Note
supplémentaire. - L’individualisme est une réaction contre les
habitudes et les coutumes (habitudes traditionnelles) qui régissent
le plus souvent les actions des hommes grâce à leur pouvoir sur
l’inconscient et le subconscient.
La morale
primitive est fondée sur ce qui est bien ou mal pour la tribu,
exposée à de multiples dangers. La morale commune (coutume)
maîtrise les impulsions des individus, en ce qu’elles peuvent
avoir de dommageable pour le salut commun.
La
communauté primitive réprime violemment les défaillances, la
lâcheté, les maladresses des individus. Le sentiment d’infériorité
est né de cette réprobation, et par conséquent l’amour-propre.
L’amour-propre
vis-à-vis d’autrui a consolidé la morale ; et plus tard est né
l’amour-propre vis-à-vis de soi-même. La maîtrise des impulsions
n’a plus besoin de coercition autoritaire. L’individu doit
arriver à être assez maître de soi pour vivre libre en société,
sans dommage pour autrui, et assez conscient pour n’avoir plus
besoin du respect obligatoire aux coutumes et aux lois. L’idéal
des anarchistes est l’instauration d’une telle morale, sans
obligation ni sanction.
Cette morale
s’oppose donc au dévergondage impulsif des individus, qui est la
négation même de la liberté, puisque la liberté ne peut se
développer que lorsque les autres individus n’ont plus à craindre
les appétits brutaux de quelques hommes sans scrupule. La plupart de
ceux qui s’intitulent aujourd’hui individualistes parce qu’ils
exigent l’assouvissement de leurs appétits, paraissent être des
exemples de régression au type humain primitif. A côté d’eux, il
faut aussi ranger quelques personnes, qui, selon l’opinion de
certains psychiatres, présentent une déviation de l’instinct
sexuel vers soi (narcissisme). - M. P.
INDIVIDUALISME
(Anarchisme-égoïste)
II est peu
de mots qui soient, plus diversement interprétés que celui d’«
individualisme ». Il est, par suite, peu d’idées plus mal
définies que celles représentées par ce vocable. L’opinion la
plus répandue et que les ouvrages d’enseignement populaire se
chargent, de confirmer, c’est que l’individualisme est un «
système d’isolement dans les travaux et les efforts de l’homme,
système dont l’opposé est l’association ».
Il faut
reconnaître en cela la conception vulgaire de l’individualisme.
Elle est fausse et, en outre, absurde. Certes, l’individualiste est
l’homme « seul », et on ne peut le concevoir autre. « L’homme
le plus fort est l’homme le plus seul », a dit Ibsen. En d’autres
termes, l’individualiste, l’individu le plus conscient de son
unicité, qui a su réaliser le mieux son autonomie, est l’homme le
plus fort. Mais il peut être « seul » au milieu de la foule, au
sein de la société, du groupe, de l’association, etc., parce
qu’il est « seul » au point de vue moral, et ici ce mot est bien
synonyme d’unique et d’autonome. L’individualiste est ainsi une
unité, au lieu d’être comme le nonindividualiste une parcelle
d’unité. Mais la grossièreté des incompréhensifs n’a pu voir
la signification particulière de cette solitude, ce qu’elle a
d’exclusivement relatif à la conscience de l’individu, à la
pensée de l’homme ; elle en a transposé le sens et, dans son
habitude du dogmatique et de l’absolu, l’a attribué aux actions
économiques de l’individu dans le milieu social, faisant de lui un
insociable, un ermite, - d’où le mensonge et l’absurdité de la
définition précitée. Que l’on dise « seul » avec Ibsen, ou «
unique » avec Stirner, pour caractériser l’individualiste, les
béotiens adopteront la lettre et non l’esprit de ces vocables.
Si cette
conception vulgaire de l’individualisme est fausse, ce n’est pas
du fait que les hommes qui se disent, dans le présent,
individualistes vivent comme les autres en société, car les
sociétés actuelles imposent à l’individu une association
déterminée . L’individu subit cette association, mais là
s’arrête sa participation, qui n’est nullement bénévole. De
quoi l’on peut inférer que l’individualisme n’est pas un
système d’isolement préconçu et n’est pas, par conséquent,
1’opposé de l’association, c’est de ce que bon nombre
d’anarchistes communistes, donnant enfin à l’expression de «
communisme » un sens moins religieux, moins chrétien, s’affirment
également individualistes. Max Stirner lui-même, une des lumières
de la philosophie individualiste, préconise dans son livre :
L’Unique et sa propriété, l’« association des égoïstes ».
