Jacques :
Mais si tu dis toi-même que le travail intellectuel est un grand
plaisir qui donne un avantage sur ceux qui sont ignorants, il est
clair que tous voudront étudier, moi le premier. Et alors, qui fera
les travaux manuels ?
Pierre :
Tous, parce que, tout en étudiant les lettres et les sciences, on
doit faire aussi un travail physique : tous doivent travailler avec
la tête et les bras. Ces deux activités, loin d’être en
contradiction, se complètent, car pour bien se porter, l’homme a
besoin d’exercer tous ses organes : le cerveau aussi bien que les
muscles. Celui qui a l’intelligence développée et qui est habitué
à penser réussit mieux dans le travail manuel, et celui qui est en
bonne santé, comme on l’est lorsqu’on exerce ses membres dans
des conditions plus hygiéniques, a aussi l’esprit plus éveillé
et plus pénétrant.
Du
reste, les deux genres de travail sont nécessaires, puisque l’un
d’eux est plus agréable que l’autre, et que, grâce à lui,
l’homme acquiert la conscience et la dignité ; il n’est pas
juste qu’une partie de l’humanité soit condamnée à
l’abrutissement du travail exclusivement manuel pour laisser à
quelques hommes seulement le privilège de la science et par suite du
pouvoir. Par conséquent, je le répète, tous doivent travailler à
la fois physiquement et intellectuellement.
Jacques :
Cela aussi, je le comprends, mais, parmi les travaux manuels, il y en
aura toujours qui seront durs et d’autres faciles, il y en aura de
beaux et de laids. Qui voudra, par exemple, être mineur ou
vidangeur ?
Pierre :
Si vous saviez, mon cher Jacques, quelles inventions et quelles
études on a faites et l’on fait chaque jour, vous comprendriez
que, même aujourd’hui, si l’organisation du travail ne dépendait
pas de ceux qui ne travaillent pas et qui, par conséquent, ne
s’inquiètent nullement du bien-être des travailleurs, même
aujourd’hui tous les métiers manuels pourraient être exercés
dans des conditions telles qu’ils n’auraient plus rien de
répugnant, de malsain et de trop pénible, et, par conséquent,
pourraient être exercés par les travailleurs qui les choisiraient
volontairement. Si la chose est possible, actuellement,
représentez-vous alors ce qui arriverait, le jour où tous
devant travailler, les efforts et les études de tous seraient
dirigés de manière à rendre le travail moins lourd et plus
agréable !
Et
si, après cela, il y avait encore des métiers qui continueraient à
être plus durs que les autres, on chercherait à compenser cette
inégalité au moyen de certains avantages, sans compter que
lorsqu’on travaille tous en commun dans l’intérêt de tous, on
voit naître cet esprit de fraternité et d’indulgence qui est le
propre de la famille, de telle sorte que, bien loin de vouloir
s’épargner une fatigue, chacun cherche à faire lui-même les
choses les plus pénibles.
Jacques :
Tu as raison, mais si tout cela n’arrive pas, comment fera-t-on ?
Pierre :
Eh bien ! si, malgré tout, il restait encore des travaux
nécessaires que personne ne voudrait faire par libre choix, alors
nous les ferions tous, chacun un peu en travaillant, par exemple, un
jour par mois, une semaine par an ou autrement. Mais, soyez
tranquille, si une chose est nécessaire à tous, on trouvera bien le
moyen de la faire. Est-ce qu’aujourd’hui nous n’acceptons pas
d’être soldats pour plaire à d’autres ? Est-ce que nous
n’allons pas combattre contre des gens qui ne nous ont fait aucun
mal, et même contre nos amis et nos frères ? Il vaudra mieux, je
crois, être travailleurs pour notre plaisir et pour le bien de tous.
Jacques :
Tu sais que tu commences à me persuader. Pourtant, il y a encore
quelque chose qui n’entre pas bien dans ma tête. C’est une
grosse affaire que d’enlever la propriété aux messieurs. Je ne
sais pas, mais… est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire
autrement ?
Pierre :
Et comment voulez-vous faire ? Tant qu’elle restera entre
les mains des riches, ce sont eux qui commanderont et chercheront
leurs intérêts sans s’occuper des nôtres, comme ils ont fait
depuis que le monde est monde. Mais pourquoi ne voulez-vous pas
enlever la propriété aux messieurs ? Croyez-vous par hasard que
ce serait une chose injuste, une mauvaise action ?
