« Le
marxisme contre la révolution »
Un certain nombre de jeunes écrivains ayant
constaté que le monde actuel est uni avec force à son désordre et qu’il
entraînera notre ruine si nous ne préparons pas sa destruction 2, quelques
esprits ont manifesté leur désapprobation et leur inquiétude. Ils ne veulent
pas croire que le mal soit si profond qu’il faille renoncer au corps qui le
nourrit. Réaction attendue. La violence, la force même est déconcertante.
Qu’elle soit dirigée par l’État contre la révolte illégitime de quelques-unes
de ses parties, ou contre un État malfaisant par une juste révolte, elle est
toujours à la limite de l’ordre et de la confusion, elle participe de la nature
du désordre contre lequel elle s’exerce, elle suppose un état de choses
difficile où beaucoup de biens sont abandonnés : l’équilibre, l’harmonie,
plusieurs vertus très louables et presque toutes les commodités de la civilisation.
Il faut alors, pour sauver l’homme, sacrifier ce qui n’est pas essentiel, tout
un luxe d’humanité, justement ce superflu qui nous semble le plus nécessaire :
nous n’aimons pas être humains au plus juste.
Il y a
aussi d’autres raisons pour hésiter à parler de révolution et de refus. Elles
paraissent si fortes à quelques-uns qu’après avoir rejeté par un refus supérieur
ce refus insuffisant, ils se déclarent avec décision pour le consentement et
pour l’acceptation. C’est en particulier le cas de R. Garric qui vient de consacrer
à ce sujet un article de La Revue des Jeunes 3. C’est
aussi le sentiment de ceux qui ne pensent pas que le monde soit aujourd’hui
troublé si profondément ou qui pensent que la violence ne peut s’opposer à
l’anarchie dont elle est une idole. Raisons tellement fortes et tellement
vaines qu’elles suppriment toute raison de s’y opposer et toute envie de les
débattre, car il manquerait à la discussion ce petit nombre d’idées communes
qui viennent de besoins communs et sans lesquelles le discours le plus simple a
l’air d’un mystère ou d’une injure. Ce qui rend remarquable l’article de M.
Garric, c’est qu’il se prive précisément de ces facilités et qu’il n’objecte
rien qui soit soutenu par des principes étrangers ou arbitraires. Il ne pose
pas la question préalable. Il adopte le point de vue de ceux qu’il réfute.
Refusant de donner son adhésion à une doctrine révolutionnaire, il maintient ou
croit maintenir la plupart des intentions que cette doctrine représente. Il ne
rejette pas les institutions, la civilisation où nous vivons, mais il reconnaît
qu’elle nous force à vivre « au rebours de la vie et au rebours de l’esprit ».
Il accepte le monde qu’il rejette. Il souhaite les effets de la révolution
qu’il repousse. Il se met dans la position la plus faible et, s’il parvient à s’y tenir, la plus
forte, pour établir que le meilleur moyen de nous sauver d’un monde perverti,
c’est de le servir.
Nous ne croyons pas que
M. Garric y ait réussi. Il nous semble même qu’il eût mieux préservé le
paradoxe de sa pensée, s’il en avait plus délibérément resserré les termes et
s’il avait pris plus nettement conscience des embarras qu’il proposait à la
simple logique et qu’il se proposait à lui-même. Mais l’intérêt de cet article
n’est point tout à fait là. Il vient plutôt du sens, non pas nouveau, mais
particulier dans lequel le point de vue de M. Garric l’oblige à prendre le mot
de révolution. Quand on prouve que la révolte est moins capable encore de changer
le monde que le consentement, il faut bien qu’on ait une vue spéciale de la
rébellion et du monde. Pourquoi nous acceptons, écrit-il. Il est assez
curieux de rechercher sous quelle forme la révolution apparaît aujourd’hui à
ceux qui acceptent de n’y point recourir.
