dimanche 20 octobre 2019

Entre paysans de Errico Malatesta


Jacques : Mais si tu dis toi-même que le travail intellectuel est un grand plaisir qui donne un avantage sur ceux qui sont ignorants, il est clair que tous voudront étudier, moi le premier. Et alors, qui fera les travaux manuels ?

Pierre : Tous, parce que, tout en étudiant les lettres et les sciences, on doit faire aussi un travail physique : tous doivent travailler avec la tête et les bras. Ces deux activités, loin d’être en contradiction, se complètent, car pour bien se porter, l’homme a besoin d’exercer tous ses organes : le cerveau aussi bien que les muscles. Celui qui a l’intelligence développée et qui est habitué à penser réussit mieux dans le travail manuel, et celui qui est en bonne santé, comme on l’est lorsqu’on exerce ses membres dans des conditions plus hygiéniques, a aussi l’esprit plus éveillé et plus pénétrant.
Du reste, les deux genres de travail sont nécessaires, puisque l’un d’eux est plus agréable que l’autre, et que, grâce à lui, l’homme acquiert la conscience et la dignité ; il n’est pas juste qu’une partie de l’humanité soit condamnée à l’abrutissement du travail exclusivement manuel pour laisser à quelques hommes seulement le privilège de la science et par suite du pouvoir. Par conséquent, je le répète, tous doivent travailler à la fois physiquement et intellectuellement.

Jacques : Cela aussi, je le comprends, mais, parmi les travaux manuels, il y en aura toujours qui seront durs et d’autres faciles, il y en aura de beaux et de laids. Qui voudra, par exemple, être mineur ou vidangeur ?

Pierre : Si vous saviez, mon cher Jacques, quelles inventions et quelles études on a faites et l’on fait chaque jour, vous comprendriez que, même aujourd’hui, si l’organisation du travail ne dépendait pas de ceux qui ne travaillent pas et qui, par conséquent, ne s’inquiètent nullement du bien-être des travailleurs, même aujourd’hui tous les métiers manuels pourraient être exercés dans des conditions telles qu’ils n’auraient plus rien de répugnant, de malsain et de trop pénible, et, par conséquent, pourraient être exercés par les travailleurs qui les choisiraient volontairement. Si la chose est possible, actuellement, représentez-­vous alors ce qui arriverait, le jour où tous devant travailler, les efforts et les études de tous seraient dirigés de manière à rendre le travail moins lourd et plus agréable !
Et si, après cela, il y avait encore des métiers qui continueraient à être plus durs que les autres, on chercherait à compenser cette inégalité au moyen de certains avantages, sans compter que lorsqu’on travaille tous en commun dans l’intérêt de tous, on voit naître cet esprit de fraternité et d’indulgence qui est le propre de la famille, de telle sorte que, bien loin de vouloir s’épargner une fatigue, chacun cherche à faire lui-même les choses les plus pénibles.

Jacques : Tu as raison, mais si tout cela n’arrive pas, comment fera-t-on ?

Pierre : Eh bien ! si, malgré tout, il restait encore des travaux nécessaires que personne ne voudrait faire par libre choix, alors nous les ferions tous, chacun un peu en travaillant, par exemple, un jour par mois, une semaine par an ou autrement. Mais, soyez tranquille, si une chose est nécessaire à tous, on trouvera bien le moyen de la faire. Est-ce qu’aujourd’hui nous n’acceptons pas d’être soldats pour plaire à d’autres ? Est-ce que nous n’allons pas combattre contre des gens qui ne nous ont fait aucun mal, et même contre nos amis et nos frères ? Il vaudra mieux, je crois, être travailleurs pour notre plaisir et pour le bien de tous.

Jacques : Tu sais que tu commences à me persuader. Pourtant, il y a encore quelque chose qui n’entre pas bien dans ma tête. C’est une grosse affaire que d’enlever la propriété aux messieurs. Je ne sais pas, mais… est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire autrement ?

Pierre : Et comment voulez-­vous faire ? Tant qu’elle restera entre les mains des riches, ce sont eux qui commanderont et chercheront leurs intérêts sans s’occuper des nôtres, comme ils ont fait depuis que le monde est monde. Mais pourquoi ne voulez-­vous pas enlever la propriété aux messieurs ? Croyez-vous par hasard que ce serait une chose injuste, une mauvaise action ?