Enfin, ce qui est surtout convaincant, c’est d’approfondir la
question, après, quoi l’on voit qu’étant donné le caractère
de l’individualisme, cette conception de la vie n’exige point
dans sa pratique l’isolement physique ou économique des individus
et, par suite, ne s’oppose pas à leur association.
Observez
dans les sociétés actuelles la différence d’éducation des
prolétaires et les privilégiés. Vous avez là tout le secret de la
méthode du gouvernement. Un homme du peuple, issu de l’enseignement
primaire, ignore, comme il le faut, ce qu’est réellement
l’individualisme et surtout sur quoi il se fonde, il n’en a qu’
une notion fausse ou aucune notion ; il ne s’en inspirera donc
jamais pour se conduire dans l’existence ; il est voué à
l’absorption par les forts ; c’est parfait, - au point de vue de
l’État, ou plutôt de ceux qui pourraient dire avec quelque raison
: « L’État, c’est nous. » Par contre, un homme de 1’ «
élite », formé par l’enseignement secondaire ou supérieur,
possède l’idée exacte de l’individualisme et de ses bases
scientifiques. C’est pour lui la vérité même, mais la vérité
qu’on garde pour soi. L’excellent struggler que voilà ! I1 peut
triompher : il a des armes et les autres sont désarmés. Car il s’en
souviendra à toute occasion pour le mieux de ses intérêts et il
continuera à l’égard du troupeau les errements de ses devanciers.
Toutes les vérités ne, sont pas bonnes à dire !
De
l’individualisme qui, par essence, est libertaire, il fera une
philosophie bâtarde et à double face (activité en haut, fatalisme
en bas de la société), justifiant tous les méfaits de la classe
régnante. De là la distinction relativement juste que l’on a été
contraint de faire, pour être, compris d’un public mal informé,
entre l’individualisme libertaire et l’individualisme bourgeois
ou autoritaire. Mais, en définitive, il n’est qu’un
individualisme, qui est essentiellement libertaire, foncièrement
anarchique.
Alors que
l’individualisme libertaire, l’individualisme réel donne des
armes aux faibles, non de manière à ce que devenus plus forts ils
oppriment, à leur tour les individus demeurés plus faibles qu’eux,
mais de telle façon qu’ils ne se laissent plus absorber par les
plus forts, - le prétendu individualisme bourgeois ou autoritaire
s’efforce uniquement de légitimer par d’ingénieux sophismes et
une fausse interprétation des lois naturelles les actions de la
violence et de la ruse triomphantes.
* * *
Tel que le
comprend la philosophie individualiste, l’individu, capacité
potentielle d’unicité et d’autonomie, n’est pas une entité,
une formule métaphysique : c’est une réalité vivante. Ce n’est
point, comme l’avait cru Fichte critiquant 1’ « unique » de
Stirner, un Moi mystique, abstrait, dont le culte ridicule et néfaste
aboutirait à la négation de la sociabilité qui est cependant une
qualité innée de l’homme et, engendre des besoins moraux qu’il
faut satisfaire sous peine de souffrance. Avec ce caractère
religieux bien particulier, l’individualisme équivaudrait à un
stupide isolement systématique, ainsi qu’à une lutte barbare et
incessante où l’homme perdrait, tout acquis ancestral et toute
possibilité de progresser. Le culte de ce Moi abstrait engendrerait
l’esclavage, de même que du culte du Citoyen - L’Homme du
positivisme (par la capitale à l’article et au substantif,
j’exprime ici la « sainteté » des idées selon l’esprit des
religions mystiques ou positives) - est née la servitude moderne,
caractérisée par la contrainte associationniste et solidariste de
la société actuelle qu’impose l’État aux individus.
Certes non,
le moi individualiste n’est pas une abstraction, un principe
spirituel, une idée ; c’est le moi corporel avec tous ses
attributs : appétits, besoins, passions, intérêts, forces,
pensées, etc. Ce n’est pas Le Moi, - idéal ; c’est, moi, toi,
lui, réalités précises. Ainsi la philosophie individualiste se
plie à toutes les variations individuelles, celles-ci ayant pour
mobile 1’intérêt que l’individu attache aux faits et aux choses
et pour régulateur la puissance dont il dispose. Elle instaure par
cela même une harmonie naturelle, plus vraie et plus durable que
l’harmonie factice et toute superficielle due aux religions, aux
morales dogmatiques et aux lois, forces de ruse, aux armées, aux
polices, aux bagnes et aux échafauds, forces de violence, dont
disposent les autoritaires.
