Ne
faire que passer, ne faire que rester Partie 2
Par
Jérôme Lèbre
« Le
camp, c'est le lieu frontalier en tant qu'ils se sépare,
s'autonomise voire se referme, devient exceptionnel tout en gardant
sa banalité, et retient ainsi ceux qui n'ont le droit ni de passer
ni de rester. C'est donc la forme spatiale qui guette en permanence
les migrants. Cette forme que Michel Agier a nommée et si bien
étudiée s'est imposée aux migrations dans un temps long et dans le
monde entier, depuis les camps internant les Tziganes au cours de la
grande guerre. Dans ce contexte les camps de mort des régimes
totalitaires forment comme des exceptions dans l’exception, car la
fonction du camp est de maintenir à l'écart, donc aussi de
maintenir en vie, et non d'exterminer.
La
forme-camp varie en « formes infinies de confinement »
tout en se divisant en trois grandes catégories : les points de
passage frontaliers deviennent les lieux de refuges auto-organisés
pour ceux qui sont sortis de leur pays en guerre mais ne sont pas
encore entrés dans un autre ; les centres de transit mis en
place par les organisations internationales ou les gouvernements
maintiennent ceux dont le droit d'entrer doit être examiné, avant
de les admettre ou de les expulser ( 1000 centres officiels) ;
les camps de réfugiés, organisés par le HCR, mais gérés au
quotidien par des associations humanitaires, accueillent ceux qui ont
du fuir leur pays ( 500 camps) ou parfois même les maintiennent dans
des zones séparées à l'intérieur même de leurs frontières ( 600
camps). Ces « déplacés internes » qui ont droit
à un « asile sur place » montrent que le droit
inconditionnel de sortir de son pays peut être rendu complètement
ineffectif, puisque le droit d'entrée dans un autre pays est
contrôlé à l'intérieur même du pays d'origine : le bord
externe de la frontière se rencontre alors plus vite que son bord
intérieur.
Mais
s'il s'agit bien toujours de la même forme, c'est qu'elle fait
toujours du camp un « hors lieu »
extraterritorial, répétant l'espace entre deux frontières, donc
faisant de chaque pays, de transit ou de destination, un lieu
frontalier disséminé intérieurement en lieux fermés. Lieu
d'exception, le camp devient alors aussi celui d'une nouvelle
production de normes, que l'on pourrait penser immanentes, si elles
n'étaient pas avant tout contradictoires. Le statut juridique de
réfugié est contredit par les organisations internationales ou
nationales qui gèrent les camps, en premier lieu le HCR qui est
censée le protéger. Les migrants sont alors à la fois des victimes
et des indésirables : il faut qu'ils soient réduits par une
catastrophe ( militaire, aussi bien climatique) au simple statut
d'humains en détresse pour que le secours de ces simples
« survivants » se transforme en un travail de
catégorisation, d'assujettissement, d'expulsion par l'enfermement.
Les organisations humanitaires sont prises dans la même
contradiction, si bien qu'elles ne cessent de s'écarter et de se
rapprocher des normes officielles qui régissent les camps,
produisant leurs propres normes à la fois protectrices et
assujettissantes, leurs propres règles de tri ( le screening en
langage humanitaire). Mais aussi bien, l'antinomie traverse ces
normes gestionnaires et celles qui sont produites par les migrants
arrêtés eux-mêmes. Ceux ci s'organisent, inventent de nouvelles
formes de relations sociales, ethniques ou interethniques,
d'activités lucratives ou non, d'expression également. Les abris
d'urgence fournis par le HCR et déjà améliorés par les
organisations humanitaires sont encore transformés par leurs
habitants, si bien que l'élaboration des formes de vie se
matérialise en formes architecturales inédites. Mais aussi bien ces
formes de vie impliquent leurs propres effets de nomination, de
catégorisation et de hiérarchisation, en accord ou non avec les
responsables des camps. C'est ainsi que les « anciens »ont
un ascendant quotidien sur les « nouveaux » :
par exemple les premiers possèdent sans titre de propriété des
terres cultivables dans le camp que les seconds cultivent.
Ainsi
la forme-camp produit des normes qui sont toujours à la fois
hospitalières et inhospitalières, elle tient sans vraiment tenir,
elle ne peut vraiment se donner forme. Elle est entièrement habitée
par une exigence aporétique de justice qui ilmplique autant de
nommer et de différencier des statuts que de ne pas nommer ;
refuser un nom et un statut, ce serait encore réduire la victime à
un simple survivant sans droit. Ces apories normatives, espacées
entre les différents acteurs installant, gérant, habitant les
camps, sont toutes dues au fait que la forme-camp, dans sa manière
de suspendre indéfiniment le droit à la mobilité, n'est autre que
la perversion radicale et inéluctable du droit à l'hospitalité au
contact des frontières. Et c'est bien alors ce droit qui se partage
entre les migrants et les locaux, dans une expérience qui tout en
étant commune reste partagée, dans tous les sens du terme, et cela
que l'on considère les locaux chez eux ou hors de chez eux.
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