Jacques :
Non, après ce que tu m’as dit, il me paraît que ce serait une
sainte chose, puisque, en la leur arrachant, nous leur arracherons
aussi notre chair dont ils se gavent. Et puis, si nous prenons leur
fortune, ce n’est pas pour la prendre pour nous seuls, c’est pour
la mettre
en commun et faire le bien de tous, n’est-ce pas ?
Pierre :
Sans doute, et même, si vous examinez bien la chose, vous verrez que
les messieurs eux-mêmes y gagneront. Certainement, ils devront
cesser de commander, de faire les fiers et d’être des fainéants.
Ils devront se mettre à travailler, mais quand le travail se fera à
l’aide des machines, et avec un grand souci du bien-être des
travailleurs, il se réduira à un exercice utile et agréable.
Est-ce que maintenant les messieurs ne vont pas à la chasse ?
Est-ce qu’ils ne s’occupent pas d’équitation, de gymnastique
et d’autres exercices qui prouvent que le travail musculaire est
une nécessité et un plaisir pour tous les hommes sains et bien
nourris ? Il s’agit donc pour eux de faire pour la production, ce
travail qu’ils font aujourd’hui par pur divertissement.
D’ailleurs, combien d’avantages tireront-ils du bien-être
général ! Regardez, par exemple, dans notre pays : les quelques
messieurs qu’il y a sont riches et jouent aux petits princes ;
mais, pendant ce temps, les rues sont laides et sales pour eux comme
pour nous ; l’air corrompu qui sort de nos taudis et des marais
du voisinage les rend malades comme nous. Ils ne peuvent seuls, avec
leurs fortunes privées, améliorer le pays, chose qui se ferait
facilement par le concours de tous. Notre misère les atteint donc
indirectement. Et tout cela, sans compter la peur continuelle dans
laquelle ils vivent d’être assassinés ou de voir une révolution
violente.
Donc,
vous voyez bien que nous ne ferions que du bien aux messieurs en
prenant la fortune. Il est vrai qu’ils ne l’entendent pas et
qu’ils ne l’entendront jamais ainsi, parce qu’ils veulent
commander et qu’ils se figurent que les pauvres sont faits d’une
autre pâte qu’eux. Mais que nous importe ? S’ils ne peuvent
pas céder à l’amiable, tant pis pour eux, nous les traiterons à
la diable.
Jacques :
Tout cela est juste ; mais ne pourrait-on pas chercher à
faire les choses peu à peu, par un accord mutuel ? On laisserait
la propriété à ceux qui la possèdent, à condition cependant
qu’ils augmentent les salaires et nous traitent comme des hommes.
Ainsi, graduellement, nous pourrions mettre quelque chose de côté,
acheter nous aussi un lopin de terre, et alors, quand nous serions
tous propriétaires, on mettrait tout en commun comme tu dis. J’en
ai entendu un qui proposait quelque chose dans ce genre.
Pierre :
Comprenez bien : pour s’arranger à l’amiable, il n’y a qu’un
seul moyen : c’est que les propriétaires renoncent
volontairement à leurs propriétés. Mais il ne faut pas penser à
cela, vous le savez.
Tant
que la propriété individuelle existera, c’est-à-dire tant que la
terre, au lieu d’appartenir à tous, appartiendra à Pierre ou à
Paul, il y aura toujours de la misère et tout ira de mal en pis.
Avec la propriété individuelle, chacun cherche à tirer l’eau à
son moulin et les propriétaires non seulement tâchent de donner aux
travailleurs le moins qu’ils peuvent, mais de plus ils se font la
guerre entre eux. En général, chacun cherche à vendre le plus
possible ses produits et chaque acheteur, de son côté, cherche à
payer le moins cher possible. Aussi, qu’arrive-t-il ? C’est
que les propriétaires, les fabricants, les grands négociants ont
les moyens de fabriquer et de vendre en gros, de se fournir en
machines, de profiter de toutes les conditions favorables du marché
et d’attendre, pour vendre, au moment favorable, et même à perte
pendant quelque temps. Ils finissent par ruiner les petits
propriétaires et négociants, qui tombent dans la pauvreté et
doivent, eux et leur fils, aller travailler à la journée. Ainsi
(et c’est une chose que nous voyons tous les jours), les patrons
qui travaillent seuls ou avec peu d’ouvriers sont forcés, après
une lutte douloureuse, de fermer boutique et d’aller chercher du
travail dans les grandes usines. Les petits propriétaires, qui ne
peuvent même pas payer les impôts, doivent vendre champs et maison
aux grands propriétaires, et ainsi de suite. De telle sorte que, si
un propriétaire généreux voulait améliorer les conditions de ses
travailleurs, il ne ferait que se mettre en état de ne plus pouvoir
soutenir la concurrence. Il serait infailliblement ruiné.
D’autre
part, les travailleurs, poussés par la faim, doivent se faire
concurrence entre eux, et comme il y a plus de bras disponibles qu’il
n’en faut pour le travail à faire (non pas que le travail au fond
manque, mais parce que les patrons ont intérêt à ne pas faire
travailler davantage), ils doivent mutuellement s’arracher le pain
de la bouche et, si vous travaillez pour telle ou telle somme, il se
trouvera toujours un autre ouvrier qui fera à moitié prix la même
besogne.
C’est
grâce à cette situation que tout progrès devient un malheur. On
invente une machine ; aussitôt un grand nombre d’ouvriers
restent sans travail. Ne gagnant plus, ils ne peuvent plus consommer
et ainsi, indirectement, ils enlèvent du travail à d’autres. En
Amérique, on met maintenant en culture d’immenses espaces et l’on
produit beaucoup de blé. Les propriétaires, sans s’inquiéter,
bien entendu, de savoir si en Amérique les gens mangent à leur
faim, envoient le blé en Europe pour gagner davantage. Ici, le prix
du blé baisse, mais les pauvres, au lieu d’être mieux, s’en
trouvent plus mal, car les propriétaires, ne pouvant s’arranger de
ce bon marché, ne font plus cultiver la terre ou font seulement
travailler la petite partie où le sol est le plus productif.
Ensuite, un grand nombre de travailleurs sont au chômage. Le blé
coûte peu, c’est vrai, mais les pauvres gens ne gagnent même pas
les quelques sous qu’il faut pour en acheter.
Jacques :
Ah ! maintenant, je comprends. Je t’avais entendu dire qu’on ne
voulait pas faire venir le blé de l’étranger, et cela me semblait
une grande ânerie de repousser ainsi cette nourriture. Je croyais
que les bourgeois voulaient affamer le peuple. Mais, à présent, je
vois qu’ils avaient leurs raisons.
Pierre :
Non, non, parce que si le blé n’arrive pas, c’est mauvais à un
autre point de vue. Les propriétaires, alors, ne craignant plus la
concurrence extérieure, vendent au prix qu’ils veulent et…
Jacques :
Que faire donc ?
Pierre :
Que faire ? Je vous l’ai déjà dit : il faut mettre tout en
commun. Alors, plus il y aura de produits et mieux ça ira…
Jacques :
Mais, dis-moi un peu… et si l’on faisait un arrangement avec les
propriétaires ? Ils fourniraient la terre et le capital, nous, le
travail, et l’on partagerait les produits. Qu’en dis-tu ?
Pierre :
D’abord, je dis que si vous vouliez partager, votre patron ne le
voudrait pas. Il faudrait employer la force pour l’y obliger.
Alors, pourquoi faire les choses à demi et se contenter d’un
système qui laisse subsister l’injustice et le parasitisme, et
empêche l’accroissement de la production ? Et puis, de quel
droit certains hommes, ne travaillant pas, viendraient-ils
prendre la moitié de ce que produisent les travailleurs ?
D’ailleurs,
comme je vous l’ai dit, non seulement la moitié des produits sera
donnée aux patrons, mais encore la somme totale de ces produits
serait inférieure à ce qu’elle pourrait être, parce que, avec la
propriété privée et le travail divisé, on produit moins qu’avec
le travail en commun. C’est la même chose que pour soulever un
rocher : cent hommes peuvent essayer chacun à leur tour, ils n’y
réussiront pas ; deux ou trois agissant en même temps, avec des
harnais et des leviers, le soulèveront sans effort. Si un homme veut
faire une épingle, qui sait s’il y parviendra en une heure ;
tandis que dix hommes ensemble en font des milliers par jour. Et plus
le temps passera, plus l’on devra travailler en commun pour mettre
à profit les découvertes de la science.
Mais,
à ce propos, je veux répondre à une objection qu’on nous fait
souvent.
