Qu’est-ce
qu’un individu ? « Un être constitué par un ensemble de parties
telles que celles-là et non pas d’autres peuvent le constituer ;
que réunies et non séparées, elles font son unité, distincte
d’une manière plus ou moins permanente d’autres unités
individuelles. » (J. Thomas). Rattaché à son étymologie latine
(individuus, indivisible) l’individu serait ce qui ne peut être vu
que dans son ensemble et qui cesse d’être quand ses parties sont
séparées. Il est ainsi, biologiquement, le « spécimen vivant
d’une espèce qui ne peut être divisé sans cesser de vivre. »
(Larousse). Il est en même temps « un être formant une unité
distincte dans un genre. » La personne (agrégat de particularités
qui embrasse jusqu’aux attributs moraux) est d’abord un individu,
mais « un individu d’une telle complexité d’organisation qu’on
ne la peut modifier sans la détruire ; et surtout c’est un
individu qui tout attaché qu’il soit par certains côtés au
milieu dans lequel il vit et pense », s’en rend néanmoins assez
indépendant pour que ses caractères séparatifs puissent devenir sa
marque distinctive... Enfin les partisans de la liberté (opposée
ici, au moins relativement, au déterminisme)
considèrentl’individuation, comme « la constitution volontaire de
l’être lui-même en face de l’ordre universel. » Cette
constitution permet l’opposition critique du moi en laquelle « le
moi se représente à lui-même comme le non-moi d’un moi idéal. »
Ce moi idéal dont, dans une certaine mesure à son gré, il
s’approche ou s’éloigne, donne ainsi son orientation à un «
progrès moral » issu d’initiatives individuelles. C’est la
thèse idéaliste de la perfectibilité transposable dans le social
où elle reconnaît aux réactions de l’individu sur le milieu une
portée évolutive plus ou moins décisive..
Nous
n’étudierons ici ni l’individualité transitoire du minerai, ni
l’individualité purement vitale du végétal, ni même
l’individualité déjà consciente de l’animal. Nous nous en
tiendrons aux individualités supérieures. Nous ne rechercherons pas
ici davantage la substance philosophique de l’individu, ni
n’interrogerons en ses prémices lointaines l’individualité
personnelle. Nous n’agiterons pas la question de l’innéité (qui
sera abordée plus loin) ou de l’acquisition de la sociabilité
(voir ce mot), ni ne ferons la balance, dans la raison pure, des
antinomies (relatives d’ailleurs et souvent plus apparentes
qu’exclusives) entre l’individu et la société. Il ne s’agit
ici ni d’un moi abstrait, ou mystique ou transcendental, d’un
individu interprété en dehors des contingences. Nous nous en
tiendrons plus aux réalités positives qu’aux fondements
spéculatifs et considérerons surtout, l’individu, la cellule
individuelle, dans son milieu organique naturel, c’est-à-dire
l’individu vivant, avec toute l’espèce humaine, au sein de la
société...
* * *
De
l’individu vivant, les sciences ont établi le caractère
organique. « Les variations de l’espèce ne sont plus pour le
biologiste que des résultantes, des sommes de variations qui se sont
produites dans chaque individu séparément. L’espèce sera ce que
seront les individus, subissant chacun les influences sans nombre des
milieux dans lesquels ils vivent, et auxquels ils répondent chacun à
leur façon. Et quand le physiologue parle de la vie d’une plante
ou d’un animal, il y voit plutôt une agglomération, une colonie
de millions d’individus séparés, qu’une personnalité une et
indivisible. I1 vous parle d’une fédération d’organes
digestifs, sensuels, nerveux, etc., tous très intimement liés entre
eux, tous-subissant le contre-coup du bien-être ou du malaise de
chacun, mais vivant chacun de sa vie propre. Chaque organe, chaque
portion d’organe, à son tour, est composé de cellules
indépendantes qui s’associent pour lutter contre les conditions
défavorables à leur existence. L’individu est tout un monde de
fédérations, il est tout un cosmos à lui seul !... Et dans ce
monde, le physiologue voit les cellules autonomes du sang, des
tissus, des centres nerveux. Il reconnaît les milliards de
corpuscules blancs - les phagocytes qui se portent aux endroits du
corps infectés par des microbes, pour y livrer bataille aux
envahisseurs. Plus que cela : dans chaque cellule microscopique, il
découvre aujourd’hui un monde d’éléments autonomes dont chacun
vit de sa vie propre, recherche pour lui-même le bien-être et
l’atteint par le groupement, l’association avec d’autres que
lui. Bref, chaque individu est un cosmos d’organes, chaque organe
un cosmos de cellules, chaque cellule un cosmos d’infiniment
petits. Et, dans ce monde complexe, le bien-être de l’ensemble
dépend entièrement de la somme de bien-être dont jouit chacune des
moindres parcelles microscopiques de la matière organisée...