D’abord, M. Garric, qui
aime l’action, ne trouverait pas dans une action révolutionnaire de quoi
satisfaire son goût des choses. L’intelligence du rebelle qui veut changer le
monde lui paraît étrangement détachée des faits. Avec désinvolture, elle
prescrit des bouleversements, elle ordonne des transformations, elle ne connaît
guère que son dessein. Même si elle est prête à inspirer une action, elle ne
peut préparer qu’un échec. Elle a besoin qu’on lui rappelle deux ou trois
vérités très simples que M. Garric énonce ainsi : le « monde est terriblement
noué, rebelle au changement […] Les choses sont ce qu’elles sont, elles ne sont
pas ce que nous les voudrions : la seule chance d’agir sur elles est de les
accepter telles qu’elles sont […] Les faits sont nos maîtres […] (Il faut) admettre
la vie, l’action, ce compromis ». Voilà donc les vérités de sens commun
dont on s’exclut,
lorsqu’on pense avec un peu trop de suite à renverser violemment le faux ordre
des choses. Il en résulte pour la notion même de révolution un certain nombre
de conséquences déconcertantes qui ne sont pas formulées dans l’article de La
Revue des Jeunes, mais qui sont très fermement supposées.
La révolution est contraire
aux faits, puisqu’elle les contrarie.
Elle est
opposée à toute action, puisqu’elle a pour objet de repousser un certain état
de choses et qu’on ne peut « agir sur les choses qu’en les acceptant telles
qu’elles sont ».
La
révolution est contraire à la vie, puisque la vie est un compromis et que la révolution
est essentiellement la position d’un absolu. C’est donc une vue de l’esprit.
C’est par conséquent aussi une aspiration d’intellectuels peu capables d’agir,
le rêve d’idéalistes incapables d’aménager le réel, qui trouvent plus commode
de le redresser par un coup de force.
Enfin, pour
toutes ces raisons, – et pour cette raison supplémentaire que la France a terminé
ses expériences et n’en fera pas de nouvelle (c’est ce qu’avait déjà dit Fr.
Sieburg 4) – la révolution est impossible. Cette impossibilité de la
révolution, si fermement établie, jointe à l’obstination des révolutionnaires
qui continuent à la croire possible, explique l’inquiétude de M. Garric pour
ceux qui parlent aujourd’hui de refus. De son étude se déduit une image
fâcheuse du révolutionnaire, tel que nous sommes invités à le concevoir.
Farouche et désolé, capable d’un grand orgueil, tourmenté par une pensée dont
il veut sauver la pureté, il est tenu hors du monde et quelquefois hors de
lui-même (car il ne se refuse pas aux sacrifices) par la force de son ambition.
C’est ce qu’on appelle un idéaliste. Homme très dangereux et très faible, il a
fait ses calculs une fois pour toutes : il a mesuré son dessein, il a pesé les
idées qu’il lui semblait nécessaire de préserver ou d’accomplir, il a d’abord
pris contact en lui-même avec ce qui devait être, pensant naïvement ou audacieusement
qu’il lui fallait avant tout fixer le programme minimum de ses revendications
et de ses espoirs au-dessous duquel son action ne serait plus payée. Par une
aberration merveilleuse, il a recherché ce qui était nécessaire, non point ce
qui était possible, il a compté, plutôt que ses chances de réussir, tout ce qui
exigeait qu’il réussît. Il connaît donc très mal l’ordre des événements et des choses.
Il semble même qu’il se soit mis à jamais hors d’état de les connaître ; «
connaître, dit M. Garric, c’est sympathiser, c’est aimer » ; or il est trop sûr
qu’il n’aime point le monde dont il veut se séparer par la violence ; sa
révolte le rend aveugle
à ce qu’il rejette : elle l’empêche de prendre appui contre l’ensemble des choses
qu’il s’est donné pour tâche de repousser. Cet éloignement du réel le condamne
à ne pas sortir d’un idéal tout abstrait. Le révolutionnaire est toujours par
quelque côté étranger à son pays et à sa race, même s’il est révolutionnaire par
patriotisme ; il n’en respecte pas certaines formes, il en sacrifie
délibérément certaines traditions, il pousse le désordre jusqu’à ne pas aimer
dans ce qui s’est conservé ce qui détruit ce qui est. Un Français prêt à
renverser la République et à rejeter la civilisation matérialiste, s’exclut de
toute une partie de l’histoire de la France et lui devient étranger. Nous
croyons que M. Garric ne pense point cela ; mais cela est très certainement
impliqué dans sa pensée.
