vendredi 25 octobre 2019

Individualisme Partie 4 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


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L’individualisme, conception réaliste, vériste, ignore le droit comme le devoir et ne connaît que des intérêts et, des volontés servis par des forces. « Faites-vous forts pour être libres », dit-il aux hommes. Ainsi donc les prolétaires - les faibles actuels, de par l’ignorance qui les enserre, - en reconnaissant l’existence du droit, donnent dans la, même duperie qu’en proclamant la vie sacrée. Ils n’ont rien à attendre des maîtres de l’autorité possédante ni de ceux de l’autorité représentative. Ergoter sur le droit est du temps perdu, c’est-à-dire la vie perdue. Ils n’auront jamais le droit pour eux tant qu’ils se montreront faibles. S’ils veulent s’émanciper et se satisfaire, c’est en se faisant forts et en mettant leur force en action au service de leur intérêt de leurs intérêts communs - qu’ils y parviendront.
Le droit et le devoir, en régime de liberté, d’anarchie, feraient place aux conventions entre individus ou associations. Les individus se reconnaîtraient peutêtre, si l’on veut utiliser ces mots, des devoirs et des droits, mais combien, pris dans notre sens strictement utilitaire, relatif et variable, d’obligation volontaire et de rémunération, ces vocables sont éloignés de la signification qu’ils ont dans la mentalité des religieux ! Cette libre justice, effectivement contractuelle, variant avec les individus et les groupements, selon les intérêts et les affinités, a bien son point de départ dans l’individu, dans chaque moi, et elle lui est soumise. Les individus qui pratiqueraient cette justice, relative ne seraient pas des religieux de La Justice, ce seraient des hommes libres instaurant la toujours muable justice égoïste.
C’est d’un premier acte collectif de justice égoïste que résultera le renversement de la société capitaliste, quand les prolétaires auront enfin compris et appliqué cette idée que leur suggère Max Stirner dans L’Unique et sa propriété : « Les ouvriers disposent d’une puissance formidable ; qu’ils parviennent à s’en rendre bien compte et décident à en user, rien ne pourra leur résister : i1 suffirait qu’ils cessent tout travail et s’approprient tous les produits, ces produits de leur travail qu’ils s’apercevraient être à eux, comme ils viennent d’eux. »
Insoumis à la contrainte du devoir et débarrassé de la trompeuse confiance dans le droit, voilà l’individu capable de liberté, car il a pris conscience de sa force. Il peut évoluer sans crainte au sein des forces associées ou adverses. Mais rien ne permet de supposer que dans un milieu où cette sagesse est conçue et vécue il y ait des forces ennemies, puisque l’antagonisme naît de deux causes qui seraient disparues avec l’autorité : le fanatisme et le malaise économique. L’intérêt bien compris de chaque égoïsme fait qu’il n’y a plus que des forces associées. La concurrence s’harmonise. Les hommes sont devenus aptes à l’association individualiste,
La présente étude a été conçue avec l’objet de donner un aperçu succinct de la doctrine de l’individualisme libertaire et de démontrer que, contrairement au préjugé qui représente l’individualisme comme opposé à toute entente avec autrui, à toute association, la conséquence pratique de la philosophie individualiste est l’association, mais une association sans pareille jusqu’à ce jour, où l’un des associés n’aura ni la tentation, ni la possibilité de « rouler » les autres. On a déjà pu se rendre compte, par l’analyse que nous avons faite de l’individu et de ses rapports avec autrui, que l’association des hommes libérés de droit et de devoir est concevable, et reconnaître que ce genre d’association doit être logiquement le but des efforts des hommes intelligents. Il nous reste à donner une idée théorique aussi précise que possible de ce que serait cette association.