« De même
le psychologue voit de nos jours dans l’homme une multitude de
facultés séparées, de tendances autonomes, égales entre elles,
fonctionnant chacune indépendamment, s’équilibrant, se
contredisant continuellement. Pris dans son ensemble, l’homme n’est
plus pour lui qu’une résultante, toujours variable, de toutes ces
facultés diverses, de toutes ces tendances autonomes des cellules du
cerveau et des centres nerveux. Toutes sont reliées entre elles au
point de réagir chacune sur toutes les autres, mais elles vivent de
leur vie propre, sans être subordonnées à un organe central :
l’âme... Si autrefois, la science s’attachait à étudier les
grands résultats et les grandes sommes (les intégrales, dirait le
mathématicien), aujourd’hui elle s’attache surtout à étudier
les infiniment petits, les individus dont se composent ces sommes et
dont elle a fini par reconnaître l’indépendance et
l’individualité, en même temps que leur agrégation intime.
« Quant à
l’harmonie que l’esprit humain découvre dans la nature et qui
n’est, au fond, que la constatation d’une certaine stabilité des
phénomènes, le savant moderne ne cherche plus à l’expliquer par
l’action de lois conçues selon un certain plan, préétablies par
une volonté intelligente... Ce qu’on appelait « loi naturelle »
n’est plus qu’un rapport entre certains phénomènes, entrevu par
nous, et chaque « loi » naturelle prend un caractère conditionnel
de causalité. C’est-à-dire : Si tel phénomène se produit dans
de telles conditions, tel autre phénomène suivra. Point de loi
placée en dehors du phénomène : chaque phénomène gouverne celui
qui lui succède, non la loi. Rien de préconçu dans ce que nous
appelons l’harmonie de la nature. Le hasard des chocs et des
rencontres a suffi pour l’établir. Tel phénomène durera des
siècles parce que l’adaptation, l’équilibre qu’il représente
a pris des siècles à s’établir ; tandis que tel autre ne durera
qu’un instant si cette forme d’équilibre momentané est né en
un instant... Ainsi pour les planètes de notre système solaire,
résultantes multi-millénaires de millions de forces aveugles, ainsi
pour nos continents, édifiés molécule à molécule... Ainsi
d’autre part pour l’éclair, rupture momentanée de l’équilibre,
redistribution subite des forces... L’harmonie apparaît ainsi
comme équilibre temporaire, adaptation provisoire. Et cet équilibre
ne durera qu’à une condition : celle de se modifier
continuellement, de représenter à chaque instant la résultante des
actions contraires... » (Kropotkine).
Et
l’histoire et la jurisprudence, et l’ethnographie, l’économie
politique et la sociologie enfin, toutes les sciences qui traitent,
de l’homme - frappées des rapports statiques des atomes en
incessante oscillation et de l’identité phénoménale des réflexes
cosmiques, et du provisoire constant d’un équilibre fait d’une
multitude de contradictions animées - demandent (comme l’astronomie,
comme les sciences exactes et organiques, comme la physiologie
humaine l’ont fait dans le champ propre de leurs investigations) au
mouvement des infiniment petits, individuels, le secret d’une
harmonie - aujourd’hui perturbée -- des sociétés humaines. Se
débarrassant peu à peu des reliquats obstinés du vieil esprit
théocratique, délaissant les voies révélées, les artifices
déductifs (le Tout - réel dans le Divin - rythmant l’ascension
des parties, l’Accord final préexistant dans l’Omniscient), la.
science économique voit aussi autre chose dans la société qu’un
ordre préétabli aux éléments assujettis. Elle interroge à la
base les individus changeants, régulateurs aveugles de provisoires
évolutions, tâte le sens de leurs besoins et de leurs
sollicitations, tend à voir, conséquemment, l’orientation des
phénomènes sociaux ailleurs que dans « l’intérêt des riches
minorités », Et de nouvelles philosophies, à leur tour, guidées
vers une marche parallèle par tant de similitudes, s’efforcent
d’accorder au cosmos le rythme humain et collaborent à l’immense
synthèse... « L’anarchie se présente comme une partie intégrante
de la philosophie nouvelle. Elle cherche le plus complet
développement de l’individualité, combiné avec le plus haut
développement de l’association volontaire sous tous ses aspects, à
tous les degrés possibles, pour tous les buts imaginables :
association toujours changeante, portant en elle-même les éléments
de sa durée et revêtant les formes qui, à chaque moment, répondent
le mieux aux aspirations multiples de tous. Une société enfin à
laquelle les formes préétablies, cristallisées par la loi
répugnent ; mais qui cherche l’harmonie dans l’équilibre,
toujours changeant et fugitif, entre les multitudes de forces variées
et d’influences de toute nature, lesquelles suivent leur cours et,
précisément grâce à la liberté de se produire au grand jour et
de se contrebalancer, peuvent provoquer les énergies qui leur sont
favorables... » (Kropotkine).