Enfin, dernière
disgrâce, le révolutionnaire n’aboutit jamais. Il manque son entreprise et il
manque sa vie. Par le refus qu’il a décidé d’abord, il se condamne à sauver le
monde ou à ne rien faire. S’il échoue ou si d’autres ne réussissent pas, il
n’est plus capable que de scepticisme et de désespoir ; « la fidélité au
service quotidien » lui paraît inutile dans un univers où tout est perverti :
il s’abstient, indifférent aux valeurs courantes. Admettons pourtant qu’il ne
renonce pas tout à fait à son rôle ; il devra se contenter d’annoncer à chacun
sa misère, d’accumuler des désespoirs, de faire en vain la critique d’une
civilisation d’où il sait qu’il ne peut point sortir. Réformateur qui a défini
en plusieurs livres toutes les conditions du monde nouveau, il n’est qu’un
prophète sans pouvoir. C’est ce qu’on appelle un intellectuel.
Tel est le
révolutionnaire. Ce n’est pas, on le voit, un personnage très attirant et l’on
comprend que, dans ces conditions, M. Garric ne se sente aucun goût pour la
révolte. On comprend moins pourquoi il en trace une figure aussi arbitraire,
aussi difficile à soutenir. Il ne peut même pas dire que nous ayons forcé ses
conclusions, en appliquant aux vrais révolutionnaires des traits destinés aux
jeunes hommes d’aujourd’hui qui n’ont fait encore la révolution qu’en pensée.
Entre les uns et les autres, aucune différence dans la force d’intention, dans
la volonté d’engagement et – nous voulons le croire – dans l’aptitude au sacrifice.
Rien qui les distingue, s’il s’agit de cette violence de l’esprit sans laquelle
la révolution n’est qu’une révolte, et – nous voulons
le croire – rien qui les distingue, s’il s’agit de ce consentement à la
violence matérielle sans laquelle le refus n’est que démission. Tout bien pesé,
seule les sépare l’épreuve de l’action, la justification de l’impossible par sa
réussite. Mais à la vérité c’est à cette critique suprême et irréfutable que se
ramènent toutes les réserves de M. Garric. Il lui semble difficile de croire en
ces jeunes esprits qui n’ont été capables jusqu’ici que de refus théoriques et
qui n’ont point de contact avec le peuple ; séparés des choses, rêvant à des
tentatives qui ne peuvent avoir de points d’application, puisqu’elles ne se
fondent pas sur des masses révolutionnaires (comme le faisait remarquer P.
Nizan au nom du marxisme 5), ils se contentent d’un travail de critique, travail de
laboratoire, ils ne défont que des idées et ne construisent que des systèmes.
Ce sont bien des intellectuels pour qui le destin n’est jamais circonscrit par
le possible et qui bornent leur action à quelque acte de pensée.
Rien à
répondre à une pareille critique. Karl Marx s’y est exposé pendant de longues
années (les révolutionnaires français l’accusaient d’être un métaphysicien de
l’économie politique), Lénine aussi, Trotski aussi. Tous trois déduisant leurs résolutions
de ce qu’il y a de moins réel dans la pensée : un mouvement dialectique,
consumant d’abord leur pouvoir d’agir en toutes sortes de symboles abstraits,
vraiment séparés du réel par une longue chaîne d’idées pures. Mais, comme à
l’origine de presque toutes les révolutions on trouve de ces hommes de pensée
qui ne paraissent aptes à fonder de loi qu’en eux-mêmes, c’est donc en définitive
à la proposition suivante que M. Garric nous engage à souscrire : Tant qu’un
révolutionnaire fait un travail de critique révolutionnaire et n’est pas
descendu dans la rue, c’est un intellectuel qui n’a rien à faire avec la révolution.
De même
qu’au sujet de la révolution il est conduit tout droit à cet axiome : Tant
qu’une révolution n’a pas réussi, elle est impossible. Conclusion embarrassante. Le plus surprenant,
c’est qu’elle implique en effet une
définition exacte de tout mouvement révolutionnaire. Car la révolution ajoute à ce qui est une
existence supplémentaire qui est absurde et incroyable ; dans la mesure où elle
doit bouleverser une société qui semble encore intacte, elle reste incompréhensible
; elle s’exprime tout entière dans le fait d’abolir un monde : tant que ce
monde subsiste, elle est difficile à concevoir et il est presque impossible de
la considérer comme réelle ; la réalité des choses dont la
destruction est toute
sa réalité l’assure en quelque sorte de son impossibilité indéfinie ; il faut
être révolutionnaire, c’est-à-dire participer déjà, par l’espérance ou par une
accommodation supérieure de l’esprit, à une société différente pour l’imaginer
à l’avance comme un événement. Pour croire à la révolution, il faut presque
croire en elle. Ce qui explique que l’aveuglement des hommes en face de toute
insurrection soit de plus en plus grand, à mesure que leurs intérêts et leur idéal
se rattachent plus étroitement à la forme existante de la société.
Mais aussi cette
impossibilité de la révolution dont seul le succès la rachète vient de ce
qu’elle n’est jamais nécessaire. Si elle l’était, elle serait inutile. Contraire
à l’ensemble des choses (non point, il est vrai, à leur totalité) qu’elle se propose
de remplacer, elle est exclue de leur pente même. Elle a besoin d’une intervention
étrangère, de la création gratuite de quelques événements, de l’extermination
soudaine de certaines habitudes historiques. Elle est, au regard de tout le
reste, inventée. Fruit cueilli avant sa maturité et toujours forcé par un arbitraire
plein de réflexion, elle représente avec éclat l’aptitude de l’homme à se destituer
d’une partie de lui-même, le pouvoir qu’il a de développer brusquement tout ce
qu’un enchaînement rigoureux de faits et d’habitudes renferme de chances de
rupture, de germes de liberté. Et il est sûr qu’aucun événement en histoire ne
semble plus fragile, allégé par plus de contingence. C’est un jeu pour les
historiens de lui prouver qu’elle n’est pas venue à terme, de découvrir
plusieurs années auparavant des possibilités qui ont été perdues, de la convaincre
tour à tour de négligence et de mensonge. Même faite, il semble encore qu’elle
n’eût pas dû s’accomplir ou qu’elle se soit accomplie dans un instant de
distraction des événements ; nous continuons à croire que l’histoire aurait pu
en faire l’économie : quelques réformes au bon endroit – et le révolutionnaire restait un intellectuel dérisoire. Ce n’est
qu’après un assez long temps, lorsqu’apparaissent les produits de sa durée,
après le développement complet de la petite invention initiale, qu’elle montre
sa nécessité, qu’elle défie rétrospectivement l’histoire de la remplacer par
rien et de la rendre inutile. D’improvisée qu’elle était, furtivement
introduite dans le réel, faible intervalle dans la suite rigoureuse des
combinaisons établies, elle devient la réalité la plus dure, présence
inaliénable et incoercible ; elle tire de son origine contingente un maximum
admirable d’existence définitive, prouvant sans cesse à ceux qui l’ont niée
qu’elle est le passage brusque de l’impossible au nécessaire. Il suit de là
avec évidence que la conception marxiste affaiblit jusqu’à la ruiner la notion
et la réalité même de la révolution 6. On n’a pas besoin de rappeler comment, suivant Marx et,
malgré le désaveu de l’expérience, suivant Lénine et suivant Trotski, la
révolution n’est que le coup de pouce insignifiant grâce auquel le monde
capitaliste, arrivé au plus haut point de son évolution, change de signe et
devient le monde socialiste. La révolution se déduit rigoureusement du
mouvement de tous les faits qu’elle doit contredire. De la longue suite des
actes d’acceptation, de consentement qui permet la réalisation de l’économie
capitaliste dépend, par une nécessité quasi fonctionnelle, le dernier acte de
refus qui doit la renverser ; la révolte est assujettie étroitement à la
soumission et ne tient que d’elle son pouvoir, sa réalité et même l’ordre et le
moment d’être. Elle reçoit du régime qu’elle menace comme la permission suprême
de le ruiner. Mais elle reçoit bien davantage encore, dépouillée par lui de
presque toute existence, destituée de toute signification. Le capitalisme, par
le progrès de sa construction, donne au prolétariat autre chose que la
possibilité et l’occasion de détruire. Il ne se borne pas à l’acculer à
l’insurrection et à lui fournir les moyens de rendre cette insurrection
efficace. Il fait vraiment lui-même la révolution, il en est le principal
acteur, au point que le meilleur capitaliste est aussi le meilleur révolutionnaire.