La société capitaliste que nous subissons actuellement est une forme d’association autoritaire, anti-individualiste, où la solidarité est obligatoire (ce qui explique que J.-H. Mackay la qualifie de communiste), comme en témoignent toutes les institutions sociales : législatives, judiciaires, propriétaires, militaires, patriales, etc., etc. Grâce à la logomachie où se complaisent les partis politiques, les collectivistes la qualifient d’individualiste de par la fausse, acception du mot « individualisme » signalée au début de cette étude, et ils évitent soigneusement d’ajouter la qualification complémentaire : « autoritaire » ou « bourgeoise », parce que cela consacrerait une distinction là où ils ont intérêt à établir une confusion.
Une société usurpatrice comme la société capitaliste est vouée à la mort que lui donneront ses prolétaires dès qu’ils en auront la force. La société collectiviste est une autre forme d’association autoritaire, également anti-individualiste, dont la contrainte solidariste se présenterait sous d’autres formes, évidemment, mais n’en existerait pas moins. Son joug se ferait sentir d’une manière moins féroce : on y paierait moins en mots et plus en subsistances, mais on y supporterait encore, vraisemblablement, des parasites.
Pourrons-nous éluder la période collectiviste pour passer directement à l’association individualiste ? Ou bien sommes-nous destinés par la nature même de notre évolution à connaître le joug décadent du collectivisme ? C’est le secret de demain. Cette dernière hypothèse, pourtant, paraît probable. En ce cas, notre intérêt s’exprimerait dans le souhait de sa proche réalisation, - d’ailleurs préparée, semblet-il, par le capitalisme lui-même en œuvres organiques, - car cette société aurait ceci d’excellent pour les individus aspirant à l’autonomie, que ses cadres et ses rouages autoritaires seraient relativement faibles et faciles à briser et qu’elles tiendraient prêtes pour le moment de l’affranchissement véritable les organisations de production, d’échange et de consommation nécessaires à l’existence de l’association individualiste. La victoire du collectivisme sur le capitalisme attesterait simplement le désir d’émancipation qui aurait mû imparfaitement le prolétariat. Cependant, et bien qu’il laissât subsister encore des parasites, le collectivisme réalisé marquerait une étape dans la marche vers le seul idéal capable d’être soumis à l’individu, représentant exclusivement sa chose sociale et duquel il ne puisse jamais devenir la chose : l’association individualiste, - l’ « association des égoïstes ».
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Nous avons vu que l’individualisme est nettement opposé à l’association obligatoire qu’impose l’État d’aujourd’hui et qu’imposera celui de demain, mais il accepte, que dis-je, sienne propre est l’association librement contractée entre individus. A l’association obligatoire il oppose l’association libre. L’individualiste ne veut point servir à l’association considérée comme fin, sacrifier quoi que ce soit de son individualité à l’intérêt illusoire de l’association, -principe socialiste et autoritaire. Mais il veut que l’association lui serve, à lui, individu se considérant comme fin. ; il veut l’employer selon son intérêt réel, - principe individualiste et libertaire. En résumé, l’association est pour lui un moyen de sa vie, et non le but de sa vie.
Avec le socialisme, religion de La Société (socialisme capitaliste d’aujourd’hui, expression cynique de l’égoïsme asservisseur du bourgeois actuel, du bourgeois possédant - ou socialisme collectiviste de demain, expression voilée du même égoïsme asservisseur de nouveaux bourgeois, les représentants mués en dirigeants), l’individu est sacrifié, au nom d’un prétendu intérêt général ou collectif absolument illusoire, à l’intérêt des possédants ou des dirigeants, des maîtres, des forts, en un mot des puissants. A lui de se rendre aussi fort et aussi puissant que ceux-ci, il lui suffira d’en avoir la volonté agissante pour le devenir ; alors il sera son propre maître, le maître de soi, et, par surcroît, avec la généralisation d’une telle attitude, d’elle-même l’harmonie sera établie dans la société.
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Sous le régime socialiste (capitaliste ou collectiviste), préconisé par les prêtres de l’idée religieuse de Société, la prospérité de l’association est le but de la vie de l’individu, la vie de l’individu est le moyen de l’association. Les profiteurs sont dans la coulisse. Avec l’individualisme libertaire, l’individu, enfin irréligieux, n’a plus à s’immoler à l’association, puisqu’il n’y participe que dans la mesure de sa libre volonté et suivant ses besoins. La prospérité de sa vie est le but de son association, son association est le moyen de sa vie. Les profiteurs disparaissent.
Le sacrifice de l’individu au fantôme Société s’obtient par un de ces bluffs qui nécessitent chez la victime un « poirisme » absolu : il consiste dans la « subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général ».
L’intérêt général - abstraction.- ne devrait jamais être en discordance avec les intérêts particuliers, dont il devrait être l’exacte expression dans un monde bien organisé ; mais en ce cas il serait inutile de l’invoquer. L’intérêt général est donc un mensonge : il n’existe que des intérêts particuliers. Admettons cependant un instant son existence. Il y a bien actuellement divergence entre le prétendu intérêt général invoqué pour obtenir le sacrifice de l’individu - et l’intérêt de celui-ci. Une preuve de cette vérité repose dans ce fait, que les moralistes enseignent aux hommes à « voir plus haut que leur petite personnalité » et. qu’ils disent carrément que « le bon citoyen doit subordonner son intérêt personnel à l’intérêt général » (à l’intérêt de La Société, de La Patrie, etc.). Mais cherchez ce que dissimule cet « intérêt général » : les intérêts particuliers des maîtres, de leurs prêtres et autres valets associés dans l’État. L’État n’est qu’une ridicule église où l’on dit des messes à la « raison collective », l’État est encore une « association de malfaiteurs ».
Chaque fois que votre intérêt personnel est en désaccord avec l’intérêt général qu’on vous oppose et auquel on veut vous sacrifier, prolétaires, il vous appartient de rechercher quels, parasites bénéficient de la différence : traduite en pécune, elle entre dans leurs coffres-forts.
Enfin, il n’est nul besoin d’insister sur ce que nul ne s’avise de contester, à savoir : que l’homme est un animal naturellement sociable, non seulement par besoin moral et sentimental, mais encore physique, économique et intellectuel. Il est inutile de répéter ce que chacun sait : que l’association multiplie les jouissances de l’homme en même temps qu’elle diminue ses peines. Tant par intérêt réfléchi que par tendance instinctive, l’association se présente donc à. ’l’individu comme un moyen de vivre d’une vie plus large et plus haute.
La sagesse individualiste ne portera pas l’homme à répudier le principe d’association sous le prétexte que jusqu’à ce jour on en a dénaturé le sens, mais, au contraire, elle l’incitera à organiser son association de telle manière qu’elle soit sa chose et qu’il ne puisse être sacrifié au nom de cette chose à l’intérêt d’autrui.
Manuel Devaldès
N. B. - Cet exposé de l’individualisme égoïste de philosophie stirnérienne est le résumé de mes Réflexions sur l’Individualisme écrites vers 1900 et publiées en 1910. Comme on le verra par l’étude que je donne plus loin sur leSocialisme individualiste, je me suis, depuis, détaché de cette tendance, tout en demeurant, selon moi, foncièrement individualiste. -- M. D.