Jacques : Non, après ce que tu m’as dit, il me paraît que ce serait une sainte chose, puisque, en la leur arrachant, nous leur arracherons aussi notre chair dont ils se gavent. Et puis, si nous prenons leur fortune, ce n’est pas pour la prendre pour nous seuls, c’est pour la mettre en commun et faire le bien de tous, n’est-ce pas ?

Pierre : Sans doute, et même, si vous examinez bien la chose, vous verrez que les messieurs eux-mêmes y gagneront. Certainement, ils devront cesser de commander, de faire les fiers et d’être des fainéants. Ils devront se mettre à travailler, mais quand le travail se fera à l’aide des machines, et avec un grand souci du bien-être des travailleurs, il se réduira à un exercice utile et agréable. Est-ce que maintenant les messieurs ne vont pas à la chasse ? Est-ce qu’ils ne s’occupent pas d’équitation, de gymnastique et d’autres exercices qui prouvent que le travail musculaire est une nécessité et un plaisir pour tous les hommes sains et bien nourris ? Il s’agit donc pour eux de faire pour la production, ce travail qu’ils font aujourd’hui par pur divertissement. D’ailleurs, combien d’avantages tireront-­ils du bien-être général ! Regardez, par exemple, dans notre pays : les quelques messieurs qu’il y a sont riches et jouent aux petits princes ; mais, pendant ce temps, les rues sont laides et sales pour eux comme pour nous ; l’air corrompu qui sort de nos taudis et des marais du voisinage les rend malades comme nous. Ils ne peuvent seuls, avec leurs fortunes privées, améliorer le pays, chose qui se ferait facilement par le concours de tous. Notre misère les atteint donc indirectement. Et tout cela, sans compter la peur continuelle dans laquelle ils vivent d’être assassinés ou de voir une révolution violente.
Donc, vous voyez bien que nous ne ferions que du bien aux messieurs en prenant la fortune. Il est vrai qu’ils ne l’entendent pas et qu’ils ne l’entendront jamais ainsi, parce qu’ils veulent commander et qu’ils se figurent que les pauvres sont faits d’une autre pâte qu’eux. Mais que nous importe ? S’ils ne peuvent pas céder à l’amiable, tant pis pour eux, nous les traiterons à la diable.

Jacques : Tout cela est juste ; mais ne pourrait-­on pas chercher à faire les choses peu à peu, par un accord mutuel ? On laisserait la propriété à ceux qui la possèdent, à condition cependant qu’ils augmentent les salaires et nous traitent comme des hommes. Ainsi, graduellement, nous pourrions mettre quelque chose de côté, acheter nous aussi un lopin de terre, et alors, quand nous serions tous propriétaires, on mettrait tout en commun comme tu dis. J’en ai entendu un qui proposait quelque chose dans ce genre.