L’individualisme
ne se meut que dans le domaine du réel. Il rejette toute
métaphysique, tout dogme, toute religion, toute foi. Ses moyens sont
l’observation, l’analyse, le raisonnement, la critique, mais
c’est en se référant à un critérium issu de soi-même, et non à
celui qu’il puiserait dans la raison collective en honneur dans le
milieu, que l’individualiste établit son jugement.
L’individualisme répudie l’absolu, il ne se soucie que du
relatif. Enfin, il place l’individu, seule réalité vivante et
unique, capable d’autonomie, comme centre dans tout système moral,
social ou naturel. Moi, l’individualiste, je suis le centre de tout
ce qui m’entoure. Aussi, ma dépense d’activité, toutes mes
actions, raisonnées comme passionnées, méditées comme spontanées,
ont-elles un but qui est toujours ma satisfaction personnelle. Quand
mon activité se dirige vers autrui, je suis certain qu’en
définitive son produit matériel ou moral me reviendra. Il ne tient
qu’à l’autre qu’il en soit de même pour lui. J’ai une
morale personnelle et je m’insurge contre La Morale ; je pratique
une justice personnelle et je refuse le culte à La Justice, etc.
* * *
La
signification première de l’individualisme se résume donc en
ceci, qu’il oppose aux entités, aux abstractions prétendument
supérieures à l’homme et au nom desquelles on le gouverne, la
seule réalité qui soit pour lui : l’individu, l’homme, non
L’Homme des positivistes, « essence de l’homme », l’individu
citoyennisé, électeurisé, mécanisé, annihilé, - l’homme que
je suis, que tu es, qu’il est : - soi.
A l’intérêt
des divinités imaginaires, j’oppose mon intérêt. A toute
prétendue Cause Supérieure, j’oppose ma cause.
De cette
manière, tout ce qui, dans toute philosophie religieuse et
conséquemment dans tout système social religieux, émanait de
l’individu, inférieur, vile matière, méprisable atome, simple
unité, pour aboutir à ces entités, à ces abstractions divinisées
et demeurer leur propriété, l’individu étant ainsi dépossédé,
- tout cela reste la propriété de l’individu ; les abstractions
qui ont lieu d’être admises dans la mentalité humaine pour
exprimer les rapports inter-individuels sont désormais dépourvues
de leur fausse supériorité, de leur sainteté, réduites à leur
rôle simplement utilitaire ; elles sont, dès lors, dépourvues de
la nocuité dont on les avait dotées. Ainsi, plus de sacrifice de
l’individu à La Société et à ses prêtres, à La Patrie et à
ses prêtres, au Droit et à ses prêtres, à Dieu ou aux Dieux et à
leurs prêtres. L’homme devient enfin le seul bénéficiaire de son
travail, le propriétaire de toute chose dont la conquête motiva ses
efforts et ses travaux.
Qu’est-ce
que la société, sinon la résultante d’une collection d’individus
? Comment la société peut-elle avoir un intérêt (pourquoi pas
aussi des appétits, des sentiments, etc.) ? Et pût-elle avoir un
intérêt, comment celui-ci pourrait-il être supérieur et
antagonique à l’intérêt des individus qui la composent si
ceux-ci sont libres ? Quel non-sens ou quel hypocrite méfait
n’est-ce pas, par suite, de façonner les individus pour la société
au lieu de faire la société pour les individus ?
Ne
pouvons-nous, individus, remplacer l’État par nos libres
associations ? A la loi générale, collective, ne pouvons-nous
substituer nos conventions mutuelles, révocables dès qu’elles
sont une entrave à notre bien-être ? Avons-nous besoin des patries
parcellaires qu’ont faites nos maîtres, alors que nous en avons
une plus vaste : la Terre ?
Et ainsi de
suite. Autant de questions que le libre examen de l’individualiste
résout justement à l’avantage de l’individu. Sans doute, ceux
qui vivent du mensonge, qui règnent par l’hypocrisie, les maîtres
et leur domesticité de prêtres et de politiciens, peuvent être
d’un avis différent parce que leur petit, très petit intérêt
les y invite. Mais moi, individualiste et homme de labeur, dont ce
n’est l’intérêt ni le vouloir de voler autrui, non plus que
d’être volé par autrui, je ne puis penser comme eux et je
m’insurge.
Ils se
vengeront de cette insurrection en me discréditant. Soit.
L’individualiste est abhorré des maîtres, des valets et de la
masse moutonnière. C’est fort compréhensible. Et ce sera dans la
norme tant que l’ignorance sera la reine du monde. Le penseur
individualiste, s’il veut que justice soit rendue à son verbe et à
ses actes, doit attendre un lointain âge de raison - sous l’orme
évolutionniste ! Mais il n’a que faire de la justice des autres.