INDIVIDUALISME (Anarchisme-harmonique)

Je ne définirai pas l’individualisme. Pour ne pas être tenté, en partant de ma définition, de démontrer que ceci est individualiste et, que cela ne l’est pas. Cependant, pour qu’on me comprenne et que je me comprenne moi-même, il faut indiquer, à peu près, ce que j’entends par individualisme... Entre le sens si étroit et si pur du mot qu’il n’y a jamais eu d’individualiste et que Diogène peut refuser ce nom même à son maître Antisthène, et le sens large, immense, infini où M. Charles Maurras lui-même devient un individualiste puisqu’il s’exprime autrement que son voisin aussi royaliste que lui, il y a un certain nombre de sens intermédiaires qui sont les seuls intéressants parce que, seuls, ils disent quelque chose. Dire tout, puisque c’est tout confondre, c’est une façon de ne rien dire. Ainsi, je ne puis pas définir parce qu’individualiste. Mais je dois indiquer dans quel sens je prends, maintenant, le mot individualisme. Je ne prendrai pas le mot dans le même sens que M. Clemenceau. Je ne le prendrai pas dans le même sens que les bourgeois qui vantent leur individualisme. Et même, si des camarades sont surtout préoccupés de questions économiques, je ne me rencontrerai pas avec eux. Je pourrais prendre aussi le mot individualiste dans un sens métaphysique, je pourrais chercher quelle est l’essence de l’individu. Je ne me dirigerai pas non plus de ce côté... Je négligerai donc individualisme bourgeois, individualisme économique, individualisme métaphysique. J’examinerai seulement les différentes sortes, ou plutôt différentes sortes - car je ne suis pas sûr de faire une énumération complète - de l’individualisme éthique.
J’ai employé le mot « éthique », mot savant et peu connu, plutôt que « moral », qui est le mot connu, le mot courant. Parce que je n’aime pas ce dernier terme ou ce qu’il représente à mes yeux. Je considère « éthique » comme le nom d’un genre où je distingue deux espèces : les morales et les sagesses. Et, au nom des sagesses, je condamne les morales. Beaucoup d’individualistes, d’ailleurs, se sont déclarés immoralistes. Je me déclare quelquefois immoraliste. A condition qu’on entende bien que, par cette déclaration, je ne renonce pas à rendre logique et rythmée la conduite de ma vie, Mais j’essaie de rythmer la conduite de ma vie par la sagesse et non par la morale... C’est donc un certain nombre de sagesses individualistes que je vais essayer de distinguer ce soir. Les sagesses individualistes, les individualismes éthiques sont des méthodes pour se réaliser soi-même. Elles nous donnent sur nousmêmes un certain pouvoir. Mais nul pouvoir n’existe qui ne s’appuie sur un savoir. Aussi, très divergentes bientôt, les sagesses individualistes partent pourtant d’un même point. Tout individualisme éthique commence par la formule de Socrate : « Connais-toi toi-même ».
Lorsque Socrate dit : « Connais-toi toi-même », il veut que je me connaisse, non pas métaphysiquement, non pas dans mon essence, non pas dans ce qui est insaisissable, mais dans ce qui est saisissable ; il veut que je sache ce que je suis, ce que je veux et ce que je peux. La connaissance individualiste de moi-même comprend la double critique de ma volonté et de ma puissance.
Aujourd’hui, c’est surtout par la façon dont ils dirigent la critique de la volonté et la critique du désir que je classerai les divers individualismes qui m’intéressent... Lorsque je me demande ce que je suis, les réponses que je fais sont différentes suivant le moment ou suivant mon tempérament. Historiquement je crois distinguer quatre réponses principales. Je puis prendre parti pour la vie, comme dit Nietzsche, ou je puis prendre parti pour l’humanité. Je puis répondre « Je suis un vivant » ou « Je suis un homme ». Vous devinerez sans peine que, selon que je ferai l’une ou l’autre de ces réponses, mon individualisme sera très différent. Mais, lorsque j’ai répondu « Je suis un vivant » ou « Je suis un homme », je ne suis pas au bout de mes hésitations. Ceux qui se répondent « Je suis un vivant » se demandent quelle est la plus profonde volonté du vivant, la plus profonde tendance de la vie - car c’est cela qu’ils veulent réaliser. Ceux qui se répondent « Je suis un homme » se demandent quelle est la caractéristique de l’homme, ce qu’il y a de plus particulier dans l’homme, de plus humain, de plus noble - car c’est cela qu’ils veulent réaliser. Schématiquement, nous pouvons trouver encore, chez les uns et chez les autres, deux tendances différentes.
