* * *
L’individualisme,
conception réaliste, vériste, ignore le droit comme le devoir et ne
connaît que des intérêts et, des volontés servis par des forces.
« Faites-vous forts pour être libres », dit-il aux hommes. Ainsi
donc les prolétaires - les faibles actuels, de par l’ignorance qui
les enserre, - en reconnaissant l’existence du droit, donnent dans
la, même duperie qu’en proclamant la vie sacrée. Ils n’ont rien
à attendre des maîtres de l’autorité possédante ni de ceux de
l’autorité représentative. Ergoter sur le droit est du temps
perdu, c’est-à-dire la vie perdue. Ils n’auront jamais le droit
pour eux tant qu’ils se montreront faibles. S’ils veulent
s’émanciper et se satisfaire, c’est en se faisant forts et en
mettant leur force en action au service de leur intérêt de leurs
intérêts communs - qu’ils y parviendront.
Le droit et
le devoir, en régime de liberté, d’anarchie, feraient place aux
conventions entre individus ou associations. Les individus se
reconnaîtraient peutêtre, si l’on veut utiliser ces mots, des
devoirs et des droits, mais combien, pris dans notre sens strictement
utilitaire, relatif et variable, d’obligation volontaire et de
rémunération, ces vocables sont éloignés de la signification
qu’ils ont dans la mentalité des religieux ! Cette libre justice,
effectivement contractuelle, variant avec les individus et les
groupements, selon les intérêts et les affinités, a bien son point
de départ dans l’individu, dans chaque moi, et elle lui est
soumise. Les individus qui pratiqueraient cette justice, relative ne
seraient pas des religieux de La Justice, ce seraient des hommes
libres instaurant la toujours muable justice égoïste.
C’est d’un
premier acte collectif de justice égoïste que résultera le
renversement de la société capitaliste, quand les prolétaires
auront enfin compris et appliqué cette idée que leur suggère Max
Stirner dans L’Unique et sa propriété : « Les ouvriers disposent
d’une puissance formidable ; qu’ils parviennent à s’en rendre
bien compte et décident à en user, rien ne pourra leur résister :
i1 suffirait qu’ils cessent tout travail et s’approprient tous
les produits, ces produits de leur travail qu’ils s’apercevraient
être à eux, comme ils viennent d’eux. »
Insoumis à
la contrainte du devoir et débarrassé de la trompeuse confiance
dans le droit, voilà l’individu capable de liberté, car il a pris
conscience de sa force. Il peut évoluer sans crainte au sein des
forces associées ou adverses. Mais rien ne permet de supposer que
dans un milieu où cette sagesse est conçue et vécue il y ait des
forces ennemies, puisque l’antagonisme naît de deux causes qui
seraient disparues avec l’autorité : le fanatisme et le malaise
économique. L’intérêt bien compris de chaque égoïsme fait
qu’il n’y a plus que des forces associées. La concurrence
s’harmonise. Les hommes sont devenus aptes à l’association
individualiste,
La présente
étude a été conçue avec l’objet de donner un aperçu succinct
de la doctrine de l’individualisme libertaire et de démontrer que,
contrairement au préjugé qui représente l’individualisme comme
opposé à toute entente avec autrui, à toute association, la
conséquence pratique de la philosophie individualiste est
l’association, mais une association sans pareille jusqu’à ce
jour, où l’un des associés n’aura ni la tentation, ni la
possibilité de « rouler » les autres. On a déjà pu se rendre
compte, par l’analyse que nous avons faite de l’individu et de
ses rapports avec autrui, que l’association des hommes libérés de
droit et de devoir est concevable, et reconnaître que ce genre
d’association doit être logiquement le but des efforts des hommes
intelligents. Il nous reste à donner une idée théorique aussi
précise que possible de ce que serait cette association.
