vendredi 25 octobre 2019

Individu individualisme Partie 3 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


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Entre la société (théoriquement presque inconcevable, et, du reste, pratiquement inviable) où rien ne subsisterait de l’individu dans le bloc plein d’une communauté intégralement « unicisée » et, de l’autre, le système qui consiste en l’isolement individuel complet et ne s’évoque que dans le cadre d’une contrée inexplorée avec tous les aléas du sauvagisme, il y a toute une gamme de combinaisons sociales et économiques, plus ou moins naturelles ou logiques, durables ou éphémères, heureuses ou agitées... Toutes - qu’elles s’en défendent ou non - cèlent en quelque proportion ces éléments constitutifs de communisme et d’individualisme - pôles extrêmes - stériles si on les envisage dans leurs absolus irréductibles, mais, si on considère l’amalgame plus ou moins judicieux, matériaux essentiels, et d’ailleurs inévitables, de tout noyau sociable. Il est évident que l’individualiste isolé, si peu qu’il quitte les régions expurgées du plus petit rapport d’ordre vital ou utilitaire avec autrui pour s’approcher de quelque unité humaine, se réincorpore à quelqu’un de ces systèmes qui, peu ou prou, grossièrement ou habilement, par abandon instinctif ou concertation réfléchie, mêlent le social à l’individuel et accordent à l’un ou à l’autre la prédominance, selon la façon dont on y envisage la structure du corps social et la conception que l’on s’y fait de la satisfaction et de l’importance de ses composants. Des principes hétéroclites et souvent contradictoires, dont certains eurent dans les civilisations disparues leur épanouissement et qui animent encore, diversement, les formes sociales actuelles, président aux assemblages de ces laborieux édifices.
Nous ne ferons pas ici de ces divers systèmes un examen qui aura sa place au mot société, tout comme les anticipations sociales et économiques du communisme et de l’individualisme anarchistes qui ont été jusqu’ici seulement esquissées et non traitées en propre. Nous constaterons seulement que, parmi les systèmes en vigueur (et d’influentes philosophies constructives visent à les défendre plus qu’elles ne les contrecarrent), nul n’est arrivé à assurer à l’ensemble des individus une stabilité satisfaisante. Aucun n’est parvenu, non pas à amener en état d’harmonie, mais même à maintenir en équilibre toutes les portions d’humanité du corps social. Tous n’obtiennent, des individus réunis, la « mécanique » prévue par leur économie que par l’intervention extérieure, la superposition d’un appareil de coercition parfois plus ingénieux que les rouages incohérents dont il assure la coexistence. C’est que, en dehors d’une imperfection manifeste et dont nous ne pouvons dire si elle est davantage le fait d’une barbarie persistante ou du mauvais vouloir, tous, parmi les systèmes existants et d’autres en instance de succession, admettent comme légitime, consacrent par des mœurs et des lois l’inégalité initiale des unités constituantes. Ils en disproportionnent les possibilités vitales d’abord, évolutives ensuite, et impliquent une échelle d’accès aux biens généraux qui est, non seulement pour l’homme mais même pour le producteur, une normalefrustration. Et les privilèges qu’ils accordent à des catégories favorisées, ils ne peuvent que par l’ignorance, la terreur ou la violence, en garantir le bénéfice. Tous font appel à la force en mille interventions ouvertes ou dérobées et soutiennent, par de savants ou cyniques artifices, souvent idéalisés de morale, les prérogatives somptueuses de groupes numériquement grêles. La société dont nous subissons l’emprise et dont les caractéristiques s’agglomèrent en « civilisation bourgeoise » a trouvé dans un assemblage politique dont l’État est la clef de voûte, l’arme la plus propre pour conserver à ses appétits le jeu souverain de leurs appropriations. C’est l’armature osseuse d’un régime en lequel n’existe qu’à travers un mensonge flagrant le soutien volontaire des participants dépouillés. Et c’est elle qui assure à un capitalisme boulimique l’adéquate activité des masses rivées à ses services...
Que, d’une part, la domination se relâche, qu’un instant l’appareil répressif s’avère impuissant à maintenir les individualités spoliées, ou que, d’autre part, la notion d’une plus complète individualité s’éveille en l’esprit des opprimés, que le savoir les pénètre, que la peur les abandonne, et la ruée des besoins comprimés aurait tôt fait de disloquer ce corps d’iniquité. Mais les étapes d’une telle révolte (qui, sans conscience, serait sans lendemain), mais les ébauches subséquentes ne nous intéressent que si à mesure elles ouvrent le chemin de leur vie propre à un plus grand nombre d’individus. Et c’est comme fonction de cette délivrance - délivrance matérielle, intellectuelle, morale, etc. - que les mouvements sociaux, même restreints, et les sociétés nouvelles appellent notre chaleureuse attention, notre aide au besoin, et qu’une éducation préparatoire en doit orienter, dans le sens de nos espérances, les déterminantes. Mais « c’est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement, nous anarchistes ; chaque individualité nous paraît être le centre de l’univers, et chacune a les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d’un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie. » (Elisée Reclus). Et nous n’abdiquons rien de nos revendications idéales et entendons peser en ce sens, sympathiquement chaque fois qu’il est possible, sur les réalisations d’abord, l’évolution ensuite des provisoires sociaux qui peuvent, autour de nous, naître et s’établir.