Les
économistes, qui sont des gens payés par les riches pour s’entendre
dire qu’ils ont le droit d’être riches aux dépens du travail
d’autrui, les économistes et tous les savants au ventre plein
disent souvent que la misère ne dépend pas de l’accaparement de
la propriété par les classes supérieures, mais bien du manque de
produits naturels. D’après eux, ces produits seraient tout à fait
insuffisants si on les distribuait à tous. Ils le disent évidemment
afin de pouvoir conclure que la misère est une chose fatale contre
laquelle il n’y a rien à faire. C’est ainsi qu’agit le prêtre
qui vous tient dociles et soumis en vous disant que telle est la
volonté de Dieu. Mais il ne faut pas croire un mot de cela. Les
produits de la terre et de l’industrie, même avec l’organisation
actuelle, sont suffisants pour que chacun puisse vivre dans
l’aisance, et s’ils ne sont pas encore plus abondants, la faute
en est aux patrons, qui ne pensent qu’à gagner le plus possible et
qui iront même jusqu’à laisser perdre certains produits pour
empêcher la baisse des prix. Et, en effet, tandis qu’ils
prétendent qu’il n’y a pas assez de richesses naturelles, ils
laissent incultes de grands espaces de terre, et sans travail un
grand nombre d’ouvriers.
Mais
à cela ils vous répondent que, quand bien même toutes les terres
seraient mises en culture et exploitées par tous les hommes de la
manière la plus intelligente, la production de la terre étant
limitée alors que l’accroissement de la population ne l’est pas,
il arriverait toujours un moment où la production des substances
alimentaires resterait stationnaire, tandis que la population
augmenterait indéfiniment, et la disette avec elle. C’est pour
cela, disent-ils, que l’unique remède aux maux sociaux est
que les pauvres ne fassent pas d’enfants ou, du moins, n’en
fassent qu’un petit nombre.
J’ai
peu étudié et j’ignore si leur principe est vrai, mais ce que je
sais, c’est que leur solution ne résout rien. Nous le voyons bien
dans les pays où la terre est abondante et la population faible :
il y a autant et même plus de misère que dans les pays où la
population est dense. Il faut donc changer l’organisation sociale,
mettre toutes les terres en culture. Plus tard, si la population
tendait à trop augmenter, il serait temps de songer à limiter le
nombre des enfants.
Mais
revenons à la question du partage du produit entre le propriétaire
et le travailleur. Ce système existait autrefois pour le travail des
champs dans quelques parties de la France, comme il existe encore en
Toscane, mais il a disparu peu à peu ; parce que les propriétaires
ont plus d’avantages à faire travailler à la journée.
Aujourd’hui, avec les machines, avec l’agriculture scientifique,
avec les produits qui viennent de l’étranger, les propriétaires
doivent adopter la grande culture faite par des ouvriers salariés :
ceux qui ne le feront pas seront ruinés par la concurrence.
Pour
conclure en peu de mots, je vous dirai que si le système actuel se
perpétue, voici quels en seront les résultats : la propriété se
concentrera de plus en plus dans les mains d’un petit nombre et le
travailleur sera réduit à la misère par les machines et les
méthodes de production rapide. Ainsi, nous aurons quelques grands
seigneurs, maîtres du monde, un petit nombre d’ouvriers attachés
au service des machines, puis des valets et des gendarmes pour servir
et défendre les seigneurs. La masse du peuple mourra de faim ou
vivra d’aumônes. On commence déjà à le voir : la petite
propriété disparaît, le nombre des ouvriers au chômage augmente
et les messieurs, soit par peur, soit par pitié de tous ces gens qui
meurent de faim, organisent des popotes de fortune.
Si
le peuple ne veut pas être réduit à mendier son pain à la porte
des riches et dans les mairies, comme autrefois à la porte des
couvents, il n’a qu’un moyen : s’emparer de la terre et des
machines, et travailler pour son propre compte.
Jacques :
Mais si les gouvernements faisaient de bonnes lois pour obliger les
riches à ne pas faire souffrir les pauvres gens ?
Pierre :
Nous en revenons toujours au même point. Le gouvernement est composé
des messieurs, et il n’y a pas à supposer que ces gens-là
veuillent faire des lois contre eux-mêmes. Et quand bien même les
pauvres pourraient arriver à commander à leur tour, serait-ce une
raison de laisser aux riches les moyens de nous remettre le pied
dessus ? Croyez-moi, là où il y a des riches et des pauvres,
ceux-ci peuvent élever la voix un moment, en temps d’émeute, mais
les riches finissent toujours par commander. C’est pour cela que si
nous réussissons à être pour un moment les plus forts, il nous
faudra enlever immédiatement la propriété aux riches pour qu’ils
n’aient plus en main le moyen de remettre les choses comme elles
l’étaient auparavant.
