Situation
durable d'une personne ou d'une chose. Telle est la signification
générique de ce mot, qui est en usage dans des acceptions très
variées. On dit, en effet : cet homme est cordonnier de son état.
L'état de santé de notre ami inspire, des inquiétudes. Son état
d'esprit est satisfaisant. Cette peuplade vit à l'état sauvage.
Nous avons trouvé la maison en bon état. Nous ne sommes, pas en
état d'accomplir une aussi rude besogne. Il faut rédiger un état
des services de cet homme. Cette personne scrupuleuse fait état des
moindres détails. Au point de vue social, celui qui nous intéresse
le plus, il est utile, tout d'abord, de citer, en les expliquant,
deux locutions ayant leur place dans l'histoire : les Etats-Généraux
sont une assemblée nationale extraordinaire, composée de
représentants de divers ordres ou classes de la société, réunis
pour délibérer sur des intérêts communs. Le Tiers-Etat était,
sous l'ancienne monarchie française, le troisième ordre de la
société composé du peuple et de la bourgeoisie, les deux premiers
étant constitués par le clergé et la noblesse. Nous mentionnons
pour mémoire qu'un Etat-major est le corps des officiers généraux
commandant une armée ; que l'Etat civil est un service public, ayant
pour objet d'enregistrer officiellement la naissance, la filiation,
les mariages ou divorces, et le décès des habitants d'un pays. Et
nous arrivons aux deux sens du mot : Etat, qui doivent le mieux
retenir notre attention Politiquement parlant, un Etat est une
importante collectivité d'individus occupant un territoire nettement
délimité, régie par des lois particulières, et possédant une
autorité chargée de les faire appliquer. Une société, même
nombreuse, ne constitue donc pas forcément un Etat. Les nations
modernes organisées sont des Etats. Les hordes primitives, les
tribus nomades ou sauvages ne sont que des sociétés rudimentaires.
Ce serait une erreur cependant de croire que les sociétés à type
primitif, telles les tribus d'Indiens des deux Amériques, ou celles
des nègres de l'Afrique Equatoriale, de ce qu'elles ne constituent
point des Etats, sont dépourvues de hiérarchie et d'autorité.
Elles possèdent des chefs, ordinairement cruels et despotiques. Le
pouvoir religieux y est représenté par les sorciers. La
législation, pour ne pas être consignée dans les livres, n'en
existe pas moins sous forme de coutumes qui, sauf exceptions,
dépassent en arbitraire les dispositions des codes civilisés. Ce
serait une erreur également de croire que toute société organisée,
sous forme d'Etat, représente un peuple d'esclaves, doué des
aspirations sociales les plus généreuses, et capable spontanément
de réaliser l'ordre le plus fraternel, mais plié sous le joug d'une
minorité tyrannique, comprimant par la force tous ses désirs. Dans
les républiques démocratiques, telles la France, les Etats-Unis ou
la Confédération Helvétique, le prolétariat industriel et
agricole représente la majeure partie de la population. Pour n'y pas
être absolues, les libertés de la presse, de la parole et de
l'association n'en existent pas moins, dans une très large mesure.
Tous les citoyens, ou presque, y sont admis au vote et, quand ils
votent, rien ne les empêche de se prononcer sur un programme plutôt
que sur un autre. Or, dans ces pays à majorités prolétariennes, et
où il n'est pas un citoyen qui n'ait été touché -
occasionnellement au moins - par une propagande révolutionnaire, à
laquelle il avait faculté de s'intéresser il se trouve que les
programmes les plus en faveur sont d'un réformisme très modéré.
