Le temps des Frontières
Par Cécile Canut
"A partir de là tous le savent: devant soi s'ouvre un vide d'abîme, et rien de moins. Comme le dit Adama le cousin de Sadjo:"Ah oui, c'est la nuit parce que tu es rentré là-bas, c'est la nuit. Pour sortir, c'est pas facile. Soit tu vas mourir, soit...Non, en tout cas, tu vas mourir. Tu n'as pas le choix." Il n'y a d'autre à imaginer. Rien d'autre à voir venir. La béance est réelle, le réel est béance. A l'image de l'infini marin se lie la pensée de la finitude des hommes embarqués. Les deux sont faits pour se confondre. Entrer dans la mer, c'est accepter la fin possible, et sa proximité - c'est redouter la mort au bout et la voir en dessous, c'est la savoir à la fois fin et chemin. C'est en tout se placer dans la" main de Dieu", le suivre aveuglément, car lui seul peut sauver de la perte. in extremis"
"Entrer dans la clandestinité, c'est-à-dire échapper au commun des déterminations de toute espèce, c'est entrer dans l'autre temporalité du monde. Et cela même avant de quitter les lieux. C'est expérimenter d'autres vitesses, c'est alterner l'inertie des guetteurs et l'impatience des devanciers. Quitte à se mettre en danger."
"Adama a failli ne pas la voir, l'Europe. Trois fois, il a été arrêté sur la mer par les patrouilles maritimes aux frontières, trois fois "jeté au Sahara". Les aventuriers sont conduits par les policiers très loin dans le "champ", répète Sadjo. Là, on les balance dans le sable comme des "chiens". Des centaines de kilomètres dans le désert près de l' Algérie pour repousser toujours plus loin les indésirables. Ralentir les flux. Canaliser les populations. Décourager les rassemblements. Certains restent endormis dans le sable d'où ils ne reviendront jamais."
"Après l'accumulation des postes de contrôle, c'est l'eau qui prend finalement la forme de la frontière. La frontière a l'épaisseur et la durée de l'élément. Elle est comme un grand tout. Il n'est plus question d'échapper à sa puissance et pas non plus de vouloir la dompter, mais de s'y introduire>. Et de se glisser dans la frontière comme dans un milieu. Etre tout entier dedans. Baigner dans la frontière. Et l'éprouver comme on s'éprouve au même moment. La peau est en contact avec elle, on la ressent comme le milieu dans lequel on se meut. Dans l'élément".
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