jeudi 28 février 2019

Lignes N°58 Collection de Michel Surya.


Ne faire que passer, ne faire que rester Partie 2

Par Jérôme Lèbre


« Le camp, c'est le lieu frontalier en tant qu'ils se sépare, s'autonomise voire se referme, devient exceptionnel tout en gardant sa banalité, et retient ainsi ceux qui n'ont le droit ni de passer ni de rester. C'est donc la forme spatiale qui guette en permanence les migrants. Cette forme que Michel Agier a nommée et si bien étudiée s'est imposée aux migrations dans un temps long et dans le monde entier, depuis les camps internant les Tziganes au cours de la grande guerre. Dans ce contexte les camps de mort des régimes totalitaires forment comme des exceptions dans l’exception, car la fonction du camp est de maintenir à l'écart, donc aussi de maintenir en vie, et non d'exterminer.
La forme-camp varie en « formes infinies de confinement » tout en se divisant en trois grandes catégories : les points de passage frontaliers deviennent les lieux de refuges auto-organisés pour ceux qui sont sortis de leur pays en guerre mais ne sont pas encore entrés dans un autre ; les centres de transit mis en place par les organisations internationales ou les gouvernements maintiennent ceux dont le droit d'entrer doit être examiné, avant de les admettre ou de les expulser ( 1000 centres officiels) ; les camps de réfugiés, organisés par le HCR, mais gérés au quotidien par des associations humanitaires, accueillent ceux qui ont du fuir leur pays ( 500 camps) ou parfois même les maintiennent dans des zones séparées à l'intérieur même de leurs frontières ( 600 camps). Ces « déplacés internes » qui ont droit à un « asile sur place » montrent que le droit inconditionnel de sortir de son pays peut être rendu complètement ineffectif, puisque le droit d'entrée dans un autre pays est contrôlé à l'intérieur même du pays d'origine : le bord externe de la frontière se rencontre alors plus vite que son bord intérieur.
Mais s'il s'agit bien toujours de la même forme, c'est qu'elle fait toujours du camp un « hors lieu » extraterritorial, répétant l'espace entre deux frontières, donc faisant de chaque pays, de transit ou de destination, un lieu frontalier disséminé intérieurement en lieux fermés. Lieu d'exception, le camp devient alors aussi celui d'une nouvelle production de normes, que l'on pourrait penser immanentes, si elles n'étaient pas avant tout contradictoires. Le statut juridique de réfugié est contredit par les organisations internationales ou nationales qui gèrent les camps, en premier lieu le HCR qui est censée le protéger. Les migrants sont alors à la fois des victimes et des indésirables : il faut qu'ils soient réduits par une catastrophe ( militaire, aussi bien climatique) au simple statut d'humains en détresse pour que le secours de ces simples « survivants » se transforme en un travail de catégorisation, d'assujettissement, d'expulsion par l'enfermement. Les organisations humanitaires sont prises dans la même contradiction, si bien qu'elles ne cessent de s'écarter et de se rapprocher des normes officielles qui régissent les camps, produisant leurs propres normes à la fois protectrices et assujettissantes, leurs propres règles de tri ( le screening en langage humanitaire). Mais aussi bien, l'antinomie traverse ces normes gestionnaires et celles qui sont produites par les migrants arrêtés eux-mêmes. Ceux ci s'organisent, inventent de nouvelles formes de relations sociales, ethniques ou interethniques, d'activités lucratives ou non, d'expression également. Les abris d'urgence fournis par le HCR et déjà améliorés par les organisations humanitaires sont encore transformés par leurs habitants, si bien que l'élaboration des formes de vie se matérialise en formes architecturales inédites. Mais aussi bien ces formes de vie impliquent leurs propres effets de nomination, de catégorisation et de hiérarchisation, en accord ou non avec les responsables des camps. C'est ainsi que les « anciens »ont un ascendant quotidien sur les « nouveaux » : par exemple les premiers possèdent sans titre de propriété des terres cultivables dans le camp que les seconds cultivent.
Ainsi la forme-camp produit des normes qui sont toujours à la fois hospitalières et inhospitalières, elle tient sans vraiment tenir, elle ne peut vraiment se donner forme. Elle est entièrement habitée par une exigence aporétique de justice qui ilmplique autant de nommer et de différencier des statuts que de ne pas nommer ; refuser un nom et un statut, ce serait encore réduire la victime à un simple survivant sans droit. Ces apories normatives, espacées entre les différents acteurs installant, gérant, habitant les camps, sont toutes dues au fait que la forme-camp, dans sa manière de suspendre indéfiniment le droit à la mobilité, n'est autre que la perversion radicale et inéluctable du droit à l'hospitalité au contact des frontières. Et c'est bien alors ce droit qui se partage entre les migrants et les locaux, dans une expérience qui tout en étant commune reste partagée, dans tous les sens du terme, et cela que l'on considère les locaux chez eux ou hors de chez eux.

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