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Entre la
société (théoriquement presque inconcevable, et, du reste,
pratiquement inviable) où rien ne subsisterait de l’individu dans
le bloc plein d’une communauté intégralement « unicisée » et,
de l’autre, le système qui consiste en l’isolement individuel
complet et ne s’évoque que dans le cadre d’une contrée
inexplorée avec tous les aléas du sauvagisme, il y a toute une
gamme de combinaisons sociales et économiques, plus ou moins
naturelles ou logiques, durables ou éphémères, heureuses ou
agitées... Toutes - qu’elles s’en défendent ou non - cèlent en
quelque proportion ces éléments constitutifs de communisme et
d’individualisme - pôles extrêmes - stériles si on les envisage
dans leurs absolus irréductibles, mais, si on considère l’amalgame
plus ou moins judicieux, matériaux essentiels, et d’ailleurs
inévitables, de tout noyau sociable. Il est évident que
l’individualiste isolé, si peu qu’il quitte les régions
expurgées du plus petit rapport d’ordre vital ou utilitaire avec
autrui pour s’approcher de quelque unité humaine, se réincorpore
à quelqu’un de ces systèmes qui, peu ou prou, grossièrement ou
habilement, par abandon instinctif ou concertation réfléchie,
mêlent le social à l’individuel et accordent à l’un ou à
l’autre la prédominance, selon la façon dont on y envisage la
structure du corps social et la conception que l’on s’y fait de
la satisfaction et de l’importance de ses composants. Des principes
hétéroclites et souvent contradictoires, dont certains eurent dans
les civilisations disparues leur épanouissement et qui animent
encore, diversement, les formes sociales actuelles, président aux
assemblages de ces laborieux édifices.
Nous ne
ferons pas ici de ces divers systèmes un examen qui aura sa place au
mot société, tout comme les anticipations sociales et économiques
du communisme et de l’individualisme anarchistes qui ont été
jusqu’ici seulement esquissées et non traitées en propre. Nous
constaterons seulement que, parmi les systèmes en vigueur (et
d’influentes philosophies constructives visent à les défendre
plus qu’elles ne les contrecarrent), nul n’est arrivé à assurer
à l’ensemble des individus une stabilité satisfaisante. Aucun
n’est parvenu, non pas à amener en état d’harmonie, mais même
à maintenir en équilibre toutes les portions d’humanité du corps
social. Tous n’obtiennent, des individus réunis, la « mécanique
» prévue par leur économie que par l’intervention extérieure,
la superposition d’un appareil de coercition parfois plus ingénieux
que les rouages incohérents dont il assure la coexistence. C’est
que, en dehors d’une imperfection manifeste et dont nous ne pouvons
dire si elle est davantage le fait d’une barbarie persistante ou du
mauvais vouloir, tous, parmi les systèmes existants et d’autres en
instance de succession, admettent comme légitime, consacrent par des
mœurs et des lois l’inégalité initiale des unités
constituantes. Ils en disproportionnent les possibilités vitales
d’abord, évolutives ensuite, et impliquent une échelle d’accès
aux biens généraux qui est, non seulement pour l’homme mais même
pour le producteur, une normalefrustration. Et les privilèges qu’ils
accordent à des catégories favorisées, ils ne peuvent que par
l’ignorance, la terreur ou la violence, en garantir le bénéfice.
Tous font appel à la force en mille interventions ouvertes ou
dérobées et soutiennent, par de savants ou cyniques artifices,
souvent idéalisés de morale, les prérogatives somptueuses de
groupes numériquement grêles. La société dont nous subissons
l’emprise et dont les caractéristiques s’agglomèrent en «
civilisation bourgeoise » a trouvé dans un assemblage politique
dont l’État est la clef de voûte, l’arme la plus propre pour
conserver à ses appétits le jeu souverain de leurs appropriations.
C’est l’armature osseuse d’un régime en lequel n’existe qu’à
travers un mensonge flagrant le soutien volontaire des participants
dépouillés. Et c’est elle qui assure à un capitalisme boulimique
l’adéquate activité des masses rivées à ses services...
Que, d’une
part, la domination se relâche, qu’un instant l’appareil
répressif s’avère impuissant à maintenir les individualités
spoliées, ou que, d’autre part, la notion d’une plus complète
individualité s’éveille en l’esprit des opprimés, que le
savoir les pénètre, que la peur les abandonne, et la ruée des
besoins comprimés aurait tôt fait de disloquer ce corps d’iniquité.