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On a vu déjà - aux mots anarchisme, capitalisme, État, , etc., et à travers les multiples mots, choisis d’ailleurs, qui évoquent quelque face du problème individuel et social - que les anarchistes se posent en adversaires résolus de toute forme collective qui poursuit l’extension unilatérale d’une classe avantagée et, en particulier, de « ce faux état social qui attribue à l’un le produit du travail de milliers d’autres. » (Elisée Reclus).
Il n’est pas question de nous illusionner sur la capacité sociale effective de l’éducation spontanée ni sur les vertus totales du catastrophisme révolutionnaire. Ni de prêter à la liberté (terminologie vague qui, dans son absolu, cèle l’autocratisme et nous ramène à la suprématie des forts) un potentiel magique. Socialement parlant, l’anarchie intégrale demeurera d’ailleurs vraisemblablement bien plus tendance que possibilité, idéal plus que système réalisé. Mais tout avènement du socialisme (en ses formes toujours plus dégagées de l’État) s’attaquant à l’unilatéralisme de la propriété, nous semble appelé à favoriser l’essor des individus comprimés dans le capitalisme - comme ils le furent dans le servage - par un labeur annihilant Avec lui s’accusera, nous l’espérons, une détente à mesure plus marquée. « Le socialisme, d’ailleurs, n’est sans doute qu’une des phases de l’humanité. La mentalité inférieure de la masse bourgeoise ou plébéienne nous réduit seule à la nécessité de certaines contraintes sociales... Le premier besoin de justice satisfait, l’esprit de liberté réclamera sa part. Et, tour à tour épris de plus de justice et de plus de liberté, oscillant des prêcheurs de communisme aux prêcheurs d’anarchie, l’homme social toujours rencontrera de nouveaux domaines pour son initiative indépendante ou associée. » L’anarchie n’est pas strictement à nos yeux le « systèmepolitique et social où l’individu se développe librement, émancipé de toute tutelle gouvernementale » qu’elle apparut à ses débuts. Elle n’est pas pour nous, comme pour certains des nôtres et souvent pour la foule, un organisme virtuellement réalisé - quelque chose comme « la société du bon plaisir » - que ses constructeurs tiennent en réserve pour le lendemain du « Grand Soir ». L’anarchie est moins une doctrine d’ailleurs qu’une aspiration, et nous ne nous enfermons pas, à proprement parler ce mot pris dans son sens étroit de système - dans quelque « société anarchiste ». L’anarchie est surtout l’esprit, et la force au besoin, qui doit sans relâche, dans les pré-révolutions comme aux heures de réédifications, vivifier d’une part les philosophies et les sociétés nouvelles, et toujours, d’autre part, faire obstacle à ce que l’individuel soit offert en holocauste au social ou à quelque portion du social. Elle ne prétend pas être la magicienne du bonheur des peuples qui, dans les plis de sa robe idéale, tient prête pour les hommes quelque structure de la définitive harmonie. Elle est plus et mieux que le cadre le plus large. De l’individu possible, elle est la gardienne et le guide, la protectrice et le flambeau. Elle n’a pas, au pendule infatigable du temps, imposé l’arrêt sur quelque immuable « paradis ». Elle n’est pas l’esclave de quelque demain stéréotypé. Ses formes aimées ne sont que des passages et des expériences ouvertes, et des jalons. Elle les quittera pour aller plus loin avec tous ceux qui auront mieux. Elle ne voit pas de limite au savoir agrégeant des hommes, pas de borne au plus vaste champ social, de fin au plus grand individu. Mais elle veut les hommes toujours plus libres pour qu’ils apportent leur concours à l’imprévisible. Car il n’y a pas pour elle toute la lumière humaine, ni toutes les jouissances, sans tous les hommes... Nous ne réduisons pas l’anarchie à n’être qu’une étape, dans notre avance un point, dans notre rêve un moment. Nous ne pouvons la concevoir en effet comme une cristallisation. Elle n’est pas, elle ne peut pas être conservation, au sens où ce mot signifie l’immobilité. Elle est l’inlassée prospection. A son étreinte se dérobe le but à mesure que sa recherche l’atteint, et elle s’anime et se roidit pour de nouveaux essors. Elle est par essence contre ce qui existe, non par opposition pauvrement systématisée, mais par ambition large et claire, parce qu’elle est avec et pour ce qui sera. L’anarchisme est comme le juif errant de la pensée et de la vie. Il ne s’offre, aux courtes haltes, que le réconfort du repos. Et il reprend, retrempé, la route sans fin, si passionnante dans son inconnu. Et dans la marche insatisfaite est sa raison d’être et sa joie...