Pierre : Comprenez bien : pour s’arranger à l’amiable, il n’y a qu’un seul moyen : c’est que les propriétaires renoncent volontairement à leurs propriétés. Mais il ne faut pas penser à cela, vous le savez.
Tant que la propriété individuelle existera, c’est-à-dire tant que la terre, au lieu d’appartenir à tous, appartiendra à Pierre ou à Paul, il y aura toujours de la misère et tout ira de mal en pis. Avec la propriété individuelle, chacun cherche à tirer l’eau à son moulin et les propriétaires non seulement tâchent de donner aux travailleurs le moins qu’ils peuvent, mais de plus ils se font la guerre entre eux. En général, chacun cherche à vendre le plus possible ses produits et chaque acheteur, de son côté, cherche à payer le moins cher possible. Aussi, qu’arrive-­t-il ? C’est que les propriétaires, les fabricants, les grands négociants ont les moyens de fabriquer et de vendre en gros, de se fournir en machines, de profiter de toutes les conditions favorables du marché et d’attendre, pour vendre, au moment favorable, et même à perte pendant quelque temps. Ils finissent par ruiner les petits propriétaires et négociants, qui tombent dans la pauvreté et doivent, eux et leur fils, aller travailler à la journée. Ainsi (et c’est une chose que nous voyons tous les jours), les patrons qui travaillent seuls ou avec peu d’ouvriers sont forcés, après une lutte douloureuse, de fermer boutique et d’aller chercher du travail dans les grandes usines. Les petits propriétaires, qui ne peuvent même pas payer les impôts, doivent vendre champs et maison aux grands propriétaires, et ainsi de suite. De telle sorte que, si un propriétaire généreux voulait améliorer les conditions de ses travailleurs, il ne ferait que se mettre en état de ne plus pouvoir soutenir la concurrence. Il serait infailliblement ruiné.
D’autre part, les travailleurs, poussés par la faim, doivent se faire concurrence entre eux, et comme il y a plus de bras disponibles qu’il n’en faut pour le travail à faire (non pas que le travail au fond manque, mais parce que les patrons ont intérêt à ne pas faire travailler davantage), ils doivent mutuellement s’arracher le pain de la bouche et, si vous travaillez pour telle ou telle somme, il se trouvera toujours un autre ouvrier qui fera à moitié prix la même besogne.
C’est grâce à cette situation que tout progrès devient un malheur. On invente une machine ; aussitôt un grand nombre d’ouvriers restent sans travail. Ne gagnant plus, ils ne peuvent plus consommer et ainsi, indirectement, ils enlèvent du travail à d’autres. En Amérique, on met maintenant en culture d’immenses espaces et l’on produit beaucoup de blé. Les propriétaires, sans s’inquiéter, bien entendu, de savoir si en Amérique les gens mangent à leur faim, envoient le blé en Europe pour gagner davantage. Ici, le prix du blé baisse, mais les pauvres, au lieu d’être mieux, s’en trouvent plus mal, car les propriétaires, ne pouvant s’arranger de ce bon marché, ne font plus cultiver la terre ou font seulement travailler la petite partie où le sol est le plus productif. Ensuite, un grand nombre de travailleurs sont au chômage. Le blé coûte peu, c’est vrai, mais les pauvres gens ne gagnent même pas les quelques sous qu’il faut pour en acheter.

Jacques : Ah ! maintenant, je comprends. Je t’avais entendu dire qu’on ne voulait pas faire venir le blé de l’étranger, et cela me semblait une grande ânerie de repousser ainsi cette nourriture. Je croyais que les bourgeois voulaient affamer le peuple. Mais, à présent, je vois qu’ils avaient leurs raisons.

Pierre : Non, non, parce que si le blé n’arrive pas, c’est mauvais à un autre point de vue. Les propriétaires, alors, ne craignant plus la concurrence extérieure, vendent au prix qu’ils veulent et…

Jacques : Que faire donc ?

Pierre : Que faire ? Je vous l’ai déjà dit : il faut mettre tout en commun. Alors, plus il y aura de produits et mieux ça ira…

Jacques : Mais, dis-moi un peu… et si l’on faisait un arrangement avec les propriétaires ? Ils fourniraient la terre et le capital, nous, le travail, et l’on partagerait les produits. Qu’en dis-tu ?

