Le
sauvage en travers de la gorge
Par
Virginie Maris et Frédéric Neyrat
« On voit aujourd’hui se déployer deux
nomadismes contraires et qui sont les deux faces d'une même réalité,
d'un même registre d'a-territorialité :
-D'une part, une poignée de privilégiés que leurs
passeports et leurs ressources autorisent à sillonner le monde, qui
accumule dans leur smartphone et leur petite valise à roulettes
calibrée pour voyager avec eux en cabine plus de mémoire et de
fortunes que des lignées entières d'humains n'ont pu en engendrer à
travers les temps ;
-De l'autre, une multitude de personnes contraintes de
quitter, parfois du jour au lendemain et souvent les mains presque
vides, leurs maisons, leurs terres, leurs cultures, poussées par la
sécheresse, la guerre, l'oppression politique et la nécessité
économique.
Les mieux nantis des sédentaires compensent leur
immobilisme par la forme monstrueuse du voyage qu'est le tourisme,
sillonnant terres et mers pour trouver sous toutes latitudes
exactement ce qu'ils pensaient quitter et découvrant des exotismes
factices organisés pour eux sous forme de loisir. C'est ainsi que
l'on peut, en quinze jours et pour quelques centaines d'euros,
« faire la Thaïlande », « faire les capitales
d'Europe », « faire la grande faune kenyane ou la
barrière de corail ».
Et puis il y a ceux qui restent. Les pauvres, les
ploucs, les incultes et les peureux. Plantés-là dirait-on.
Immobiles. Trop bien nantis pour être chassés mais trop démunis
tout de même pour choisir l'ailleurs. Les amigrants. Les
enracinés. »
« Octobre 2016, jungle de Calais :
déploiement de centaines de policiers pour démanteler ladite
« jungle », sorte de bidonville où se croisent et
s'organisent dans ces conditions inimaginables des milliers de
migrants, successivement arrivés de Syrie, d'Erythrée,
d'Afghanistan. Cette opération policière vise, parait-il, à
« mettre à l'abri » en les dispersant aux quatre
coins du pays les quelque 6500personnes qui vivent ici dans l'attente
d'une traverser clandestine de la Manche. Sur l’arrêté municipal
ordonnant la destruction du camp, la première loi citée est la loi
sur le littoral, suivie de quelques articles du code de
l'environnement. La lande est un espace protégé que le
conservatoire du littoral, détenteur du site, a pour mission de
« renaturaliser ». Ici et là, on s'insurge, on crie à
l'inhumanité, aux Khmers verts : quoi ? Une telle
violence, aveugle, inouïe envers des êtres humains en situation de
grande détresse, pour sauver des barges à queues noires et des
huîtriers pie ! Il est bien tentant de jouer la nature contre
les humains, et de désigner les conservatismes d'aujourd'hui comme
la redite des nazis d'hier, plus soucieux de la vitalité des arbres
que de la dignité humaine. »
« Nous n'avons pas l'intention de condamner les
vagabonds – nous sommes tous, finalement, des êtres errants ayant
trouvé à un moment donné un milieu ( naturel ou construit) et des
compagnons ( humains ou non-humains) avec lesquels il nous semble
possible et désirable de persister dans l'existence. Mais nous
voulons affirmer que le vagabondage n'est pas nécessairement de
l'ordre du mouvement ou de l'aller-voir-là-bas, il est la présence
ici même du sauvage, de l'indompté, il est le là-bas que transit
(e) l'ici. Contre l'injonction au mouvement, nous plaidons pour une
invitation au voyage – mais à partir du rêve et du désir un
fous ; à partir des éclats d'astres qui ont ruiné les yeux de
l'Icare absolu dont Baudelaire nous parle ; de la
« flambulance » ( le déplacement dans le feu, la
pétrification de la durée, la migration d'un corps à l'autre ») ;
du sauvage trésor de l'être qui nous donne à vagabonder sans excès
de vitesse. Bartledy est radicalement sauvage, exotique aux mots
d'ordre d'efficacité et de performance, comme la présence
insistante de ce que l'humanité doit garder en travers de la gorge –
de son gosier- de son gosier comme de ses vallées- si elle veut
conserver l'altérité qui la constitue. »
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