dimanche 20 octobre 2019

En période électorale de Errico Malatesta


Charles : Pourquoi alors venir nous casser la tête avec ces invitations à voter ? Vous paie-t-on pour tromper les pauvres gens ? Comme ce n’est pas la première fois que je te vois, je sais que tu es un véritable ouvrier, de ceux qui vivent uniquement de leur travail. Pourquoi donc égarer les camarades, histoire de faire le jeu de quelques renégats qui, avec l’excuse du socialisme, désirent faire les messieurs et nous gouverner ?

Louis : Non, non, mon ami ! Tu me juges trop négativement ! Si je pousse les gens à aller voter, c’est en faveur de notre propagande. Ne ­comprends-tu pas l’avantage qu’il y a pour nous à avoir quelques-­uns des nôtres au Parlement ? Ils peuvent faire de la propagande mieux qu’un autre, car ils voyagent où bon leur semble, et ils ne sont pas trop embêtés par la police. Ensuite, lorsqu’ils parlent du socialisme au Parlement, tout le monde les écoute et en discute. N’est-ce pas de la propagande ? N’est-ce pas ça autant de gagné ?

Charles : Ah ! Et c’est pour faire de la propagande que vous vous transformez en courtiers électoraux ? Jolie propagande que celle-là ! Voyons, vous répétez au peuple qu’il faut tout espérer et attendre du Parlement ; que la révolution est inutile, que le travailleur n’a pas autre chose à faire qu’à laisser tomber un bout de papier dans une boîte et attendre ensuite, la bouche ouverte, que la manne lui tombe du ciel. N’est-ce pas plutôt de la propagande à rebours ?

Louis : Tu as raison, mais qu’y veux-tu faire ? Si on ne s’y prenait pas ainsi, personne ne voterait. Comment décider les travailleurs à voter, après leur avoir affirmé qu’il n’y a rien à attendre du Parlement et que les députés ne servent à rien ? Ils diraient que nous nous moquons d’eux.

Charles : Je sais bien que c’est la façon de décider le peuple à voter et à élire des députés. Mais cela ne suffit même pas ! Il est encore indispensable de faire un tas de promesses que l’on sait ne pas pouvoir tenir ; il faut aussi courtiser les riches, se faire bien voir du gouvernement, en un mot, ménager la chèvre et le chou et se moquer de tout le monde. Sinon, on n’est pas élu… Pourquoi donc parler de propagande, si la première chose à faire, et que vous faites, c’est de faire le contraire de votre propagande ?

Louis : Je ne dirai pas que tu as tort ; il faut cependant convenir qu’il y a toujours un avantage à ce que quelqu’un des nôtres ait voix au chapitre.

Charles : Un avantage ? Pour lui, je ne dis pas non, et aussi pour quelques-­uns de ses amis ; mais pour la masse du peuple, vraiment pas. C’est des bobards. Si au moins on n’avait pas essayé, passe encore ! Mais il y a maintenant passablement d’années que des naïfs envoient des socialistes au Parlement, et qu’en a-t-on obtenu ? L’un d’eux est devenu monarchiste, un autre s’est allié avec les pourris du Parti républicain… les chefs. Car les ouvriers républicains sont aussi très pauvres, des bons gars qui croient faire le bien sans se rendre compte qu’ils sont trompés et encore plus roulés dans la farine qu’avec la curaille. Donc, pour en revenir aux députés républicains, auparavant quand ils disaient la vérité, ils étaient poursuivis et traités comme des malfaiteurs. Aujourd’hui, ils sont appréciés et estimés par les riches, et ils serrent la main aux préfets et aux ministres. Et même s’il leur arrive d’être condamnés, ce qui ne se produit que pour des questions bourgeoises n’ayant rien à voir avec la cause ouvrière, on les traite avec respect et on leur fait presque des excuses. On sait bien que ces gens sont du même acabit et tous d’accord pour se remplir les poches aux dépens du peuple. Quant aux députés républicains, on voit qu’ils n’ont pas envie de se faire trouer la peau pour faire la révolution !

Louis : Tu es trop sévère ! Oui, on le sait, les hommes sont des hommes et il faut supporter leurs faiblesses. Du reste, qu’est-ce que cela peut faire que, jusqu’à présent, ceux que nous avons élus n’aient pas su faire leur devoir ou n’en aient pas eu le courage ? Qui nous oblige à nommer toujours les mêmes ? Choisissons-en de meilleurs !

Charles : Oui ! De cette façon, le Parti socialiste va vraiment devenir une usine à escrocs. Nous avons assez de renégats ! Vous voulez en avoir en plus ? Est-ce que vous comprenez, oui ou non, que ceux qui vont avec des pourris le deviennent aussi ? Ceux qui vivent au milieu des nantis sont heureux d’être payés à ne rien faire. Plus on envoie de gens siéger près du pouvoir, plus ils dégénèrent. Et s’il y avait des gars assez costauds pour ne pas tomber dans la crasse, ils ne voudraient pas aller au milieu de ces élus pourris, car pour le bien de la cause socialiste, ils refuseraient de faire de la contre-­propagande dans l’espoir de se rendre utiles plus tard.
Londres, novembre 1890, extraits.


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