Les individualistes de la vie, de la volonté de vie, les individualistes du plus profond, comme les individualistes de la volonté d’humanité, les individualistes du plus noble, se divisent les uns et les autres en deux catégories. Quand-je dis " Je suis un vivant » et que je me demande ce qu’il y a de plus profond chez le vivant, si je m’appelle Nietzsche ou, vingt-quatre siècles auparavant, si je m’appelle Calliclès, je réponds : « Ce qu’il y a de plus profond chez le vivant, c’est la volonté de puissance, la volonté de domination ». D’autres disent :
« Ce qu’il y a de plus profond dans le vivant, c’est l’amour du plaisir ». Pour la simplicité de l’exposition, sans nous préoccuper des détails et sans chercher à classer selon l’époque ou selon l’étage, nous appellerons nietzschéisme - parce que Nietzsche est le plus célèbre parmi ceux qui ont pris ce parti - l’individualisme de la volonté de puissance ; et nous appellerons épicurisme - puisque Epicure est le plus célèbre de ceux de cette tendance - l’individualisme de l’amour du plaisir... Ceux qui ont dit : « C’est un homme que je veux être » se divisent aussi en deux tendances. Les uns veulent qu’en eux ce soit la raison qui domine, les autres que ce soit le cœur. Ici aussi, sans nous occuper des époques, nous appellerons stoïciens ceux qui songent à se conduire suivant leur raison, et nous appellerons les autres tolstoiens.
Voici donc quatre formes de l’individualisme éthique bien différentes, an premier aspect du moins, entre lesquelles nous trouverions bien des formes intermédiaires. Nous pouvons distinguer : volonté de puissance, volonté de plaisir, volonté de raison, volonté de cœur. L’une ou l’autre de ces formes de l’individualisme nous paraîtra-t-elle décisivement supérieure ? nous paraîtra-t-elle tout à fait complète ? Y en a-t-il qui réponde entièrement à nos désirs ?
Le nietzschéisme, l’individualisme de la volonté de puissance, au moins à le prendre grossièrement, n’est individualiste qu’au départ... A qui ne respecte pas disais-je un jour à des nietzschéens qui me refusaient le titre d’individualiste - tous les individus, je refuse le nom d’individualiste. Or, le nietzschéisme ne respecte pas tous les individus. Morale de maître, il admet nécessairement des esclaves. Nietzsche a dit lui-même insolemment :« Pour tout renforcement, pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce d’asservissement. » Et il demande à plusieurs : « Es-tu quelqu’un qui avait le droit de s’échapper d’un joug ? II y en a, qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion. » Le nietzschéisme écrase un certain nombre d’individus ; il ne respecte pas tous les individus ; en un certain sens, il renonce à l’individualisme... Mais 1e maître luimême restera-t-il un individu ? Le maître dépend de l’image que l’esclave se fait de lui ; il ne reste le maître qu’à condition de frapper l’esprit de l’esclave soit de terreur, soit d’amour et de le tromper. Cette nécessité ne le fait-elle pas dépendant et esclave de tous les esclaves ?
Auguste, l’un des hommes les plus habiles dans la morale des maîtres, dit sur son lit de mort : « Applaudissez, mes amis, la comédie est finie. » Est-ce que vous croyez qu’un homme qui, toute sa vie, joue la comédie, est un homme libre ? Croyez-vous qu’il soit un individu ? Rien ne fausse notre pensée comme le mensonge à notre pensée. Celui qui essaie d’exprimer exactement, qui essaie de dire sa pensée vraie, a beaucoup de peine à ne pas la déformer dans l’expression. Croyez-vous que celui qui s’applique à la déformer dans l’expression ne la déformera pas ensuite dans la réalité ? Croyez-vous que son mensonge ne dévorera pas sa vérité et que son masque ne rongera pas son visage ?... L’individualiste de la volonté de puissance, s’il se joue dans l’abstrait, je ne sais ce qu’il devient, Nietzsche n’a jamais fait de politique, - mais, s’il se joue dans le concret, s’il essaye de vivre sa doctrine, il devient le plus servile des hommes, l’esclave de tous ses esclaves. Le nietzschéisme ne me satisfait pas puisqu’il me rend moins individu que bien des doctrines qui ne se croient pas individualistes. Vais-je trouver le salut ou du moins une satisfaction plus grande dans l’épicurisme, dans la doctrine de la volonté de plaisir ?