La société
capitaliste que nous subissons actuellement est une forme
d’association autoritaire, anti-individualiste, où la solidarité
est obligatoire (ce qui explique que J.-H. Mackay la qualifie de
communiste), comme en témoignent toutes les institutions sociales :
législatives, judiciaires, propriétaires, militaires, patriales,
etc., etc. Grâce à la logomachie où se complaisent les partis
politiques, les collectivistes la qualifient d’individualiste de
par la fausse, acception du mot « individualisme » signalée au
début de cette étude, et ils évitent soigneusement d’ajouter la
qualification complémentaire : « autoritaire » ou « bourgeoise »,
parce que cela consacrerait une distinction là où ils ont intérêt
à établir une confusion.
Une société
usurpatrice comme la société capitaliste est vouée à la mort que
lui donneront ses prolétaires dès qu’ils en auront la force. La
société collectiviste est une autre forme d’association
autoritaire, également anti-individualiste, dont la contrainte
solidariste se présenterait sous d’autres formes, évidemment,
mais n’en existerait pas moins. Son joug se ferait sentir d’une
manière moins féroce : on y paierait moins en mots et plus en
subsistances, mais on y supporterait encore, vraisemblablement, des
parasites.
Pourrons-nous
éluder la période collectiviste pour passer directement à
l’association individualiste ? Ou bien sommes-nous destinés par la
nature même de notre évolution à connaître le joug décadent du
collectivisme ? C’est le secret de demain. Cette dernière
hypothèse, pourtant, paraît probable. En ce cas, notre intérêt
s’exprimerait dans le souhait de sa proche réalisation, -
d’ailleurs préparée, semblet-il, par le capitalisme lui-même en
œuvres organiques, - car cette société aurait ceci d’excellent
pour les individus aspirant à l’autonomie, que ses cadres et ses
rouages autoritaires seraient relativement faibles et faciles à
briser et qu’elles tiendraient prêtes pour le moment de
l’affranchissement véritable les organisations de production,
d’échange et de consommation nécessaires à l’existence de
l’association individualiste. La victoire du collectivisme sur le
capitalisme attesterait simplement le désir d’émancipation qui
aurait mû imparfaitement le prolétariat. Cependant, et bien qu’il
laissât subsister encore des parasites, le collectivisme réalisé
marquerait une étape dans la marche vers le seul idéal capable
d’être soumis à l’individu, représentant exclusivement sa
chose sociale et duquel il ne puisse jamais devenir la chose :
l’association individualiste, - l’ « association des égoïstes
».
* * *
Nous avons
vu que l’individualisme est nettement opposé à l’association
obligatoire qu’impose l’État d’aujourd’hui et qu’imposera
celui de demain, mais il accepte, que dis-je, sienne propre est
l’association librement contractée entre individus. A
l’association obligatoire il oppose l’association libre.
L’individualiste ne veut point servir à l’association considérée
comme fin, sacrifier quoi que ce soit de son individualité à
l’intérêt illusoire de l’association, -principe socialiste et
autoritaire. Mais il veut que l’association lui serve, à lui,
individu se considérant comme fin. ; il veut l’employer selon son
intérêt réel, - principe individualiste et libertaire. En résumé,
l’association est pour lui un moyen de sa vie, et non le but de sa
vie.
Avec le
socialisme, religion de La Société (socialisme capitaliste
d’aujourd’hui, expression cynique de l’égoïsme asservisseur
du bourgeois actuel, du bourgeois possédant - ou socialisme
collectiviste de demain, expression voilée du même égoïsme
asservisseur de nouveaux bourgeois, les représentants mués en
dirigeants), l’individu est sacrifié, au nom d’un prétendu
intérêt général ou collectif absolument illusoire, à l’intérêt
des possédants ou des dirigeants, des maîtres, des forts, en un mot
des puissants. A lui de se rendre aussi fort et aussi puissant que
ceux-ci, il lui suffira d’en avoir la volonté agissante pour le
devenir ; alors il sera son propre maître, le maître de soi, et,
par surcroît, avec la généralisation d’une telle attitude,
d’elle-même l’harmonie sera établie dans la société.
* * *
Sous le
régime socialiste (capitaliste ou collectiviste), préconisé par
les prêtres de l’idée religieuse de Société, la prospérité de
l’association est le but de la vie de l’individu, la vie de
l’individu est le moyen de l’association. Les profiteurs sont
dans la coulisse. Avec l’individualisme libertaire, l’individu,
enfin irréligieux, n’a plus à s’immoler à l’association,
puisqu’il n’y participe que dans la mesure de sa libre volonté
et suivant ses besoins. La prospérité de sa vie est le but de son
association, son association est le moyen de sa vie. Les profiteurs
disparaissent.
Le sacrifice
de l’individu au fantôme Société s’obtient par un de ces
bluffs qui nécessitent chez la victime un « poirisme » absolu : il
consiste dans la « subordination de l’intérêt particulier à
l’intérêt général ».
L’intérêt
général - abstraction.- ne devrait jamais être en discordance avec
les intérêts particuliers, dont il devrait être l’exacte
expression dans un monde bien organisé ; mais en ce cas il serait
inutile de l’invoquer. L’intérêt général est donc un mensonge
: il n’existe que des intérêts particuliers. Admettons cependant
un instant son existence. Il y a bien actuellement divergence entre
le prétendu intérêt général invoqué pour obtenir le sacrifice
de l’individu - et l’intérêt de celui-ci. Une preuve de cette
vérité repose dans ce fait, que les moralistes enseignent aux
hommes à « voir plus haut que leur petite personnalité » et.
qu’ils disent carrément que « le bon citoyen doit subordonner son
intérêt personnel à l’intérêt général » (à l’intérêt
de La Société, de La Patrie, etc.). Mais cherchez ce que dissimule
cet « intérêt général » : les intérêts particuliers des
maîtres, de leurs prêtres et autres valets associés dans l’État.
L’État n’est qu’une ridicule église où l’on dit des messes
à la « raison collective », l’État est encore une «
association de malfaiteurs ».
Chaque fois
que votre intérêt personnel est en désaccord avec l’intérêt
général qu’on vous oppose et auquel on veut vous sacrifier,
prolétaires, il vous appartient de rechercher quels, parasites
bénéficient de la différence : traduite en pécune, elle entre
dans leurs coffres-forts.
Enfin, il
n’est nul besoin d’insister sur ce que nul ne s’avise de
contester, à savoir : que l’homme est un animal naturellement
sociable, non seulement par besoin moral et sentimental, mais encore
physique, économique et intellectuel. Il est inutile de répéter ce
que chacun sait : que l’association multiplie les jouissances de
l’homme en même temps qu’elle diminue ses peines. Tant par
intérêt réfléchi que par tendance instinctive, l’association se
présente donc à. ’l’individu comme un moyen de vivre d’une
vie plus large et plus haute.
La sagesse
individualiste ne portera pas l’homme à répudier le principe
d’association sous le prétexte que jusqu’à ce jour on en a
dénaturé le sens, mais, au contraire, elle l’incitera à
organiser son association de telle manière qu’elle soit sa chose
et qu’il ne puisse être sacrifié au nom de cette chose à
l’intérêt d’autrui.
Manuel
Devaldès
N. B. - Cet
exposé de l’individualisme égoïste de philosophie stirnérienne
est le résumé de mes Réflexions sur l’Individualisme écrites
vers 1900 et publiées en 1910. Comme on le verra par l’étude que
je donne plus loin sur leSocialisme individualiste, je me suis,
depuis, détaché de cette tendance, tout en demeurant, selon moi,
foncièrement individualiste. -- M. D.