C’est là un moment très important dans la conception marxiste. Le capitalisme
ne détermine pas seulement sa propre destruction, il engendre le monde nouveau
qui est enveloppé en lui, qu’il nourrit de sa prospérité et qui, un jour,
arrivé à maturité, l’absorbe, l’anéantit et prend naissance, par un échange
de mort et
de vie nouvelle où tout se retrouve intégralement et sans qu’il y ait d’autre
changement qu’un transfert de pouvoir. Comme l’écrit Léon Trotski dans le premier
livre de son Histoire de la Révolution russe dont la traduction vient de
paraître, « le mécanisme politique de la révolution consiste dans le passage du
pouvoir d’une classe à une autre », remarque qui est complétée par ce témoignage
(Notre Révolution 1906, repris dans La Révolution permanente 7) : « Le
prolétariat croît et se fortifie au fur et à mesure que se développe le capitalisme.
Considéré dans ce sens, le développement du capitalisme devient l’évolution du
prolétariat vers la dictature. » D’où il résulte que la formation d’une classe
révolutionnaire fait partie de la fonction même du régime capitaliste, machine
vraiment merveilleuse – merveilleusement montée par Marx – qui produit à la
fois les hommes, les richesses et jusqu’à l’idéal du régime nouveau. Dans ces
conditions, il serait injuste de ne pas reconnaître que le socialisme continue
directement le capitalisme qui en est un beau commencement.
On voit par
là quelle faible place est laissée dans le marxisme à la conception même du
refus. On voit aussi que les marxistes ont peu de titres à revendiquer le monopole
d’une révolution dont ils abolissent l’oeuvre réelle et qu’ils rejettent de sa
véritable signification. Que reste-t-il d’elle après une dénonciation aussi constante
? Contrainte à naître par le mécanisme bien réglé de forces qui lui sont contraires,
formée par l’ingénieux et absurde pouvoir du régime qu’elle doit supprimer,
héritant de lui ses moyens d’action, ses ressources et l’idée même de sa
nouveauté, elle est expropriée de son avènement, de l’organisation de son progrès
et du plus intime et du plus profond de son action. Révolte contre le monde
capitaliste – et qui aboutit à emprunter au capitalisme ses forces de production
et à leur donner une forme extrême. Insurrection qui a pour dernier objet
d’assurer une conformité plus parfaite aux exigences de la civilisation industrielle.
Refus qui conduit à l’asservissement le plus dur dans une société où out refus est
inconcevable. Voilà la révolution socialiste, épuisée par une doctrine inhumaine,
reniée par l’expérience, contredite par ceux mêmes qui l’ont faite, resserrée
enfin entre le matérialisme historique qui la réduit à être le terme d’une
évolution nécessaire et le matérialisme économique qui la change en servitude.
On peut donc, contre
l’opinion habituelle, conclure fermement que l’idéal marxiste est très éloigné
de l’idéal révolutionnaire et, comme première suite de cette observation, que
l’idéal révolutionnaire n’est point conciliable avec n’importe quelle doctrine
politique et sociale. À moins de désigner la simple technique d’une
insurrection, la révolution dans son sens juste est un champ de forces réelles
où seules certaines espérances peuvent approcher. Une absurdité initiale lui
fait chercher, pour s’en guérir, à quelles raisons ou plutôt quels sentiments
souverains de l’être elle répond ; elle appelle du fond de son concept encore
confus tout ce qui peut la dérober au désordre de la contradiction et de l’anarchie
; elle a le besoin le plus grand d’être justifiée, délivrée du monstre qu’elle
pourrait devenir. Ainsi l’ordre de son usage raisonnable et de son complet fonctionnement
est circonscrit aux seules revendications aptes à lui garder un sens.
Le refus, qui aboutit
presque nécessairement à la violence (cela va de soi, le moyen de refuser telle
organisation du monde, ce n’est pas de la mépriser, c’est de l’abattre),
exprime ce qu’il y a de plus pur et de plus menacé dans la révolution. Issu de
quelque fureur profonde qui porte tout l’être à s’opposer, ce mouvement n’indique
point par soi quelle est sa loi et s’il triomphera jamais de son apparent
désordre. Assurant dès son origine la vie et la conscience d’un premier succès,
faisant sortir l’homme de la petite mort de ses pensées habituées, il est tout
prêt aussi à le jeter dans une mort véritable et tout à fait hors de lui-même.
