Ne
faire que passer, ne faire que rester Partie 1
Par
Jérôme Lèbre
« Il n'est alors plus possible de distinguer
simplement justice et droit, droit et fait, idéalisme cosmopolitique
et réalisme politique. C'est parce qu'il est à la fois expression
et détermination de la justice que le droit se contredit lui-même,
et c'est ainsi qu'il ne fait qu'exprimer une antinomie qui se trouve
au cœur de la « réalité » ou plus précisément d'une
expérience de l'espace. Tant que les états limitaient les
sorties plus que les entrées, ils rendaient ineffectif le droit de
circuler. En limitant non les sorties mais les entrées, les
déclarations universelles et les états ont rendu effective cette
contradiction juridique, ils l'ont rendu en droit expérimentable :
il devient alors réellement à la fois possible et impossible
de migrer, si bien que le droit inconditionnel à l'hospitalité
devient la réalité d'un blocage des migrants tandis que les états
ne cessent de proclamer un droit à la mobilité ( ou à la mobilité
interne dans les états fédéraux) contredit par les restrictions
légales ou la jurisprudence. »
« La frontière est à la fois une ligne et un
lieu : telle est la contradiction du droit étalée dans
l'espace. Tous ceux qui ont franchi une frontière en ont fait
l'expérience : elle a effectivement un bord intérieur et
extérieur, deux lignes ou postes de contrôle imposant deux arrêts,
souvent deux files d'attente. Dans les trajets internationaux en
train ou en avion, ces deux lignes sont aussi espacées que les
points de départs et d'arrivée, reliées par par la ligne sans
épaisseur qui est celle du trajet lui-même : l'expérience de
la frontière est alors incluse dans celle du voyage, ce qui apparaît
quand police et douane effectuent les contrôles dans les trains
entre deux gares frontalières ou quand les passagers remplissent des
formulaires d'entrée avant l'atterrissage de leur avion. Gare du
nord, un accord bilatéral autorise la police anglaise à contrôler
sur le territoire français les entrées dans leur pays, si bien que
les deux lignes frontalières se franchissent en quelques mètres
avant de prendre le train stationné sur des voies dédiées et
confinées. On ne fait que passer dans ces zones qui justement ne
sont que de « transit ». Celles ci ne sont pas forcément
situées au bord d'un pays, elles peuvent se trouver à l'intérieur
de ce pays comme le sont les gares et les aéroports internationaux,
et encore à l'intérieur de ces lieux « de passage ».
Les frontières, qui se présentent sur une carte comme une
multiplicité de lignes, ne s’épaississent que pour se disséminer
en une multitude de lieux. Chaque pays est aussi un tel lieu, police
et douane pouvant contrôler dans tout son espace passeports et
marchandises.
Ainsi tout le monde est découpé en lieux frontaliers,
à l'intérieur desquels se trouvent d'autres lieux frontaliers. Cela
est vrai pour tout le monde, et cela d'autant plus que
l'identité de chacun peut être contrôlée y compris dans son
propre pays : la vérification de sa nationalité s'avère alors
indissociable de celle de son identité, le contrôle des migrations
indissociable du contrôle policier visant à maintenir l'ordre par
la surveillance de plus en plus étroite des déplacements de chacun.
Devoir prendre sa carte d'identité ou son passeport quand on sort de
chez soi ( ce qui n'est pas obligatoire, mais l'est tout de même, la
somme des raisons d'être contrôlé finissant par occuper tout
l'espace) est déjà une expérience écartée entre le droit
d'être là et le devoir de prouver qu'on a le droit d'y être. Cette
expérience n'est pas cosmopolitique, mais elle est déjà traversée
par l'aporie du cosmopolitisme. Elle concerne chacun d'entre nous et
touche les mêmes choses : pour la douane les affaires que porte
chacun d'entre nous sont potentiellement des bagages.
Il y a dès lors une communauté d'expérience entre les
manières d'être là que le droit différencie : résider dans
son propre pays, résider dans un autre, passer un temps déterminé
dans un pays étranger pour son travail, ou comme simple touriste, se
réfugier dans un autre pays, demander l'asile, entrer
clandestinement dans un pays. Toutes ces catégories ne sont
elles-mêmes que l'éclatement inévitable du droit inconditionnel
d'être là au contact constant de la frontière. Michel Agier a
montré que les migrants étaient voués à être classés ainsi
quitte à ce que la même personne expérimente plusieurs statuts :
déplacé, réfugié, clandestin, maintenu, demandeur d'asile,
débouté, éloigné, toléré. Certaines catégories font prendre la
partie pour le tout, et c'est ainsi que l'appellation de « migrant »
, « clandestin », ou « sans-papiers » écrase
toutes ces différences, tout en en renforçant une : celle des
migrants et des locaux. Mais il reste que même les locaux ont fait
l'expérience de changer de statut – tout simplement en passant une
frontière. Même « chez eux », ils se rendent compte
par expérience qu'un rien entame leur citoyenneté. Le droit, outre
qu'il ne peut être parfaitement rendu, devient aporétique dans son
exécution, c'est-à-dire comme force de police : c'est ainsi
qu'en France l'étendue du contrôle et des surveillances, les
conditions de garde à vue font que les conduites policières ne
coïncident jamais avec le droit : on se découvre alors comme
étranger dans son propre pays.
L'expérience est ainsi traversée par des différences
inconciliables : non seulement chaque conduite singulière est
censée se conformer à une loi plus universelle qu'elle ; mais
elle est de fait aux prises avec des conduites policières qui se
différencient des normes de droit, lesquelles se différencient
elles-mêmes toujours de ce que serait une justice inconditionnelle.
Ces distinctions sont essentielles pour dénoncer l'aspect de plus en
plus policier du droit, le glissement général des attributions des
tribunaux au profit des administrations et, dans le cas des migrants,
le passage non seulement d'un statut à l'autre, mais de statuts
plutôt protecteurs ( comme celui de réfugié) à des statuts
illégitimes inventés par les organismes chargés des migrations (
en premier lieu le HCR) ou par les polices nationales ( comme celui
de « déplacé » ou de « retenu »). Dire
cela, ce n'est alors que renforcer l'écart que la gestion policière
des migrations crée entre deux formes : la forme juridique et
la forme-camp. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire