Je cherche à penser, dis-je à Dagerman, je cherche à penser que penser peut décider de tout. Non pas peut-être tout toujours, mais tout une fois au moins. S'il y a rien que je puisse vouloir encore, c'est cela. Voilà pourquoi je suis ici. Voilà pourquoi j'ai, pour un moment au moins, tout arrêté. Parce que je veux croire que penser ne vaut pas moins, pour celui qui pense, que croire pour celui qui croit. N'est pas moins fait pour emporter ce qui reste avec soi. Si je suis ici, venu vite, pour je ne sais pas combien de temps, c'est pour penser, dis-je à Dagerman, quand bien même je ne sais pas qu'il faut que je pense ni si je le puis. C'est parce que je crois que penser est possible et n'est pas indifférent. C'est parce que je crois que je penserai différemment selon que je serai ici ou selon que je serai à Paris. Je dis ceci aussi: je me mets à la merci de la pensée. Je veux en faire l'expérience. Dagerman dit: l'expérience de la pensée, ce n'est pas cela dont il n'y a personne à ne se croire capable, c'est ce dont il n'y a personne à réellement croire capable la pensée. Que veulent ceux qui pensent? Que penser les justifie. Que ne veulent-ils pas? Que penser coûte à ce qu'ils sont la justification qui les fait l'être. J'ai connu, dit-il, des personnes qui ne doutaient pas que la pensée fut de nature à entrainer la vie elle-même, mais je n'en ai pas connu qui l'ont cru assez pour leur fut entrainée par elle. C'est comme l'amour, dit Dagerman. Vois comme l'amour tient dans l'attente tous ceux qui le cherchent, dans une attente de bête. Il n'y a rien qui ne devrait s'en trouver changé n'est ce pas, s'il survenait. S'il survenait, il aurait ce caractère de miracle qu'on prête à ce qu'on attend sans croire qu'il puisse arriver jamais. C'est ce qu'ils disent. Et vois comme il y en a peu qui permettent à l'amour de faire d'eux les bêtes que leur attente portait. La fidélité des bêtes, c'est ce qu'on imagine que les hommes sont prêts à donner à l'amour. N'est ce pas le moins que l'amour demande? Or l'amour se présente-t-il, et la bête se rétracte en eux, s'y réfugie, et il faut alors qu'ils doutent même que c'est l'amour qui est venu; et il faut alors qu'ils se mettent à croire en ce qui n'est pas fait pour être cru: ce qui n'est pas fait pour être cru, c'est la déception même de l'attente dans laquelle ils étaient. Il n'y a personne aussi à ne se soustraire à ce que l'espérance de la pensée demande. A ce qu'il arrive qu'elle demande dès l'instant qu'on la prend au mot. Dès l'instant qu'on la prend au mot autant qu'il y a à prendre au mot l'amour qu'ils attendent. Il n'y a personne pour dire qu'il n'y est prêt. Or c'est l'évidence qu'il n'y a personne à l'être. Le prix en est trop grand. C'est ce qu'on ne dit pas. Ou c'est ce qu'on ne sait pas. On ne dit pas ou on ne sait pas de quel prix il faut payer l'intention qu'on montre de tenir si peu que ce soit pour déterminante la volonté de penser.
C'est ce que démontre pourtant l'expérience de Nietzsche, n'est-ce pas dit Dagerman? N'est-ce pas que c'est ce que démontre et demande l'expérience de Nietzsche? Que penser demande à chacun d'être Nietzsche, si peu qu'il puisse l'être (une fois déjà, Dagerman m'avait dit: chacun peut être Nietzsche, au moins en partie; il n'y a pas de partie de Nietzsche qui ne soit accessible à chacun, du moins par moments). Pense aux trattoria où il mangeait comme il imaginait que mangeaient les Dieux, alors qu'il n'y a nulle part où les dieux eussent moins volontiers mangé. Je veux dire, dans une solitude moins faite pour être supportée longtemps. Même par les dieux. Je veux dire encore: c'est ainsi que Nietzsche s'imaginait qu'est le bonheur des dieux comme on s'imagine aujourd'hui que fut le bonheur de Nietzsche. Pense à ses promenades dans l'Engadine, ou dans l'arrière-pays niçois, où il dit qu'il respira un air que les humains n'auraient pas pu supporter, alors que c'est lui qui ne pouvait plus supporter l'air qu'il fallait respirer aux humains. Toujours la même inversion, en fait; toujours la même inversion faite pour que paraisse grand, après coup, ce qui n'était en réalité qu'un malheur ou qu'une impossibilité supplémentaires pour Nietzsche lui-même. En réalité, cette pensée est faite pour l'enfance. Peut-être d'ailleurs que c'est toute pensée qui est trop vieille pour cette enfance qui se tient au devant d'elle. Qui ne s'est jamais autant tenue devant elle qu'avec Nietzsche. Il n'est pas impossible que toute pensée n'ait jamais été que la tentation pour tout homme d'être vieux à son tour. Il n'est pas impossible que toute pensée n'est jamais que la résignation de l'homme à sa vieillesse. Peut-être qu'il faut faire en sorte que ce à quoi il faudra se résigner passe pour une tentation. Et que ce soit ce qu'on a appelé pensée. L'esprit est coutumier de ces accommodements, n'est-ce pas? Et l'intrépidité de Nietzsche serait alors, essentiellement, une intrépide enfantine, dit Dagerman. Elle ne serait pas faite, sans doute, pour qu'on soit à jamais un enfant mais elle serait peut-être faite pour que l'enfance puisse continuer de juger ce qu'on devient, en la trahissant.
Ce n'est pas par acrimonie, dit Dagerman, que je dis que Nietzsche est un enfant, mais c'est à l'enfance que chacun est appelé s'il cherche si peu que ce soit à penser au sens où Nietzsche a pensé, insista-t-il. C'est-à-dire, il faut consentir avec lui, ou comme lui l'a fait, à faire de la pensée un jeu. Comme les enfants font eux-mêmes, de tout ce qui est, avec tout ce qui est, un jeu. Parce qu'il faut que la convention qui règle les rapports entre ce qui est et ce qu'on voudrait être puisse être renversé. Qu'une seconde convention double celle qui s'impose. C'est ce que j'appelle l'enfance de Nietzsche. Il n'est pas sûr que penser le nécessite. Je pense même le plus souvent le contraire. Mais je n'ai pas oublié que j'ai pu moi-même penser que penser consistait à renverser tout, établissant de nouvelles conventions, comme Nietzsche l'a fait, ou comme il l'a tenté, et comme je sais que tu es toi-même porté à le vouloir, comme je sais que tu es toi-même porté au moins à le tenter, à son tour. Je veux bien que tu penses cela, même que tu le tente. Mais le penser et le tenter est onéreux; c'est ce que je voulais dire quand je disais que je n'étais pas sûr que tu y sois prêt; je voulais dire, en réalité, que je ne suis pas sûr que tu y sois plus prêt que la plupart."
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