En apparence, il peut
servir également bien tous les dieux, avec une prédilection menaçante pour les
idoles. Mais cette impartialité est fausse. Le refus n’est subordonné à aucune
condition, sauf à celle-ci de ne point se renier. Ce qui arrive nécessairement
dans l’anarchie, dans tout acte de pure démission, lequel
n’est pas seulement renoncement à autre chose, mais renoncement à soi-même et à
toute raison de renoncer ; le refus indéfini d’être quoi que ce soit a pour
dernière conséquence de supprimer le refus et conduit très vite au parfait conformisme
qui est de n’être rien ou (ce qui est le même) d’être tout sauf soi.
On peut
aller plus loin. Le refus est absolument étranger à toute négation véritable, à
toute absence, à tout rien. L’acte de s’opposer et de détruire qui le représente,
représente aussi, à son point de force le plus haut, quelque affirmation
désespérée. Repoussant toutes les négations du consentement, les contraintes de
l’acceptation, rejetant ce qui l’abolit et même une partie de soi, l’esprit
rebelle cherche obstinément, au milieu de ces défaites et de ces morts, quelque
chose qui lui soit propre et qui l’exprime. Il se découvre et se conçoit comme
chargé d’un pouvoir merveilleux au regard duquel le monde qui l’accable est peu
de chose ; il rencontre une présence obscure et forte qui a résisté la dernière
et qui l’éveille ; il s’appuie sur soi, il prend contact avec lui-même, non comme
avec une conscience nue, mais comme avec une harmonie concrète, l’univers le
plus réel réduit à un point. Maintenant, il tient d’une même prise ce qui doit
le défendre et ce qu’il lui faut défendre. Son refus fait tomber de lui tout ce
qui n’est pas sa personne, le manifeste comme une existence personnelle
8 dont l’accomplissement est l’objet dernier et la sauvegarde du
refus même. Et par là toute la révolution est saisie, sous sa forme nécessaire
de violence qui n’est que l’expression matérielle du refus aussi bien que dans
son caractère essentiel et le but qu’elle se propose. De sa manifestation
extérieure à sa signification profonde,
elle se construit tout entière elle-même, progressant par la seule nécessité de
ne point se nier. Révolution matérielle, elle est conduite, pour ne pas
s’annuler, à être en même temps une révolution spirituelle, non qu’elle ne s’accomplisse
qu’en esprit, mais parce qu’elle s’accomplit au nom de l’esprit et suivant ses
résolutions et ses dures exigences. Symbole des forces de destruction, elle
n’est presque faite que pour construire ; elle n’est pas seulement un ensemble d’opérations,
le lieu indifférent des protestations et des révoltes les plus diverses : elle s’engendre, elle
se développe, comme une réalité complète. Et de ses puissances naît un monde où
l’homme est rendu à lui-même. Nous semblons nous être égaré fort loin de M.
Garric. Mais nous touchons à l’origine de ses doutes. M. Garric juge
instinctivement la révolution dangereuse, parce qu’il la distingue malaisément
du régime de la Russie soviétique ; il juge la révolution spirituelle utopique
et impossible, parce que, postulat inconscient, il n’y a pour lui qu’une
révolution véritable : la révolution communiste. L’idéal révolutionnaire et
l’idéal marxiste ne font qu’un, ils échoueront ensemble ou ensemble se
réaliseront. Dans ces conditions, toute autre tentative ne peut être qu’un
songe confus d’idéaliste, tout autre mouvement, une imagination d’intellectuel
et le refus n’est plus qu’un sentiment de mépris sans force. Attitude dérisoire
« facile et inefficace », dit-il. C’est ce que disent aussi les communistes, M.
Garric est communiste en ce point, et l’on peut affirmer que son refus de la révolution
est, dans une large mesure, l’oeuvre de Marx. Preuve nouvelle que le marxisme
sert très mal la révolution.
La Revue française, no 4,
25 avril 1933
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