dimanche 24 février 2019

Lignes N°58 Collection dirigée par Michel Surya




Ne faire que passer, ne faire que rester Partie 1

Par Jérôme Lèbre

« Il n'est alors plus possible de distinguer simplement justice et droit, droit et fait, idéalisme cosmopolitique et réalisme politique. C'est parce qu'il est à la fois expression et détermination de la justice que le droit se contredit lui-même, et c'est ainsi qu'il ne fait qu'exprimer une antinomie qui se trouve au cœur de la « réalité » ou plus précisément d'une expérience de l'espace. Tant que les états limitaient les sorties plus que les entrées, ils rendaient ineffectif le droit de circuler. En limitant non les sorties mais les entrées, les déclarations universelles et les états ont rendu effective cette contradiction juridique, ils l'ont rendu en droit expérimentable : il devient alors réellement à la fois possible et impossible de migrer, si bien que le droit inconditionnel à l'hospitalité devient la réalité d'un blocage des migrants tandis que les états ne cessent de proclamer un droit à la mobilité ( ou à la mobilité interne dans les états fédéraux) contredit par les restrictions légales ou la jurisprudence. »

« La frontière est à la fois une ligne et un lieu : telle est la contradiction du droit étalée dans l'espace. Tous ceux qui ont franchi une frontière en ont fait l'expérience : elle a effectivement un bord intérieur et extérieur, deux lignes ou postes de contrôle imposant deux arrêts, souvent deux files d'attente. Dans les trajets internationaux en train ou en avion, ces deux lignes sont aussi espacées que les points de départs et d'arrivée, reliées par par la ligne sans épaisseur qui est celle du trajet lui-même : l'expérience de la frontière est alors incluse dans celle du voyage, ce qui apparaît quand police et douane effectuent les contrôles dans les trains entre deux gares frontalières ou quand les passagers remplissent des formulaires d'entrée avant l'atterrissage de leur avion. Gare du nord, un accord bilatéral autorise la police anglaise à contrôler sur le territoire français les entrées dans leur pays, si bien que les deux lignes frontalières se franchissent en quelques mètres avant de prendre le train stationné sur des voies dédiées et confinées. On ne fait que passer dans ces zones qui justement ne sont que de « transit ». Celles ci ne sont pas forcément situées au bord d'un pays, elles peuvent se trouver à l'intérieur de ce pays comme le sont les gares et les aéroports internationaux, et encore à l'intérieur de ces lieux « de passage ». Les frontières, qui se présentent sur une carte comme une multiplicité de lignes, ne s’épaississent que pour se disséminer en une multitude de lieux. Chaque pays est aussi un tel lieu, police et douane pouvant contrôler dans tout son espace passeports et marchandises.
Ainsi tout le monde est découpé en lieux frontaliers, à l'intérieur desquels se trouvent d'autres lieux frontaliers. Cela est vrai pour tout le monde, et cela d'autant plus que l'identité de chacun peut être contrôlée y compris dans son propre pays : la vérification de sa nationalité s'avère alors indissociable de celle de son identité, le contrôle des migrations indissociable du contrôle policier visant à maintenir l'ordre par la surveillance de plus en plus étroite des déplacements de chacun. Devoir prendre sa carte d'identité ou son passeport quand on sort de chez soi ( ce qui n'est pas obligatoire, mais l'est tout de même, la somme des raisons d'être contrôlé finissant par occuper tout l'espace) est déjà une expérience écartée entre le droit d'être là et le devoir de prouver qu'on a le droit d'y être. Cette expérience n'est pas cosmopolitique, mais elle est déjà traversée par l'aporie du cosmopolitisme. Elle concerne chacun d'entre nous et touche les mêmes choses : pour la douane les affaires que porte chacun d'entre nous sont potentiellement des bagages.
Il y a dès lors une communauté d'expérience entre les manières d'être là que le droit différencie : résider dans son propre pays, résider dans un autre, passer un temps déterminé dans un pays étranger pour son travail, ou comme simple touriste, se réfugier dans un autre pays, demander l'asile, entrer clandestinement dans un pays. Toutes ces catégories ne sont elles-mêmes que l'éclatement inévitable du droit inconditionnel d'être là au contact constant de la frontière. Michel Agier a montré que les migrants étaient voués à être classés ainsi quitte à ce que la même personne expérimente plusieurs statuts : déplacé, réfugié, clandestin, maintenu, demandeur d'asile, débouté, éloigné, toléré. Certaines catégories font prendre la partie pour le tout, et c'est ainsi que l'appellation de « migrant » , « clandestin », ou «  sans-papiers » écrase toutes ces différences, tout en en renforçant une : celle des migrants et des locaux. Mais il reste que même les locaux ont fait l'expérience de changer de statut – tout simplement en passant une frontière. Même «  chez eux », ils se rendent compte par expérience qu'un rien entame leur citoyenneté. Le droit, outre qu'il ne peut être parfaitement rendu, devient aporétique dans son exécution, c'est-à-dire comme force de police : c'est ainsi qu'en France l'étendue du contrôle et des surveillances, les conditions de garde à vue font que les conduites policières ne coïncident jamais avec le droit : on se découvre alors comme étranger dans son propre pays.
L'expérience est ainsi traversée par des différences inconciliables : non seulement chaque conduite singulière est censée se conformer à une loi plus universelle qu'elle ; mais elle est de fait aux prises avec des conduites policières qui se différencient des normes de droit, lesquelles se différencient elles-mêmes toujours de ce que serait une justice inconditionnelle. Ces distinctions sont essentielles pour dénoncer l'aspect de plus en plus policier du droit, le glissement général des attributions des tribunaux au profit des administrations et, dans le cas des migrants, le passage non seulement d'un statut à l'autre, mais de statuts plutôt protecteurs ( comme celui de réfugié) à des statuts illégitimes inventés par les organismes chargés des migrations ( en premier lieu le HCR) ou par les polices nationales ( comme celui de « déplacé » ou de « retenu »). Dire cela, ce n'est alors que renforcer l'écart que la gestion policière des migrations crée entre deux formes : la forme juridique et la forme-camp. »



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