Que fera l’anarchisme en face du social ? Il n’y a pas de milieu. Ou nous aimerons jusque chez autrui l’individu accru et nous sauvegarderons sa liberté, ou nous tournerons vers nos centres d’aveugles regards, et se réorganiseront autour de nous, contre nous, « les libertés de barbarie ». De l’individu qui s’efforce à nos côtés, nous serons l’associé et coopérerons, dans la « réforme économique » accomplie, à cette « réforme mentale » dont nous cueillerons aussi ensemble les fruits. La liberté multipliée n’est pas, ne peut pas être la stagnation de la pensée. Elle est la cage ouverte aux esprits emmurés. Songez à « ces libres Hellènes qui furent nos devanciers et sont encore nos modèles. » (E. Reclus). Parmi les hommes libérés, l’homme, d’une aile plus sûre, reprend son vol. Mais si « contre tous les partis les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté » (Kropotkine), on ne peut s’attendre, si l’avenir sourit à leurs espérances, qu’ils laisseront se reformer derrière eux ces « libertés d’oppression » dont ils eurent tant de peine à triompher. Nous voulons dégager l’individu naissant « qu’un destin mauvais jette en pâture à la violence des forts » et ne pouvons admettre qu’il soit repris par des coercitions de maturité. Nous ne pouvons - prudence, intérêt, bonté, égoïsme, altruisme, ce que vous voudrez - abandonner le frère humain au carnassier à peine assoupi dans les ténèbres de l’homme et qui ne peut manquer, au réveil, de ranimer sa griffe si se désintéresse notre vigilance... Se plaindre que « l’action collective amoindrira l’individu par quelque diminution de liberté, c’est réclamer en faveur de la liberté du plus fort, qui s’appelle l’oppression. »
Certes ceux qui, parmi les nôtres, à tort ou à raison, regardent le communisme le plus étendu comme l’atmosphère et le cadre les plus propres au jeu fécond des individualités, ne peuvent le considérer comme une fin, ni s’y figer dans un dogme. Ils ne cessent pas - ils ne peuvent pas cesser - d’être à la recherche de conditions meilleures peut-être. La préoccupation du « milieu (ou des milieux) adéquat à toute époque, au maximum de bien-être et, de liberté pour chaque individu » les éloigne d’une absurde stagnation. Et leur doctrine sociale, sous le contrôle de ce principe, demeure éminemment circonstanciée et constamment révisable. Or l’existence même d’un milieu où toutes les individualités pourront poursuivre librement leur évolution implique logiquement qu’il ne pourra y être toléré l’oppressive suprématie d’une individualité particulière et que toute liberté d’expansion (et ce mot est pris ici dans son sens effectif et n’a rien de commun avec l’artifice déclamatoire des morales en vigueur) s’y limitera à la liberté voisine. Car « il est évident que l’homme ne peut être absolument libre que dans l’isolement absolu. Toute collectivité, toute société, toute vie publique restreint la liberté de chacun dans la mesure nécessaire à l’exercice de la liberté d’autrui. L’essentiel est que cette vie politique qui est pour l’homme un moyen » le demeure pour tous et ne devienne jamais une fin ni en elle-même, ni, par prédominance oppressive, pour quelquesuns, pour quiconque. D’autre part si la société n’est, théoriquement, qu’une « entité abstraite, qui ne subsiste que par et pour les individus », elle n’en a pas moins, pour chacun de nous, une existence réelle dont pas un être intelligent ne niera les bienfaits. Que ce soit par égoïsme développé ou par altruisme natif (tous deux d’ailleurs évolutifs) que l’homme se porte vers son prochain, qu’il s’agisse d’un prolongement ou d’un dédoublement (l’un comme l’autre fécond), c’est là le terrain - plus spéculatif qu’efficient - de la philosophie. Mais les faits, mais l’expérience, tout ce que nous savons de la vie et du monde nous dit que l’homme ne vit pas seul, que tout ce qu’il a pu acquérir qui vaillehumainement lui vient de ses rapports avec ses semblables, bref qu’il ne serait, sans eux, qu’une pauvre cellule chétive et désemparée en lutte constante pour ne pas périr. L’individu n’a pu croître et s’élever que par l’appui des individus, voisins, par une coalition défensive d’abord, propulsive ensuite contre les forces adverses. Car l’entr’aide n’est pas qu’un misérable resserrement vital - précieux du reste - elle est le facteur constant de nos plus belles acquisitions...

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