Il n’y a
pas d’harmonie stagnante, pas d’unité fixe, pas de société
figée ni d’individu immuable, pas de nature immobile ni de monde
arrêté. Mais un flux et reflux continuel d’action et de réaction,
d’agrégation et de désagrégation. Et les êtres humains, en
incessante activité de conservation et d’extension, parmi les
forces naturelles et les efforts de leurs semblables, oscillent du
social à l’individuel, sous la poussée d’impérieuses
attractions et d’irrésistibles contraires. Aspiration à la plus
grande agglutination mais qui appelle - sous menace d’étiolement
et de mort l’association avec les proches constituant aussi leur
être et qui, contrecarrés, tôt ou tard, réagissent. Réduction
(apparente et provisoire) de « l’un » impatient, en face de
l’union sans laquelle « les uns » ne peuvent s’étendre, dont
il est ; l’arrêt peutêtre, mais pour l’élan. Egoïsme
irréductible et gourmand, mais solidarité inéluctable et féconde
: individu, société... Individu et société se présentent dans la
vie (c’est-àdire par-delà le problème des origines et des
légitimités) comme deux contraires autant qu’il puisse exister
des contraires hors de l’absolu - qui s’attirent et se pénètrent,
et leurs confrontations accusent des interdépendances continuelles
et de multiples apports réciproques. Et, dans le groupe social,
l’individu - en fût-il la cellule initiale - apparaît comme
quelque Prométhée condamné à trouver sa grandeur au sein des
forces à son sort enchaînées. Et de la chercher parmi elles, et
aussi par elles et jusqu’en elles (et non contre elles, au moins
dans un sens d’hostilité) traduit non seulement un acquiescement
raisonnable à l’inévitable, mais aussi le choix lucide d’une
sagesse qui prend délibérément son parti - le meilleur parti -
d’une situation qu’elle ne peut pas plus modifier qu’elle ne
l’a créée. Une sagesse qui renonce à sacrifier son devenir au
négatif, qui porte son vouloir - plutôt qu’à d’inutiles
efforts de dissociation, au succès d’ailleurs indésirable - à se
faire un levier des puissances qu’elle tenterait en vain d’abattre.
Et nous voyons, bien plus que dans un antagonisme épuisant, grandir
de concert l’individuel et le social. D’une émulation féconde
aux luttes créatrices nous paraissent, plus que d’une guerre à
mort, se dégager les lentes vérités. Dans un social plus vaste et
sympathique se situe pour nous, plus compréhensif, et plus nourri,
l’individuel. Et moins éthérés, plus humains - clartés vivantes
dans la vie ouverte à toutes les lumières - s’y allument et
radient quelques beaux isolements qui ne seraient ailleurs, dans un
repli subtil et froid, qu’un recroquevillement, et la chlorotique
consomption d’une fleur détachée...
Si vous
voulez savoir si la société (il n’est même pas question pour
l’instant d’une forme sociale définie, ni d’un cadre primitif
ou développé) est un obstacle dressé en face de l’individu,
essayez de transporter l’homme dans le milieu idéal de l’égotisme
antisocial : la solitude, débarrassée de tout souvenir et de tout
apport humain. Et supputez les fruits de ce transfert. Regardez cet
égoïste civilisé qu’autrui enchaîne à qui il demande tant ! -
regardez-le (impuissant voyage d’ailleurs) contraint à reprendre
seul les étapes, de sa culture (élément moderne de son égoïsme),
obligé de regagner le niveau des joies que son intelligence affinée
considère non seulement comme une corbeille précieuse mais dont
elle caresse l’envahissant parterre. Dites-moi comment il remontera
jusqu’aux présents sur lesquels son dilettantisme, sa philosophie
énervée spéculent jusqu’au néant et vers quels cieux
s’essoreront - dans le soi éternel - ses pensées de demain ?...
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