S’il s’agissait de courir au plaisir dès qu’il se montre, de courir à n’importe quelle volupté, je serais encore bien esclave. Je me jetterais souvent sur un appât qui cacherait un piège et déclencherait un ressort de douleur ; je passerais ma vie dans les regrets, dans l’inquiétude, dans les tourments. Mais aucun individualiste n’a entendu ainsi l’amour du plaisir. Le plus ancien historiquement, le fondateur de la doctrine, Aristippe, déclare déjà que la grande vertu du philosophe est la maîtrise de soi. Il disait : « Je possède Laïs : elle ne me possède pas. » Cette maîtrise de soi peut créer une certaine liberté et un individualisme durable... Epicure va beaucoup plus loin. L’analyse des désirs telle qu’Epicure l’a faite est un des chefs-d’œuvre de la philosophie de tous les temps. Epicure distingue en nous trois sortes de désirs. Les uns sont naturels et nécessaires, comme le besoin de manger ou comme la soif. D’autres sont naturels sans être nécessaires, comme le désir de varier mes aliments. D’autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, comme le désir de porter un bout de ruban à sa boutonnière ou d’asseoir ses fesses sur un fauteuil d’Académie.
Epicure nous dit : II faut satisfaire les désirs naturels et nécessaires. En les satisfaisant nous obtenons des plaisirs absolus, des plaisirs qui ne peuvent pas être augmentés. J’ai faim et je mange selon ma faim ; j’ai soif et je bois selon ma soif : voilà des plaisirs inaugmentables. Mais si nous nous en tenons aux désirs naturels et nécessaires, il faut si peu de chose pour être heureux. Les désirs naturels et non nécessaires, comme l’amour, comme le goût de la variété dans les aliments ou les boissons, ne nous donnent pas un plaisir réel ; ils apportent de la variété dans le plaisir, mais ne créent pas de plaisirs nouveaux. Il faut les satisfaire quand l’occasion nous offre facilement leur objet ; il faut les mépriser dès qu’ils nous engageraient dans quelque embarras et dans quelque difficulté... Les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires sont nos ennemis. Ceux-là, il faut nous en débarrasser complètement. Sans quoi nous ne pouvons espérer aucun bonheur ni aucune liberté... Cette méthode, dit Epicure, nous rendra heureux autant que peuvent l’être les dieux que nous imaginons. Lorsque je n’ai pas faim et que je n’ai pas d’indigestion, lorsque j’ai mangé à ma faim et pas plus que ma faim, lorsque je n’ai pas soif, lorsque je ne souffre de rien, lorsque je n’ai ni trop chaud ni trop froid, je suis un être parfaitement heureux.
Pourquoi suis-je parfaitement heureux ? Parce que le bonheur est l’activité naturelle de tout notre être. C’est l’activité naturelle et facile de tous nos. organes, organes physiques d’abord, organes internes ensuite... D’après Epicure, les plaisirs du corps sont premiers. Les joies de l’esprit ne peuvent venir qu’ensuite ; elles s’appuient, comme sur une base nécessaire, sur les plaisirs de corps. Notre esprit n’est d’une activité belle et joyeuse que si notre corps a reçu les faciles satisfactions qu’il exige. Cependant, ces plaisirs de l’esprit, fils des plaisirs du corps, sont des fils plus grands que leurs pères. Et voici qu’Epicure arrive, grâce à la doctrine de ce qu’il appelle le plaisir constitutif, à supprimer toute douleur. Nous supprimons d’abord la douleur en satisfaisant les désirs naturels et nécessaires. Mais si, par hasard, nous ne les pouvons satisfaire, pourvu que nous soyons montés jusqu’où monte Epicure, nous restons encore heureux. Si j’éprouve une douleur dans une partie de mon corps, cela ne m’empêche pas d’avoir d’autres organes qui agissent librement et dont je puis jouir. Sur ces organes je porte mon attention au lieu de la donner stupidement à l’organe qui souffre... N’élargissons pas nos maux inévitables. Pas de malheur suggéré et artificiel. Il y a toujours en nous des joies multiples et c’est à ces joies qu’il faut nous donner, non aux douleurs. Etres complexes, penchonsnous, pour la cueillir, vers la richesse de nos joies et laissons se faner, négligée, la pauvreté de nos douleurs...
L’épicurien arrive à accumuler ses plaisirs, à jouir de tous ses bonheurs d’hier comme de ceux d’aujour-d’hui et de demain. Sous cette immensité de bonheur, il cache les petites douleurs qu’il ne peut éviter, ou plutôt il en fait encore de la joie. Dans cet océan de joie, une goutte d’amertume ne peut qu’augmenter le bonheur en lui donnant une saveur plus piquante. Ainsi l’épicurisme bien compris, élevé jusqu’où l’élève Epicure, c’est, en effet, le bonheur continuel, la liberté d’esprit continuelle, l’indéfectible individualisme.
Soit parce que certains Epicuriens avilissaient la doctrine d’Epicure, soit parce qu’il y avait quelque chose d’un peu équivoque dans les mots dont le maître même se servait, d’autres individualistes ont combattu cette doctrine. Les Stoïciens se sont toujours dressés contre les Epicuriens... Les Stoïciens veulent qu’on obéisse à la raison et non au plaisir. Remarquez que l’obéissance au plaisir, après l’analyse du désir telle qu’elle a été faite par Epicure, est bien aussi soumission à la raison. Le stoïcisme et l’épicurisme diffèrent dans les mots plus que dans les choses... Le Stoïcien veut que j’obéisse à ma raison. De même que la recherche du plaisir direct et certain épicurisme compris d’une façon étroite ne me laisserait aucune liberté ; de même le stoïcisme, compris d’une manière étroite, ne me laisserait ni grande liberté ni grand individualisme. Mais les grands Stoïciens : Zenon, Cléanthe, Epictète ne l’ont pas compris ainsi. Encore qu’ils mettent l’accent sur l’obéissance à la raison, ils sont des êtres complets, ils sont des hommes. Quand la raison ne s’y oppose pas, qui doit tout régler, ils veulent que nous obéissions aussi à nos instincts et à notre cœur.
Qu’est-ce que la raison commande, d’après les Stoïciens ? D’être harmonieux, de suivre la nature. Mais la nature humaine est chose complexe et la raison elle-même nous éloigne de supprimer nos richesses... Les Stoïciens disaient : « L’homme est naturellement ami de l’homme. » Qu’est-ce que cette façon de comprendre la nature sinon l’obéissance au cœur ? Les Stoïciens disaient que nous devons être des harmonies. Une harmonie ne se forme pas d’une seule note, d’une seule tendance ; nous devons donc concilier en nous des tendances multiples. Seulement, les Stoïciens veulent que nous établissions une puissante hiérarchie intérieure et que nous maintenions la raison au-dessus de tout. Ces Stoïciens, par exemple, qu’on accuse de manquer de cœur, ont les premiers inventé le mot charité, mot devenu bien laid, devenu, dans la décadence chrétienne, le synonyme de l’aumône, avilissante pour deux êtres. Mais primitivement charité signifie grâce, exprime l’amour avec tout, son cortège de spontanéités et de sourires. Ce sont les Stoïciens qui, les premiers - je traduis mot à mot une parole de Cicéron - ont inventé « la vaste charité du genre humain », c’est-à-dire l’amour pour tous les hommes.
Epicure donnait une grande place au cœur. Les Epicuriens sont célèbres par leurs amitiés... Seulement l’Epicurien n’aime que ses amis, tandis que le Stoïcien répand sur tous les hommes son cœur généreux. Vous voyez combien les Stoïciens se rapprochent de ceux que j’appelais tout à l’heure les Tostoïens, de ceux qui cherchent dans leur cœur la chaleur de la vérité... A comprendre l’épicurisme étroitement, on supprimerait le cœur et la raison. A comprendre étroitement le stoïcisme, on supprimerait le cœur et l’instinct. A comprendre étroitement le tolstoïsme, on supprimerait l’instinct et la raison. Mais jamais, sauf des disciples naïfs et étroits ou des ennemis partiaux, personne n’a compris ainsi une grande doctrine... Tolstoï, tout en faisant appel au cœur, accorde une grande place à la raison, à la critique, à la lumière II n’y a pas dans l’être humain de chaleur véritable sans lumière, ni de lumière véritable sans chaleur. Nous ne pouvons pas admettre l’une quelconque de ces doctrines prise dans un sens étroit et exclusif. Mais n’importe laquelle, si nous lui laissons le sourire, la largeur, l’équilibre que lui ont donné ses meilleurs partisans nous conduit à la vérité individuelle... Le parti pris, chez les doctrinaires, est certainement dans les mots plus que dans les choses. Ils discutent parce que les uns mettent l’accent ici et que les autres le mettent là. Qu’importe s’ils arrivent à la vérité totale...
« Je veux être un homme complet. Je veux être, dans un corps d’homme, une vérité d’homme, une lumière et une chaleur d’homme, un cœur et une raison d’homme. » II faut arriver à s’harmoniser. Il faut arriver à trouver tout en soi et à tout respecter. Telle est bien la pensée des premiers Stoïciens lorsqu’ils conseillaient : Vis harmonieusement. » Peu importe la forme d’individualisme d’où je pars si j’arrive au sommet d’où l’on voit tout l’horizon. Pendant que je monte je suis sur une côte ou sur l’autre ; une partie du sommet me reste cachée. Mais, par les différents sentiers sur les deux côtés, on arrive à la crête hautaine d’où se découvre tout l’horizon et toute la vaste vérité... Même le nietzschéisme que nous semblons avoir rejeté complètement pourrait se défendre. Nietzsche s’est arrêté en chemin. Qui nous empêche de continuer la route négligée ? Le chemin que Nietzsche n’a pu finir, ceux qui se sentent attirés vers le sentier de Nietzsche, qu’ils l’achèvent donc. Il y a une façon de comprendre la volonté de puissance qui est très belle ; il y a même plusieurs façons très belles et très complètes de la comprendre. La volonté de puissance, erreur si elle doit s’exercer brutalement sur d’autres hommes, devient vérité si c’est moi-même que je veux dominer, que je veux créer. Elle devient aussi vérité si cette domination je veux l’exercer sur la nature des choses et non plus sur mes semblables. Voici deux méthodes pour continuer Nietzsche, le compléter, le rendre un aussi bel individualiste qu’Epicure ou que les grands Stoïciens et les grands cœurs... Que chacun prenne, suivant son tempérament et les dominantes de sa jeunesse, le chemin qui lui agrée. Pourvu que sa vaillance dure et qu’il ne se laisse pas tomber aux premières étapes, il arrivera au sommet, il arrivera à la vérité totale, à la liberté rythmée de son cœur et de sa raison. II arrivera à l’harmonie complète de l’individualiste complet.
Han Ryner

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