Qu'il y ait des abstentions nombreuses ne modifie guère le résultat
; il suffit, en effet, de voir les très faibles tirages de la presse
anarchiste - la seule qui soit abstentionniste - pour se rendre
compte que l'abstention électorale est le fait, beaucoup plus
souvent, de l'indifférence et de la veulerie que d'une volonté
d'action systématique. En France même, foyer de la grande
Révolution de 1789-1793, l'expérience de plus d'un demisiècle de
république troisième nous offre le spectacle de consultations
populaires, où la balance oscille, du conservatisme social
pré-réactionnaire au radicalisme bon teint. Le prolétariat
insurrectionnel n'est, au sein même de la classe prolétarienne,
qu'une minorité d'opposition, et le collectivisme, qui se déclare «
pour le progrès dans l'ordre et la légalité », n'est point
accueilli sans réserves. Ces constatations n'infirment point cette
donnée évidente : que les idées socialistes, communistes,
syndicalistes et anarchistes se sont, depuis la fondation de la
première Internationale, en 1865, développées dans le monde d'une
façon considérable. Mais elles portent à conclure que le peuple
ouvrier et paysan n'est pas, dans son ensemble, aussi ennemi qu'on
pourrait le croire des formes sociales actuelles et que, s'il est
entravé dans son émancipation, c'est plus encore par son ignorance
et ses préjugés tenaces que par les exactions des classes
dirigeantes. Pourtant, même dans les républiques démocratiques,
l'Etat, ce n'est pas l'ensemble de la nation. Dans la tribu
primitive, les hommes tiennent conseil pour les décisions à
prendre, et ils les appliquent eux-mêmes dans ce qu'ils croient être
l'intérêt commun. Abstraction faite de l'opposition, toujours
possible, du chef ou du sorcier, c'est le régime direct, avec tous
ses avantages, ce qui ne veut pas dire qu'il s'inspire fatalement de
sagesse et de douceur. Mais ceci n'est possible intégralement que
dans des agglomérations peu nombreuses, avec des moyens de
production et de consommation élémentaires, sur des portions de
territoire très restreintes. Avec les multiples activités d'une
capitale du XXème siècle, groupant plusieurs millions d'habitants,
il devient pratiquement impossible à la population entière -
trouveraitelle pour cet office une enceinte assez vaste! - de se
réunir en congrès de tous les jours, ou presque, pour discuter et
conclure sur les questions, fort nombreuses et diverses, que comporte
la vie intense d'une cité moderne. Elle n'en aurait ni la compétence
ni le loisir, et serait bientôt lasse de ce labeur en supplément
des exigences de la profession. Force est donc bien d'opérer une
division du travail, de créer des spécialités, de nommer des
délégués, munis de pouvoirs, pour la défense des intérêts des
groupes de citoyens qui les ont chargés de les représenter dans les
assemblées où se traitent les affaires publiques. Et, ce qui est
vrai pour une grande ville l'est à plus forte raison pour un pays où
les habitants se trouvent par dizaines de millions, à la fois
solidairement associés pour les besoins les plus variés, et
répartis sur des centaines de milliers de kilomètres carrés. Des
centralisations administratives s'imposent donc, tout comme il en
existe nécessairement pour le ravitaillement, le tri des lettres,
les communications téléphoniques, ou la correspondance des réseaux
de voies ferrées. Mais ceci ne va point sans inconvénients : les
administrés perdent de vue les principaux de leurs délégués,
groupés dorénavant en un point central du territoire. Ces derniers,
absorbés par leur fonction, se trouvent dans l'obligation d'attendre
d'elle leurs ressources, et contraints d'abandonner leur ancienne
profession. Ils forment désormais une caste à part, ayant ses
intérêts particuliers, sujette à toutes les tentations que confère
le pouvoir. Car leur mandat étant de plusieurs années, pendant
lesquelles ils peuvent se livrer à tous les reniements, sans que le
collège électoral ait faculté d'user à leur égard d'une sanction
quelconque, leur rôle n'est plus à la vérité celui d'un délégué,
mais d'un gouvernant, autrement dit d'un tuteur, muni d'un
blanc-seing, lui donnant licence de disposer, non seulement des
deniers et domaines nationaux, mais encore, dans une très large
mesure, de la personne et des biens de ses pupilles : les simples
citoyens. C'est en raison de cette situation et de tous les abus
qu'elle a entraînés que le mot Etat, qui aurait dû, dans les
républiques démocratiques tout au moins, servir à désigner,
politiquement parlant, la nation organisée, est employé surtout
pour désigner quelque chose qui en est bien distinct, et demeure à
chaque instant capable de l'opprimer, tout en s'exprimant en son nom
: l'autorité législative. Mais ces inconvénients ne sont pas tous
inévitables. Si la vie d'une grande nation moderne rend nécessaires
des centralisations administratives et l'entretien de délégués
permanents, cela n'entraîne point qu'ils doivent être bénéficiaires
de droits à caractères monarchiques, sur les collectivités qui les
ont mandatés. Rien ne s'oppose à ce qu'ils soient, non seulement
choisis parmi les compétences que représentent les Fédérations du
Travail et de la Consommation, mais à ce qu'ils soient révocables
et responsables, au même titre que les gérants d'une entreprise
commerciale ou industrielle quelconque. Dans ces conditions, l'Etat
cesse d'être un organisme superposé à la nation, et dont la
puissance arbitraire est faite de l'abdication de celle-ci. Dans ces
conditions, l'Etat représente bien la société organisée par
elle-même et pour elle même et, si des règles imposées par
l'évidente nécessité demeurent, du moins ne sont-elles plus
l'émanation des conceptions particulières de quelques-uns. L'Etat
étant ainsi considéré, il apparaît que se comble en très grande
partie l'abîme séparant les thèses socialistes et anarchistes, au
moins pour ce qui concerne les plans d'une société nouvelle. A la
condition, toutefois, que le socialisme ouvre un peu plus au bon
soleil et au grand air de la liberté ses lourdes bâtisses à forme
de casernes et de couvents. A condition que l'anarchisme renonce à
certaines esquisses, un peu puériles, dans lesquelles le devenir et
la préhistoire se trouvant confondus, le communisme de grande
civilisation des cités de demain se trouve établi sur des bases
analogues à celles de quelque village Hottentot où, d'une case à
l'autre, on se rendrait bénévolement de petits services.
- Jean
MARESTAN
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