INDIVIDUALISME
(Anarchisme-harmonique)
Je ne
définirai pas l’individualisme. Pour ne pas être tenté, en
partant de ma définition, de démontrer que ceci est individualiste
et, que cela ne l’est pas. Cependant, pour qu’on me comprenne et
que je me comprenne moi-même, il faut indiquer, à peu près, ce que
j’entends par individualisme... Entre le sens si étroit et si pur
du mot qu’il n’y a jamais eu d’individualiste et que Diogène
peut refuser ce nom même à son maître Antisthène, et le sens
large, immense, infini où M. Charles Maurras lui-même devient un
individualiste puisqu’il s’exprime autrement que son voisin aussi
royaliste que lui, il y a un certain nombre de sens intermédiaires
qui sont les seuls intéressants parce que, seuls, ils disent quelque
chose. Dire tout, puisque c’est tout confondre, c’est une façon
de ne rien dire. Ainsi, je ne puis pas définir parce
qu’individualiste. Mais je dois indiquer dans quel sens je prends,
maintenant, le mot individualisme. Je ne prendrai pas le mot dans le
même sens que M. Clemenceau. Je ne le prendrai pas dans le même
sens que les bourgeois qui vantent leur individualisme. Et même, si
des camarades sont surtout préoccupés de questions économiques, je
ne me rencontrerai pas avec eux. Je pourrais prendre aussi le mot
individualiste dans un sens métaphysique, je pourrais chercher
quelle est l’essence de l’individu. Je ne me dirigerai pas non
plus de ce côté... Je négligerai donc individualisme bourgeois,
individualisme économique, individualisme métaphysique.
J’examinerai seulement les différentes sortes, ou plutôt
différentes sortes - car je ne suis pas sûr de faire une
énumération complète - de l’individualisme éthique.
J’ai
employé le mot « éthique », mot savant et peu connu, plutôt que
« moral », qui est le mot connu, le mot courant. Parce que je
n’aime pas ce dernier terme ou ce qu’il représente à mes yeux.
Je considère « éthique » comme le nom d’un genre où je
distingue deux espèces : les morales et les sagesses. Et, au nom des
sagesses, je condamne les morales. Beaucoup d’individualistes,
d’ailleurs, se sont déclarés immoralistes. Je me déclare
quelquefois immoraliste. A condition qu’on entende bien que, par
cette déclaration, je ne renonce pas à rendre logique et rythmée
la conduite de ma vie, Mais j’essaie de rythmer la conduite de ma
vie par la sagesse et non par la morale... C’est donc un certain
nombre de sagesses individualistes que je vais essayer de distinguer
ce soir. Les sagesses individualistes, les individualismes éthiques
sont des méthodes pour se réaliser soi-même. Elles nous donnent
sur nousmêmes un certain pouvoir. Mais nul pouvoir n’existe qui ne
s’appuie sur un savoir. Aussi, très divergentes bientôt, les
sagesses individualistes partent pourtant d’un même point. Tout
individualisme éthique commence par la formule de Socrate : «
Connais-toi toi-même ».
Lorsque
Socrate dit : « Connais-toi toi-même », il veut que je me
connaisse, non pas métaphysiquement, non pas dans mon essence, non
pas dans ce qui est insaisissable, mais dans ce qui est saisissable ;
il veut que je sache ce que je suis, ce que je veux et ce que je
peux. La connaissance individualiste de moi-même comprend la double
critique de ma volonté et de ma puissance.
Aujourd’hui,
c’est surtout par la façon dont ils dirigent la critique de la
volonté et la critique du désir que je classerai les divers
individualismes qui m’intéressent... Lorsque je me demande ce que
je suis, les réponses que je fais sont différentes suivant le
moment ou suivant mon tempérament. Historiquement je crois
distinguer quatre réponses principales. Je puis prendre parti pour
la vie, comme dit Nietzsche, ou je puis prendre parti pour
l’humanité. Je puis répondre « Je suis un vivant » ou « Je
suis un homme ». Vous devinerez sans peine que, selon que je ferai
l’une ou l’autre de ces réponses, mon individualisme sera très
différent. Mais, lorsque j’ai répondu « Je suis un vivant » ou
« Je suis un homme », je ne suis pas au bout de mes hésitations.
Ceux qui se répondent « Je suis un vivant » se demandent quelle
est la plus profonde volonté du vivant, la plus profonde tendance de
la vie - car c’est cela qu’ils veulent réaliser. Ceux qui se
répondent « Je suis un homme » se demandent quelle est la
caractéristique de l’homme, ce qu’il y a de plus particulier
dans l’homme, de plus humain, de plus noble - car c’est cela
qu’ils veulent réaliser. Schématiquement, nous pouvons trouver
encore, chez les uns et chez les autres, deux tendances différentes.