Mais les étapes d’une telle révolte (qui, sans conscience, serait
sans lendemain), mais les ébauches subséquentes ne nous intéressent
que si à mesure elles ouvrent le chemin de leur vie propre à un
plus grand nombre d’individus. Et c’est comme fonction de cette
délivrance - délivrance matérielle, intellectuelle, morale, etc. -
que les mouvements sociaux, même restreints, et les sociétés
nouvelles appellent notre chaleureuse attention, notre aide au
besoin, et qu’une éducation préparatoire en doit orienter, dans
le sens de nos espérances, les déterminantes. Mais « c’est bien
la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue
essentiellement, nous anarchistes ; chaque individualité nous paraît
être le centre de l’univers, et chacune a les mêmes droits à son
développement intégral, sans intervention d’un pouvoir qui la
dirige, la morigène ou la châtie. » (Elisée Reclus). Et nous
n’abdiquons rien de nos revendications idéales et entendons peser
en ce sens, sympathiquement chaque fois qu’il est possible, sur les
réalisations d’abord, l’évolution ensuite des provisoires
sociaux qui peuvent, autour de nous, naître et s’établir.
* * *
On a vu déjà
- aux mots anarchisme, capitalisme, État, , etc., et à travers les
multiples mots, choisis d’ailleurs, qui évoquent quelque face du
problème individuel et social - que les anarchistes se posent en
adversaires résolus de toute forme collective qui poursuit
l’extension unilatérale d’une classe avantagée et, en
particulier, de « ce faux état social qui attribue à l’un le
produit du travail de milliers d’autres. » (Elisée Reclus).
Il n’est
pas question de nous illusionner sur la capacité sociale effective
de l’éducation spontanée ni sur les vertus totales du
catastrophisme révolutionnaire. Ni de prêter à la liberté
(terminologie vague qui, dans son absolu, cèle l’autocratisme et
nous ramène à la suprématie des forts) un potentiel magique.
Socialement parlant, l’anarchie intégrale demeurera d’ailleurs
vraisemblablement bien plus tendance que possibilité, idéal plus
que système réalisé. Mais tout avènement du socialisme (en ses
formes toujours plus dégagées de l’État) s’attaquant à
l’unilatéralisme de la propriété, nous semble appelé à
favoriser l’essor des individus comprimés dans le capitalisme -
comme ils le furent dans le servage - par un labeur annihilant Avec
lui s’accusera, nous l’espérons, une détente à mesure plus
marquée. « Le socialisme, d’ailleurs, n’est sans doute qu’une
des phases de l’humanité. La mentalité inférieure de la masse
bourgeoise ou plébéienne nous réduit seule à la nécessité de
certaines contraintes sociales... Le premier besoin de justice
satisfait, l’esprit de liberté réclamera sa part. Et, tour à
tour épris de plus de justice et de plus de liberté, oscillant des
prêcheurs de communisme aux prêcheurs d’anarchie, l’homme
social toujours rencontrera de nouveaux domaines pour son initiative
indépendante ou associée. » L’anarchie n’est pas strictement à
nos yeux le « systèmepolitique et social où l’individu se
développe librement, émancipé de toute tutelle gouvernementale »
qu’elle apparut à ses débuts. Elle n’est pas pour nous, comme
pour certains des nôtres et souvent pour la foule, un organisme
virtuellement réalisé - quelque chose comme « la société du bon
plaisir » - que ses constructeurs tiennent en réserve pour le
lendemain du « Grand Soir ». L’anarchie est moins une doctrine
d’ailleurs qu’une aspiration, et nous ne nous enfermons pas, à
proprement parler ce mot pris dans son sens étroit de système -
dans quelque « société anarchiste ». L’anarchie est surtout
l’esprit, et la force au besoin, qui doit sans relâche, dans les
pré-révolutions comme aux heures de réédifications, vivifier
d’une part les philosophies et les sociétés nouvelles, et
toujours, d’autre part, faire obstacle à ce que l’individuel
soit offert en holocauste au social ou à quelque portion du social.
Elle ne prétend pas être la magicienne du bonheur des peuples qui,
dans les plis de sa robe idéale, tient prête pour les hommes
quelque structure de la définitive harmonie. Elle est plus et mieux
que le cadre le plus large. De l’individu possible, elle est la
gardienne et le guide, la protectrice et le flambeau. Elle n’a pas,
au pendule infatigable du temps, imposé l’arrêt sur quelque
immuable « paradis ». Elle n’est pas l’esclave de quelque
demain stéréotypé. Ses formes aimées ne sont que des passages et
des expériences ouvertes, et des jalons. Elle les quittera pour
aller plus loin avec tous ceux qui auront mieux. Elle ne voit pas de
limite au savoir agrégeant des hommes, pas de borne au plus vaste
champ social, de fin au plus grand individu. Mais elle veut les
hommes toujours plus libres pour qu’ils apportent leur concours à
l’imprévisible. Car il n’y a pas pour elle toute la lumière
humaine, ni toutes les jouissances, sans tous les hommes... Nous ne
réduisons pas l’anarchie à n’être qu’une étape, dans notre
avance un point, dans notre rêve un moment. Nous ne pouvons la
concevoir en effet comme une cristallisation. Elle n’est pas, elle
ne peut pas être conservation, au sens où ce mot signifie
l’immobilité. Elle est l’inlassée prospection. A son étreinte
se dérobe le but à mesure que sa recherche l’atteint, et elle
s’anime et se roidit pour de nouveaux essors. Elle est par essence
contre ce qui existe, non par opposition pauvrement systématisée,
mais par ambition large et claire, parce qu’elle est avec et pour
ce qui sera. L’anarchisme est comme le juif errant de la pensée et
de la vie. Il ne s’offre, aux courtes haltes, que le réconfort du
repos. Et il reprend, retrempé, la route sans fin, si passionnante
dans son inconnu. Et dans la marche insatisfaite est sa raison d’être
et sa joie...