Jacques
: Je comprends, il faut faire une bonne république, rendre tous
les hommes égaux, et alors, celui qui travaillera mangera, celui qui
ne fera rien se frottera le ventre. Ah ! je regrette d’être
vieux et vous êtes heureux, vous, les jeunes, qui verrez une belle
époque.
Pierre :
Eh ! doucement, ami.
Vous,
par le mot « république », vous entendez la révolution
sociale et, pour qui sait vous comprendre, vous avez raison. Mais
vous vous exprimez mal, en somme, car la république n’est pas du
tout ce que vous voulez dire. Mettez-vous bien dans l’idée que le
gouvernement républicain est un gouvernement comme les autres ;
seulement, au lieu d’un roi, il y a un président et des ministres,
qui ont en réalité les mêmes pouvoirs. Et quand bien même nous
aurions la république démocratique que les radicaux nous
promettent, en quoi serions-nous plus avancés ? Au lieu de
deux Chambres, nous n’en aurions qu’une, celle des députés ;
mais est-ce que nous n’en continuerions pas moins à être
soldats ; à travailler comme des esclaves, malgré les promesses
mirobolantes de messieurs les députés ?
Voyez-vous,
tant qu’il y aura des riches et des pauvres, ce sont les riches qui
commanderont. Que nous soyons en république ou en monarchie, les
faits qui résultent de la propriété individuelle existeront
toujours. La concurrence réglera les rapports économiques, la
propriété sera concentrée en quelques mains, les machines
enlèveront le travail aux ouvriers et les masses seront réduites à
mourir de faim ou à vivre d’aumônes. D’ailleurs, il en existe à
l’heure actuelle, des républiques, sans compter la nôtre qui
devaient donner monts et merveilles. Eh bien ! est-ce qu’elles
ont apporté une amélioration à la condition des prolétaires ?
Jacques :
Comment cela ? Et moi qui croyais que république voulait dire
égalité !
Pierre :
Oui, ce sont les républicains qui le disent et ils tiennent le
raisonnement suivant : « En république, disent-ils, les
députés, qui font des lois, sont élus par tout le peuple. Par
conséquent, lorsque le peuple n’est pas content, il envoie de
meilleurs députés et tout s’arrange ; or, comme ce sont les
pauvres qui sont la grande majorité, ce sont eux en réalité qui
commandent. »
Voilà
ce qu’ils disent, mais la réalité est bien différente. Par le
fait même qu’ils sont pauvres, les pauvres sont en même temps
ignorants et superstitieux, ils le resteront, comme le veulent les
prêtres et les patrons, tant qu’ils ne jouiront pas de
l’indépendance économique et n’auront pas la pleine conscience
de leurs intérêts.
Vous
et moi, qui avons eu la bonne fortune de gagner un peu plus et de
pouvoir nous instruire un peu, nous pourrons avoir l’intelligence
de comprendre nos intérêts et la force d’affronter la vengeance
des patrons. Mais la grande masse ne le pourra pas tant que dureront
les conditions actuelles. En face de l’urne, ce n’est pas comme
en temps de révolution, où un homme courageux vaut cent timorés et
entraîne derrière lui beaucoup d’hommes qui n’auraient jamais
eu, par eux-mêmes, l’énergie de se révolter. En face de l’urne,
ce qui compte, c’est le nombre, et tant qu’il y aura des curés
et des patrons, le nombre sera toujours pour les prêtres qui
brandissent l’enfer et le paradis ; pour les patrons qui donnent
ou enlèvent le pain à qui bon leur semble ; et pour le
gouvernement qui dispose des gendarmes pour faire peur et les emploie
pour corrompre.
Et
vous savez bien ce qui se passe ? Aujourd’hui, en somme, la
majorité des électeurs sont des pauvres : que font-ils quand ils
vont voter ? Votent-ils pour des pauvres qui connaissent leur
situation et veulent défendre leurs intérêts ?
Jacques :
On le sait bien ! Ils demandent toujours au patron pour qui ils
doivent voter et font comme il le leur demande ; s’ils ne le font
pas, du reste, le patron les vire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire