatalité ne peut leur offrir de pathétique excuse. Les techniciens
se sont trompés ; les financiers, les économistes ont cru que les pouvoirs
démesurés de la production moderne devaient les affranchir des anciens systèmes,
des méthodes classiques ; ils ont lâché sur le monde une force qu’ils n’ont pu
maîtriser. Mais, s’ils se sont trompés, ils n’ont fait eux-mêmes que suivre les
aspirations de leur époque, qui a rêvé sans mesure aux satisfactions matérielles,
qui a eu l’obsession du bonheur physique et du confort. C’est l’esprit qui est
en cause et ses défaites répétées. On a fait le procès du machinisme, on a voulu
montrer comment le progrès de l’outillage avait déréglé la production. Mais le
machinisme a donné seulement des moyens prodigieux à la furie constructive qui
a saisi le monde : c’est le désir effréné de satisfaction qui l’a inspirée. La crise
accuse donc l’homme de plus en plus profondément. Après ses erreurs de
jugement, après l’oubli de ses vertus de mesure et d’équilibre, elle découvre
son impuissance spirituelle que trahissent aussi une certaine bassesse et un
goût terrible de la médiocrité.
Le désordre du monde
moderne, par conséquent, exprime la défaite presque définitive de l’ordre
véritable. Il n’est ni accidentel, ni transitoire. Il développe avec une
logique dévorante ses conséquences qui font peser sur nous une menace universelle
et que l’activité politique accueille merveilleusement. On ne doit espérer
pouvoir s’en délivrer ni par quelque manoeuvre locale ni par une habileté momentanée.
Dans ces conditions, que faire ? M. Daniel-Rops constate – et c’est une
constatation extrêmement grave – que beaucoup de jeunes hommes aujourd’hui et
même des esprits plus mûrs, soucieux de rétablir l’ordre, refusent de le fonder
sur les principes de la société actuelle et rejettent le monde « tel qu’il va
». Plutôt que d’accepter l’apparente stabilité, d’ailleurs bien compromise, et l’anarchie
véritable que ce monde leur propose, ils n’hésiteront pas à prendre une attitude
de refus, puis de révolte, et à faire, au nom de l’esprit, une révolution que
l’esprit inspirera.
Ces dispositions
peuvent paraître inquiétantes et propres surtout à compromettre la cause qui
est à défendre. M. Daniel-Rops note cependant qu’on peut trouver des raisons
pour justifier une telle attitude. La pire révolution n’est point toujours
celle dont les violences sont manifestes. La plus néfaste ne quitte pas les
apparences de la légalité et détruit les valeurs essentielles, parfois avec
l’aide de ceux qu’elle ruine. L’imposture alors s’ajoute à l’anarchie. C’est notre
histoire. La minorité qui nous conduit et qui est dirigée elle-même par une doctrine
subversive, ne cesse de nous imposer des décisions révolutionnaires que nous
acceptons ; chaque jour, dans le cadre du régime, nous assistons à de nouvelles
violences auxquelles nous ne savons pas nous soustraire. Il faut admettre que
notre soumission apparaît comme la soumission au désordre ; elle ne représente
que le consentement à notre ruine. Dans notre monde, monde sans âme, monde
barbare, les plus conformistes, par suite de leur conformisme même, acceptent
chaque jour des événements la révolution qu’ils craignent par-dessus tout de
recevoir des hommes.
Telle est la conclusion
qui tente aujourd’hui de nombreux esprits et à laquelle M. Daniel-Rops donne à
son tour beaucoup de rigueur et de force. Ces préoccupations sont assez générales
et assez réfléchies pour avoir la valeur d’un témoignage. Elles soulignent
l’inquiétude de notre temps devant le spectacle d’un monde qui s’abandonne ;
mais elles montrent les générations nouvelles espérant en des volontés fortes
capables de le redresser.
Journal des débats 21
mars 1933, à la Une
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