Que fera
l’anarchisme en face du social ? Il n’y a pas de milieu. Ou nous
aimerons jusque chez autrui l’individu accru et nous sauvegarderons
sa liberté, ou nous tournerons vers nos centres d’aveugles
regards, et se réorganiseront autour de nous, contre nous, « les
libertés de barbarie ». De l’individu qui s’efforce à nos
côtés, nous serons l’associé et coopérerons, dans la « réforme
économique » accomplie, à cette « réforme mentale » dont nous
cueillerons aussi ensemble les fruits. La liberté multipliée n’est
pas, ne peut pas être la stagnation de la pensée. Elle est la cage
ouverte aux esprits emmurés. Songez à « ces libres Hellènes qui
furent nos devanciers et sont encore nos modèles. » (E. Reclus).
Parmi les hommes libérés, l’homme, d’une aile plus sûre,
reprend son vol. Mais si « contre tous les partis les anarchistes
sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté »
(Kropotkine), on ne peut s’attendre, si l’avenir sourit à leurs
espérances, qu’ils laisseront se reformer derrière eux ces «
libertés d’oppression » dont ils eurent tant de peine à
triompher. Nous voulons dégager l’individu naissant « qu’un
destin mauvais jette en pâture à la violence des forts » et ne
pouvons admettre qu’il soit repris par des coercitions de maturité.
Nous ne pouvons - prudence, intérêt, bonté, égoïsme, altruisme,
ce que vous voudrez - abandonner le frère humain au carnassier à
peine assoupi dans les ténèbres de l’homme et qui ne peut
manquer, au réveil, de ranimer sa griffe si se désintéresse notre
vigilance... Se plaindre que « l’action collective amoindrira
l’individu par quelque diminution de liberté, c’est réclamer en
faveur de la liberté du plus fort, qui s’appelle l’oppression. »
Certes ceux
qui, parmi les nôtres, à tort ou à raison, regardent le communisme
le plus étendu comme l’atmosphère et le cadre les plus propres au
jeu fécond des individualités, ne peuvent le considérer comme une
fin, ni s’y figer dans un dogme. Ils ne cessent pas - ils ne
peuvent pas cesser - d’être à la recherche de conditions
meilleures peut-être. La préoccupation du « milieu (ou des
milieux) adéquat à toute époque, au maximum de bien-être et, de
liberté pour chaque individu » les éloigne d’une absurde
stagnation. Et leur doctrine sociale, sous le contrôle de ce
principe, demeure éminemment circonstanciée et constamment
révisable. Or l’existence même d’un milieu où toutes les
individualités pourront poursuivre librement leur évolution
implique logiquement qu’il ne pourra y être toléré l’oppressive
suprématie d’une individualité particulière et que toute liberté
d’expansion (et ce mot est pris ici dans son sens effectif et n’a
rien de commun avec l’artifice déclamatoire des morales en
vigueur) s’y limitera à la liberté voisine. Car « il est évident
que l’homme ne peut être absolument libre que dans l’isolement
absolu. Toute collectivité, toute société, toute vie publique
restreint la liberté de chacun dans la mesure nécessaire à
l’exercice de la liberté d’autrui. L’essentiel est que cette
vie politique qui est pour l’homme un moyen » le demeure pour tous
et ne devienne jamais une fin ni en elle-même, ni, par prédominance
oppressive, pour quelquesuns, pour quiconque. D’autre part si la
société n’est, théoriquement, qu’une « entité abstraite, qui
ne subsiste que par et pour les individus », elle n’en a pas
moins, pour chacun de nous, une existence réelle dont pas un être
intelligent ne niera les bienfaits. Que ce soit par égoïsme
développé ou par altruisme natif (tous deux d’ailleurs évolutifs)
que l’homme se porte vers son prochain, qu’il s’agisse d’un
prolongement ou d’un dédoublement (l’un comme l’autre fécond),
c’est là le terrain - plus spéculatif qu’efficient - de la
philosophie. Mais les faits, mais l’expérience, tout ce que nous
savons de la vie et du monde nous dit que l’homme ne vit pas seul,
que tout ce qu’il a pu acquérir qui vaillehumainement lui vient de
ses rapports avec ses semblables, bref qu’il ne serait, sans eux,
qu’une pauvre cellule chétive et désemparée en lutte constante
pour ne pas périr. L’individu n’a pu croître et s’élever que
par l’appui des individus, voisins, par une coalition défensive
d’abord, propulsive ensuite contre les forces adverses. Car
l’entr’aide n’est pas qu’un misérable resserrement vital -
précieux du reste - elle est le facteur constant de nos plus belles
acquisitions...
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