Pierre: D’abord, je dis que si vous vouliez partager, votre patron ne le voudrait pas. Il faudrait employer la force pour l’y obliger. Alors, pourquoi faire les choses à demi et se contenter d’un système qui laisse subsister l’injustice et le parasitisme, et empêche l’accroissement de la production ? Et puis, de quel droit certains hommes, ne travaillant pas, viendraient-­ils prendre la moitié de ce que produisent les travailleurs ?
D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, non seulement la moitié des produits sera donnée aux patrons, mais encore la somme totale de ces pro­duits serait inférieure à ce qu’elle pourrait être, parce que, avec la propriété privée et le travail divisé, on produit moins qu’avec le travail en commun. C’est la même chose que pour soulever un rocher : cent hommes peuvent essayer chacun à leur tour, ils n’y réussiront pas ; deux ou trois agissant en même temps, avec des harnais et des leviers, le soulèveront sans effort. Si un homme veut faire une épingle, qui sait s’il y parviendra en une heure ; tandis que dix hommes ensemble en font des milliers par jour. Et plus le temps passera, plus l’on devra travailler en commun pour mettre à profit les découvertes de la science.
Mais, à ce propos, je veux répondre à une objection qu’on nous fait souvent.
Les économistes, qui sont des gens payés par les riches pour s’entendre dire qu’ils ont le droit d’être riches aux dépens du travail d’autrui, les économistes et tous les savants au ventre plein disent souvent que la misère ne dépend pas de l’accaparement de la propriété par les classes supérieures, mais bien du manque de produits naturels. D’après eux, ces produits seraient tout à fait insuffisants si on les distribuait à tous. Ils le disent évidemment afin de pouvoir conclure que la misère est une chose fatale contre laquelle il n’y a rien à faire. C’est ainsi qu’agit le prêtre qui vous tient dociles et soumis en vous disant que telle est la volonté de Dieu. Mais il ne faut pas croire un mot de cela. Les produits de la terre et de l’industrie, même avec l’organisation actuelle, sont suffisants pour que chacun puisse vivre dans l’aisance, et s’ils ne sont pas encore plus abondants, la faute en est aux patrons, qui ne pensent qu’à gagner le plus possible et qui iront même jusqu’à laisser perdre certains produits pour empêcher la baisse des prix. Et, en effet, tandis qu’ils prétendent qu’il n’y a pas assez de richesses naturelles, ils laissent incultes de grands espaces de terre, et sans travail un grand nombre d’ouvriers.
Mais à cela ils vous répondent que, quand bien même toutes les terres seraient mises en culture et exploitées par tous les hommes de la manière la plus intelligente, la production de la terre étant limitée alors que l’accroissement de la population ne l’est pas, il arriverait toujours un moment où la production des substances alimentaires resterait stationnaire, tandis que la population augmenterait indéfiniment, et la disette avec elle. C’est pour cela, disent-­ils, que l’unique remède aux maux sociaux est que les pauvres ne fassent pas d’enfants ou, du moins, n’en fassent qu’un petit nombre.
J’ai peu étudié et j’ignore si leur principe est vrai, mais ce que je sais, c’est que leur solution ne résout rien. Nous le voyons bien dans les pays où la terre est abondante et la population faible : il y a autant et même plus de misère que dans les pays où la population est dense. Il faut donc changer l’organisation sociale, mettre toutes les terres en culture. Plus tard, si la population tendait à trop augmenter, il serait temps de songer à limiter le nombre des enfants.
Mais revenons à la question du partage du produit entre le propriétaire et le travailleur. Ce système existait autrefois pour le travail des champs dans quelques parties de la France, comme il existe encore en Toscane, mais il a disparu peu à peu ; parce que les propriétaires ont plus d’avantages à faire travailler à la journée. Aujourd’hui, avec les machines, avec l’agriculture scientifique, avec les produits qui viennent de l’étranger, les propriétaires doivent adopter la grande culture faite par des ouvriers salariés : ceux qui ne le feront pas seront ruinés par la concurrence.
Pour conclure en peu de mots, je vous dirai que si le système actuel se perpétue, voici quels en seront les résultats : la propriété se concentrera de plus en plus dans les mains d’un petit nombre et le travailleur sera réduit à la misère par les machines et les méthodes de production rapide. Ainsi, nous aurons quelques grands seigneurs, maîtres du monde, un petit nombre d’ouvriers attachés au service des machines, puis des valets et des gendarmes pour servir et défendre les seigneurs. La masse du peuple mourra de faim ou vivra d’aumônes. On commence déjà à le voir : la petite propriété disparaît, le nombre des ouvriers au chômage augmente et les messieurs, soit par peur, soit par pitié de tous ces gens qui meurent de faim, organisent des popotes de fortune.
Si le peuple ne veut pas être réduit à mendier son pain à la porte des riches et dans les mairies, comme autrefois à la porte des couvents, il n’a qu’un moyen : s’emparer de la terre et des machines, et travailler pour son propre compte.

Jacques : Mais si les gouvernements faisaient de bonnes lois pour obliger les riches à ne pas faire souffrir les pauvres gens ?

Pierre : Nous en revenons toujours au même point. Le gouvernement est composé des messieurs, et il n’y a pas à supposer que ces gens-là veuillent faire des lois contre eux-mêmes. Et quand bien même les pauvres pourraient arriver à commander à leur tour, serait-ce une raison de laisser aux riches les moyens de nous remettre le pied dessus ? Croyez-moi, là où il y a des riches et des pauvres, ceux-ci peuvent élever la voix un moment, en temps d’émeute, mais les riches finissent toujours par commander. C’est pour cela que si nous réussissons à être pour un moment les plus forts, il nous faudra enlever immédiatement la propriété aux riches pour qu’ils n’aient plus en main le moyen de remettre les choses comme elles l’étaient auparavant.

Jacques : Je comprends, il faut faire une bonne république, rendre tous les hommes égaux, et alors, celui qui travaillera mangera, celui qui ne fera rien se frottera le ventre. Ah ! je regrette d’être vieux et vous êtes heureux, vous, les jeunes, qui verrez une belle époque.

Pierre : Eh ! doucement, ami.
Vous, par le mot « république », vous entendez la révolution sociale et, pour qui sait vous comprendre, vous avez raison. Mais vous vous exprimez mal, en somme, car la république n’est pas du tout ce que vous voulez dire. Mettez-vous bien dans l’idée que le gouvernement républicain est un gouvernement comme les autres ; seulement, au lieu d’un roi, il y a un président et des ministres, qui ont en réalité les mêmes pouvoirs. Et quand bien même nous aurions la république démocratique que les radicaux nous promettent, en quoi serions-­nous plus avancés ? Au lieu de deux Chambres, nous n’en aurions qu’une, celle des députés ; mais est-ce que nous n’en continuerions pas moins à être soldats ; à travailler comme des esclaves, malgré les promesses mirobolantes de messieurs les députés ?
Voyez-vous, tant qu’il y aura des riches et des pauvres, ce sont les riches qui commanderont. Que nous soyons en république ou en monarchie, les faits qui résultent de la propriété individuelle existeront toujours. La concurrence réglera les rapports économiques, la propriété sera concentrée en quelques mains, les machines enlèveront le travail aux ouvriers et les masses seront réduites à mourir de faim ou à vivre d’aumônes. D’ailleurs, il en existe à l’heure actuelle, des républiques, sans compter la nôtre qui devaient donner monts et merveilles. Eh bien ! est-ce qu’elles ont apporté une amélioration à la condition des prolétaires ?

Jacques : Comment cela ? Et moi qui croyais que république voulait dire égalité !

Pierre : Oui, ce sont les républicains qui le disent et ils tiennent le raisonnement suivant : « En république, disent-­ils, les députés, qui font des lois, sont élus par tout le peuple. Par conséquent, lorsque le peuple n’est pas content, il envoie de meilleurs députés et tout s’arrange ; or, comme ce sont les pauvres qui sont la grande majorité, ce sont eux en réalité qui commandent. »
Voilà ce qu’ils disent, mais la réalité est bien différente. Par le fait même qu’ils sont pauvres, les pauvres sont en même temps ignorants et superstitieux, ils le resteront, comme le veulent les prêtres et les patrons, tant qu’ils ne jouiront pas de l’indépendance économique et n’auront pas la pleine conscience de leurs intérêts.
Vous et moi, qui avons eu la bonne fortune de gagner un peu plus et de pouvoir nous instruire un peu, nous pourrons avoir l’intelligence de comprendre nos intérêts et la force d’affronter la vengeance des patrons. Mais la grande masse ne le pourra pas tant que dureront les conditions actuelles. En face de l’urne, ce n’est pas comme en temps de révolution, où un homme courageux vaut cent timorés et entraîne derrière lui beaucoup d’hommes qui n’auraient jamais eu, par eux-mêmes, l’énergie de se révolter. En face de l’urne, ce qui compte, c’est le nombre, et tant qu’il y aura des curés et des patrons, le nombre sera toujours pour les prêtres qui brandissent l’enfer et le paradis ; pour les patrons qui donnent ou enlèvent le pain à qui bon leur semble ; et pour le gouvernement qui dispose des gendarmes pour faire peur et les emploie pour corrompre.
Et vous savez bien ce qui se passe ? Aujourd’hui, en somme, la majorité des électeurs sont des pauvres : que font-ils quand ils vont voter ? Votent-ils pour des pauvres qui connaissent leur situation et veulent défendre leurs intérêts ?

Jacques : On le sait bien ! Ils demandent toujours au patron pour qui ils doivent voter et font comme il le leur demande ; s’ils ne le font pas, du reste, le patron les vire.
1884, extraits.


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