La sienne lui suffit pour se satisfaire immédiatement.
L’individualisme étant généralisé, l’individu n’est
nullement dépossédé et enchaîné : il est le propriétaire du
produit de son travail et il est indépendant. Quant aux parasites
qui ne vivaient que grâce à cette croyance en d’illusoires Causes
Supérieures, exigeant l’holocauste d’un être inférieur, ils
sont obligés de devenir des producteurs comme les autres- ou de
disparaître.
* * *
Comme nous
l’avons dit et ainsi qu’on le verra par la suite,
l’individualisme ne conduit ni à l’isolement aprioriste, ni à
l’association obligatoire : il adopte le régime de la liberté.
L’individualiste n’est ni un ermite ni une bête de troupeau :
c’est un homme sociable, comme tous les autres hommes, d’ailleurs
; en quoi il se différencie d’eux sur ce point, c’est en jugeant
que son instinct de sociabilité ne doit pas être pour lui une cause
de malheur et d’esclavage, mais au contraire une source de joie
ayant cours en liberté. Le « maître » nietzschéen, maniaque de
la « dureté », le « surhomme », que l’on prend trop volontiers
pour un simple individualiste, est peut-être cela, mais est
certainement aussi une bête féroce contre laquelle les hommes qui
s’en tiennent au caractère humain auraient à se mettre en garde,
si toutefois ce prétendu surhomme pouvait exister dans un monde
libertaire. Notre individualiste, lui, est un être de raison, et si
un instinct le poussait à la férocité, ce qui est invraisemblable,
ou au moins serait exceptionnel, sa raison lui ferait vite saisir
qu’il est de son intérêt de n’être pas la bête de proie
exaltée par le chantre à la fois génial et fou de Zarathustra. La
situation de bête de proie n’est pas éloignée de celle de proie.
Qu’on
distingue la nuance : ce n’est pas parce que les actes naissant du
déchaînement de cet instinct sont qualifiés « mal » par une
morale dogmatique quelconque qu’il ne les perpétrera point, non
plus qu’il n’en accomplira d’autres d’ordre contraire parce
qu’ils sont étiquetés « bien », mais parce qu’il sera de son
intérêt de ne point perpétrer les uns et d’accomplir les autres,
parce qu’ainsi il satisfera dans la mesure de la liberté qui lui
est dévolue naturellement - c’est-à-dire de sa capacité, de sa
puissance - son égoïsme, dont l’intérêt primordial réclame la
vie.
Vivre est en
effet le seul but de ma vie. Mais vivre, c’est être heureux Or le
bonheur ne se trouve pas dans une lutte meurtrière, dans la
sauvagerie primitive. Les individus ont donc intérêt à l’entente,
à la concorde, à la paix, mais ils ne seront aptes à conquérir
ces biens que lorsqu’ils sauront. Savoir, - savoir pourquoi et
comment ils agissent, connaître le mobile véritable et le but
naturellement légitime de leurs actions, voilà qui aidera les
hommes à se délivrer des causes de discorde et donnera à
l’inévitable lutte pour la vie un caractère pacifique. Ainsi la
vie acquerrait une sincérité et une facilité que la pratique des
morales dogmatiques ne peut donner.
Dans
l’individualisme réside la conception réaliste de l’existence,
puisque cette conception prend ses racines philosophiques dans
l’observation de la nature, dans la science expérimentale, dans
les vérités acquises, démontrées, vérités dont elle pousse les
conséquences vitales jusqu’à l’extrême limite compatible avec
la raison humaine, étant entendu que cette raison - qui est celle de
chacun et non La Raison, la déesse Raison - n’exclut pas la
passion, dont elle est au contraire l’auxiliaire. À cette limite
se trouve le bien-être relatif de l’homme évoluant, dans une
liberté qui a pour régulateur le propre intérêt de l’individu.
C’est dire que l’individualisme est aussi une conception
rationnelle - non pas rationnelle à la façon des libéraux,
beaucoup trop « raisonnable », mais à la manière des libertaires,
infiniment moins « raisonnable » !
* * *
Une de ces
vérités définitivement acquises est à la base de la philosophie
individualiste, c’est celle de l’égoïsme seul moteur des actes
humains. L’égoïsme ! Quel mot méprisé, hypocritement méprisé
! Quel sentiment honni, vilipendé de nos professeurs de morale et de
la masse suiveuse ! Tartufe veille ! Cependant, l’égoïsme
commande toutes nos actions dans nos rapports avec autrui et il n’est
pas un de ceux qui témoignent à son sujet cette sainte horreur, qui
ne l’ait en lui-même et ne le ressente à un degré quelconque,
sans jamais cesser de lui obéir. Lors même qu’il semble que
l’homme ne se livre pas à son égoïsme, il s’y livre
absolument. Les moralistes, naturellement, nous assurent que
l’égoïsme est un « vice », le « vice de l’homme qui rapporte
tout à soi ».