Les
individualistes de la vie, de la volonté de vie, les individualistes
du plus profond, comme les individualistes de la volonté d’humanité,
les individualistes du plus noble, se divisent les uns et les autres
en deux catégories. Quand-je dis " Je suis un vivant » et que
je me demande ce qu’il y a de plus profond chez le vivant, si je
m’appelle Nietzsche ou, vingt-quatre siècles auparavant, si je
m’appelle Calliclès, je réponds : « Ce qu’il y a de plus
profond chez le vivant, c’est la volonté de puissance, la volonté
de domination ». D’autres disent :
« Ce qu’il
y a de plus profond dans le vivant, c’est l’amour du plaisir ».
Pour la simplicité de l’exposition, sans nous préoccuper des
détails et sans chercher à classer selon l’époque ou selon
l’étage, nous appellerons nietzschéisme - parce que Nietzsche est
le plus célèbre parmi ceux qui ont pris ce parti - l’individualisme
de la volonté de puissance ; et nous appellerons épicurisme -
puisque Epicure est le plus célèbre de ceux de cette tendance -
l’individualisme de l’amour du plaisir... Ceux qui ont dit : «
C’est un homme que je veux être » se divisent aussi en deux
tendances. Les uns veulent qu’en eux ce soit la raison qui domine,
les autres que ce soit le cœur. Ici aussi, sans nous occuper des
époques, nous appellerons stoïciens ceux qui songent à se conduire
suivant leur raison, et nous appellerons les autres tolstoiens.
Voici donc
quatre formes de l’individualisme éthique bien différentes, an
premier aspect du moins, entre lesquelles nous trouverions bien des
formes intermédiaires. Nous pouvons distinguer : volonté de
puissance, volonté de plaisir, volonté de raison, volonté de cœur.
L’une ou l’autre de ces formes de l’individualisme nous
paraîtra-t-elle décisivement supérieure ? nous paraîtra-t-elle
tout à fait complète ? Y en a-t-il qui réponde entièrement à nos
désirs ?
Le
nietzschéisme, l’individualisme de la volonté de puissance, au
moins à le prendre grossièrement, n’est individualiste qu’au
départ... A qui ne respecte pas disais-je un jour à des
nietzschéens qui me refusaient le titre d’individualiste - tous
les individus, je refuse le nom d’individualiste. Or, le
nietzschéisme ne respecte pas tous les individus. Morale de maître,
il admet nécessairement des esclaves. Nietzsche a dit lui-même
insolemment :« Pour tout renforcement, pour toute élévation du
type homme, il faut une nouvelle espèce d’asservissement. » Et il
demande à plusieurs : « Es-tu quelqu’un qui avait le droit de
s’échapper d’un joug ? II y en a, qui perdent leur dernière
valeur en quittant leur sujétion. » Le nietzschéisme écrase un
certain nombre d’individus ; il ne respecte pas tous les individus
; en un certain sens, il renonce à l’individualisme... Mais 1e
maître luimême restera-t-il un individu ? Le maître dépend de
l’image que l’esclave se fait de lui ; il ne reste le maître
qu’à condition de frapper l’esprit de l’esclave soit de
terreur, soit d’amour et de le tromper. Cette nécessité ne le
fait-elle pas dépendant et esclave de tous les esclaves ?
Auguste,
l’un des hommes les plus habiles dans la morale des maîtres, dit
sur son lit de mort : « Applaudissez, mes amis, la comédie est
finie. » Est-ce que vous croyez qu’un homme qui, toute sa vie,
joue la comédie, est un homme libre ? Croyez-vous qu’il soit un
individu ? Rien ne fausse notre pensée comme le mensonge à notre
pensée. Celui qui essaie d’exprimer exactement, qui essaie de dire
sa pensée vraie, a beaucoup de peine à ne pas la déformer dans
l’expression. Croyez-vous que celui qui s’applique à la déformer
dans l’expression ne la déformera pas ensuite dans la réalité ?
