dimanche 20 octobre 2019

Avis de Pierre-Jean de Beranger

Bonheur, faut-il que je finisse
Sans t'avoir jamais rencontré?
Disait, mourant dans un hospice,
Un pauvre obscur, quoique lettré.
Un doux fantôme à lui se montre:
-Je suis le bonheur; oui, c'est moi.
Sans s'en douter tel me rencontre
Qui me suppose un train de roi.

Tu m'as vu jadis au village.
Ta Suzette , qui t'aimant tant,
C'était moi; mais le mariage
Effraya ton coeur inconstant.
Favori d'une châtelaine,
Tu délaisses, fier de ses lacs,
Le bonheur en jupe de laine
Pour les plaisirs en falbalas.

C'était moi, la tante si sage
Qui t'eut légué, comme à son fils,
Au prix d'un court apprentissage,
Négoces, labeurs et profits.
Le travail n'a pas qu'un mobile:
Un noble but peut l'animer.
Soit, dis-je, un citoyen utile.
Tu me réponds: je veux rimer.

C'était moi, lorsque l'indigence
Déjà fustigeait ton penchant,
Ce vieillard rempli d'indulgence
Qui t'offrit sa fille et son champ.
Des cités l'ombre est délétère;
D'air pur, ici, vient t'enivrer,
T'ai-je dit; cultive la terre.
Tu réponds: je veux l'éclairer.

Devant tes pas fuyait la gloire;
Moi, sans bruit, tapi dans un coin,
Souvent encor, tu peux m'en croire,
Je t'ai fais des signes de loin.
Mais à tes erreurs plus de trêves,
Et, sans m'accorder un coup d'oeil,
Tu cours au galop de ton rêve,
Qui te jette au bord du cercueil.

L'homme s'écrie : - Ah! Plus de doute!
Oui, bonheur, mon orgueil à jeun
T'as traité parfois, sur sa route,
Comme un mendiant importun.
Mais Dieu veut qu'aujourd'hui je meurs.
Puisque enfin je te trouve ici.
Notre dernière heure est ton heure.
Viens me fermer les yeux. merci!

1866



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