Nous disons
que l’égoïsme est une vertu, non dans le sens religieux que la
morale dogmatique attribue au mot « vertu », mais dans celui que
lui donne le scientiste : c’est une force, une vertu vitale qui
s’affirme en l’homme dès sa naissance, et se précise et
fortifie à mesure que la conscience de soi grandit chez lui. Plus il
est atténué, moins l’homme a de force combative, de volonté de
vivre, plus il est apte au sacrifice de soi aux forts qui tenteront
de le subjuguer. Plus il est accentué, plus l’homme possède
virtuellement de vie en lui, plus il a de volonté de vivre.
C’est de
l’égoïsme que veut parler Nietzsche lorsque, fort justement, en
refaisant la table des valeurs morales, il place au premier plan la «
volonté de puissance », et c’est pour conserver à l’homme
cette force vitale qu’il condamne la « morale d’esclaves »
issue du christianisme. Où est l’erreur, c’est lorsqu’il
assimile puissance à domination et oppose à la morale d’esclaves
la « morale de maîtres ». Que ne lui a-t-il opposé simplement une
morale d’hommes libres ? Sa conception de l’existence n’eût
pas abouti à la sauvagerie, à la tyrannie, à l’esclavage, à un
idéal social qui, réalisé, vaudrait peut-être moins que l’état
actuel.
Dès que
l’on s’est rendu compte de cette identité de l’égoïsme et de
l’énergie vitale, de cette parenté étroite entre l’égoïsme
et la vie, on conçoit que tous ceux qui vivent en parasites, grâce
à l’existence d’un prolétariat forcément ignorant, ont intérêt
à persuader leurs esclaves de l’existence en eux, parasites, de
l’esprit de sacrifice, d’abnégation, de dévouement, de
l’altruisme enfin, - ensuite à s’efforcer de faire naître
artificiellement cet altruisme chez lesdits esclaves. C’est à cet
effet qu’ils présentent l’égoïsme à l’homme dès l’enfance
comme un sentiment ignoble, dont chacun doit se débarrasser pour
parvenir à un prétendu état de dignité morale, de pureté de
sentiments, de grandeur d’âme, qui n’est qu’un état de
faiblesse imbécile. Avec le prêtre théiste, il faut être un bon
sujet de Dieu ; avec le prêtre social, il faut être L’Homme, Le
Citoyen. Cela revient au même : en aucun cas il ne faut être soi.
Mais,
heureusement, bien que par cette œuvre d’asservissement, vieille
comme la civilisation, ils soient parvenus à un résultat qui n’est
que trop appréciable, nos moralistes n’ont pu vaincre absolument
la nature en l’homme. Nous avons dit que nul être vivant n’échappe
à ses lois. « Chassez le naturel, il revient au galop. » A chaque
nécessité pressante, l’égoïsme exige la priorité sur tout
autre sentiment artificiel, créant ainsi ces conflits intérieurs
qui mettent a mal l’homme moderne, saturé de préjugés et de
respects, empreint de religiosité, déshabitué de toute volonté
naturelle, libre, passionnée, et chez qui la nature est en lutte
permanente avec la morale dogmatique et antinaturelle L’égoïsme
affirmé, c’est l’altruisme nié. J’ai beau retourner, analyser
les actes humains, je ne puis en trouver un seul qui ne soit inspiré
par l’égoïsme, autrement dit qu’il n’ait pour objet le
contentement de celui qui agit, et je ne puis imaginer un individu
qui, à moins que d’être malade ou dément, donne de soi à autrui
sans avoir, au préalable, assuré la satisfaction de son moi, au
moins dans les limites où s’impose le besoin plus impérieux de sa
propre conservation. Que, étant donné certaines circonstances,
l’acte d’un individu, tout en le satisfaisant personnellement,
contente également l’égoïsme de l’autre à qui il s’adresse,
cela est non seulement possible, mais arrive fréquemment et il est
nécessaire qu’il en soit ainsi pour que puisse vivre la libre
association des égoïstes que nous prévoyons. Mais il n’y a là
rien de ce qu’on pourrait appeler altruisme, ou encore
désintéressement, puisque l’individu a eu pour seul motif
d’action la volonté de satisfaire sa passion.
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