Croyez-vous que son mensonge ne dévorera pas sa vérité et que son
masque ne rongera pas son visage ?... L’individualiste de la
volonté de puissance, s’il se joue dans l’abstrait, je ne sais
ce qu’il devient, Nietzsche n’a jamais fait de politique, - mais,
s’il se joue dans le concret, s’il essaye de vivre sa doctrine,
il devient le plus servile des hommes, l’esclave de tous ses
esclaves. Le nietzschéisme ne me satisfait pas puisqu’il me rend
moins individu que bien des doctrines qui ne se croient pas
individualistes. Vais-je trouver le salut ou du moins une
satisfaction plus grande dans l’épicurisme, dans la doctrine de la
volonté de plaisir ?
S’il
s’agissait de courir au plaisir dès qu’il se montre, de courir à
n’importe quelle volupté, je serais encore bien esclave. Je me
jetterais souvent sur un appât qui cacherait un piège et
déclencherait un ressort de douleur ; je passerais ma vie dans les
regrets, dans l’inquiétude, dans les tourments. Mais aucun
individualiste n’a entendu ainsi l’amour du plaisir. Le plus
ancien historiquement, le fondateur de la doctrine, Aristippe,
déclare déjà que la grande vertu du philosophe est la maîtrise de
soi. Il disait : « Je possède Laïs : elle ne me possède pas. »
Cette maîtrise de soi peut créer une certaine liberté et un
individualisme durable... Epicure va beaucoup plus loin. L’analyse
des désirs telle qu’Epicure l’a faite est un des chefs-d’œuvre
de la philosophie de tous les temps. Epicure distingue en nous trois
sortes de désirs. Les uns sont naturels et nécessaires, comme le
besoin de manger ou comme la soif. D’autres sont naturels sans être
nécessaires, comme le désir de varier mes aliments. D’autres
enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, comme le désir de porter
un bout de ruban à sa boutonnière ou d’asseoir ses fesses sur un
fauteuil d’Académie.
Epicure nous
dit : II faut satisfaire les désirs naturels et nécessaires. En les
satisfaisant nous obtenons des plaisirs absolus, des plaisirs qui ne
peuvent pas être augmentés. J’ai faim et je mange selon ma faim ;
j’ai soif et je bois selon ma soif : voilà des plaisirs
inaugmentables. Mais si nous nous en tenons aux désirs naturels et
nécessaires, il faut si peu de chose pour être heureux. Les désirs
naturels et non nécessaires, comme l’amour, comme le goût de la
variété dans les aliments ou les boissons, ne nous donnent pas un
plaisir réel ; ils apportent de la variété dans le plaisir, mais
ne créent pas de plaisirs nouveaux. Il faut les satisfaire quand
l’occasion nous offre facilement leur objet ; il faut les mépriser
dès qu’ils nous engageraient dans quelque embarras et dans quelque
difficulté... Les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires
sont nos ennemis. Ceux-là, il faut nous en débarrasser
complètement. Sans quoi nous ne pouvons espérer aucun bonheur ni
aucune liberté... Cette méthode, dit Epicure, nous rendra heureux
autant que peuvent l’être les dieux que nous imaginons. Lorsque je
n’ai pas faim et que je n’ai pas d’indigestion, lorsque j’ai
mangé à ma faim et pas plus que ma faim, lorsque je n’ai pas
soif, lorsque je ne souffre de rien, lorsque je n’ai ni trop chaud
ni trop froid, je suis un être parfaitement heureux.
Pourquoi
suis-je parfaitement heureux ? Parce que le bonheur est l’activité
naturelle de tout notre être. C’est l’activité naturelle et
facile de tous nos. organes, organes physiques d’abord, organes
internes ensuite... D’après Epicure, les plaisirs du corps sont
premiers. Les joies de l’esprit ne peuvent venir qu’ensuite ;
elles s’appuient, comme sur une base nécessaire, sur les plaisirs
de corps. Notre esprit n’est d’une activité belle et joyeuse que
si notre corps a reçu les faciles satisfactions qu’il exige.
Cependant, ces plaisirs de l’esprit, fils des plaisirs du corps,
sont des fils plus grands que leurs pères. Et voici qu’Epicure
arrive, grâce à la doctrine de ce qu’il appelle le plaisir
constitutif, à supprimer toute douleur. Nous supprimons d’abord la
douleur en satisfaisant les désirs naturels et nécessaires. Mais
si, par hasard, nous ne les pouvons satisfaire, pourvu que nous
soyons montés jusqu’où monte Epicure, nous restons encore
heureux. Si j’éprouve une douleur dans une partie de mon corps,
cela ne m’empêche pas d’avoir d’autres organes qui agissent
librement et dont je puis jouir. Sur ces organes je porte mon
attention au lieu de la donner stupidement à l’organe qui
souffre... N’élargissons pas nos maux inévitables. Pas de malheur
suggéré et artificiel. Il y a toujours en nous des joies multiples
et c’est à ces joies qu’il faut nous donner, non aux douleurs.
Etres complexes, penchonsnous, pour la cueillir, vers la richesse de
nos joies et laissons se faner, négligée, la pauvreté de nos
douleurs...
L’épicurien
arrive à accumuler ses plaisirs, à jouir de tous ses bonheurs
d’hier comme de ceux d’aujour-d’hui et de demain. Sous cette
immensité de bonheur, il cache les petites douleurs qu’il ne peut
éviter, ou plutôt il en fait encore de la joie. Dans cet océan de
joie, une goutte d’amertume ne peut qu’augmenter le bonheur en
lui donnant une saveur plus piquante. Ainsi l’épicurisme bien
compris, élevé jusqu’où l’élève Epicure, c’est, en effet,
le bonheur continuel, la liberté d’esprit continuelle,
l’indéfectible individualisme.
Soit parce
que certains Epicuriens avilissaient la doctrine d’Epicure, soit
parce qu’il y avait quelque chose d’un peu équivoque dans les
mots dont le maître même se servait, d’autres individualistes ont
combattu cette doctrine. Les Stoïciens se sont toujours dressés
contre les Epicuriens... Les Stoïciens veulent qu’on obéisse à
la raison et non au plaisir. Remarquez que l’obéissance au
plaisir, après l’analyse du désir telle qu’elle a été faite
par Epicure, est bien aussi soumission à la raison. Le stoïcisme et
l’épicurisme diffèrent dans les mots plus que dans les choses...
Le Stoïcien veut que j’obéisse à ma raison. De même que la
recherche du plaisir direct et certain épicurisme compris d’une
façon étroite ne me laisserait aucune liberté ; de même le
stoïcisme, compris d’une manière étroite, ne me laisserait ni
grande liberté ni grand individualisme. Mais les grands Stoïciens :
Zenon, Cléanthe, Epictète ne l’ont pas compris ainsi. Encore
qu’ils mettent l’accent sur l’obéissance à la raison, ils
sont des êtres complets, ils sont des hommes. Quand la raison ne s’y
oppose pas, qui doit tout régler, ils veulent que nous obéissions
aussi à nos instincts et à notre cœur.
Qu’est-ce
que la raison commande, d’après les Stoïciens ? D’être
harmonieux, de suivre la nature. Mais la nature humaine est chose
complexe et la raison elle-même nous éloigne de supprimer nos
richesses... Les Stoïciens disaient : « L’homme est naturellement
ami de l’homme. » Qu’est-ce que cette façon de comprendre la
nature sinon l’obéissance au cœur ? Les Stoïciens disaient que
nous devons être des harmonies. Une harmonie ne se forme pas d’une
seule note, d’une seule tendance ; nous devons donc concilier en
nous des tendances multiples. Seulement, les Stoïciens veulent que
nous établissions une puissante hiérarchie intérieure et que nous
maintenions la raison au-dessus de tout. Ces Stoïciens, par exemple,
qu’on accuse de manquer de cœur, ont les premiers inventé le mot
charité, mot devenu bien laid, devenu, dans la décadence
chrétienne, le synonyme de l’aumône, avilissante pour deux êtres.
Mais primitivement charité signifie grâce, exprime l’amour avec
tout, son cortège de spontanéités et de sourires. Ce sont les
Stoïciens qui, les premiers - je traduis mot à mot une parole de
Cicéron - ont inventé « la vaste charité du genre humain »,
c’est-à-dire l’amour pour tous les hommes.
Epicure
donnait une grande place au cœur. Les Epicuriens sont célèbres par
leurs amitiés... Seulement l’Epicurien n’aime que ses amis,
tandis que le Stoïcien répand sur tous les hommes son cœur
généreux. Vous voyez combien les Stoïciens se rapprochent de ceux
que j’appelais tout à l’heure les Tostoïens, de ceux qui
cherchent dans leur cœur la chaleur de la vérité... A comprendre
l’épicurisme étroitement, on supprimerait le cœur et la raison.
A comprendre étroitement le stoïcisme, on supprimerait le cœur et
l’instinct. A comprendre étroitement le tolstoïsme, on
supprimerait l’instinct et la raison. Mais jamais, sauf des
disciples naïfs et étroits ou des ennemis partiaux, personne n’a
compris ainsi une grande doctrine... Tolstoï, tout en faisant appel
au cœur, accorde une grande place à la raison, à la critique, à
la lumière II n’y a pas dans l’être humain de chaleur véritable
sans lumière, ni de lumière véritable sans chaleur. Nous ne
pouvons pas admettre l’une quelconque de ces doctrines prise dans
un sens étroit et exclusif. Mais n’importe laquelle, si nous lui
laissons le sourire, la largeur, l’équilibre que lui ont donné
ses meilleurs partisans nous conduit à la vérité individuelle...
Le parti pris, chez les doctrinaires, est certainement dans les mots
plus que dans les choses. Ils discutent parce que les uns mettent
l’accent ici et que les autres le mettent là. Qu’importe s’ils
arrivent à la vérité totale...
« Je veux
être un homme complet. Je veux être, dans un corps d’homme, une
vérité d’homme, une lumière et une chaleur d’homme, un cœur
et une raison d’homme. » II faut arriver à s’harmoniser. Il
faut arriver à trouver tout en soi et à tout respecter. Telle est
bien la pensée des premiers Stoïciens lorsqu’ils conseillaient :
Vis harmonieusement. » Peu importe la forme d’individualisme d’où
je pars si j’arrive au sommet d’où l’on voit tout l’horizon.
Pendant que je monte je suis sur une côte ou sur l’autre ; une
partie du sommet me reste cachée. Mais, par les différents sentiers
sur les deux côtés, on arrive à la crête hautaine d’où se
découvre tout l’horizon et toute la vaste vérité... Même le
nietzschéisme que nous semblons avoir rejeté complètement pourrait
se défendre. Nietzsche s’est arrêté en chemin. Qui nous empêche
de continuer la route négligée ? Le chemin que Nietzsche n’a pu
finir, ceux qui se sentent attirés vers le sentier de Nietzsche,
qu’ils l’achèvent donc. Il y a une façon de comprendre la
volonté de puissance qui est très belle ; il y a même plusieurs
façons très belles et très complètes de la comprendre. La volonté
de puissance, erreur si elle doit s’exercer brutalement sur
d’autres hommes, devient vérité si c’est moi-même que je veux
dominer, que je veux créer. Elle devient aussi vérité si cette
domination je veux l’exercer sur la nature des choses et non plus
sur mes semblables. Voici deux méthodes pour continuer Nietzsche, le
compléter, le rendre un aussi bel individualiste qu’Epicure ou que
les grands Stoïciens et les grands cœurs... Que chacun prenne,
suivant son tempérament et les dominantes de sa jeunesse, le chemin
qui lui agrée. Pourvu que sa vaillance dure et qu’il ne se laisse
pas tomber aux premières étapes, il arrivera au sommet, il arrivera
à la vérité totale, à la liberté rythmée de son cœur et de sa
raison. II arrivera à l’harmonie complète de l’individualiste
complet.
Han Ryner
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