vendredi 25 octobre 2019

INDIVIDU, INDIVIDUALISME n. m. Partie 1 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Qu’est-ce qu’un individu ? « Un être constitué par un ensemble de parties telles que celles-là et non pas d’autres peuvent le constituer ; que réunies et non séparées, elles font son unité, distincte d’une manière plus ou moins permanente d’autres unités individuelles. » (J. Thomas). Rattaché à son étymologie latine (individuus, indivisible) l’individu serait ce qui ne peut être vu que dans son ensemble et qui cesse d’être quand ses parties sont séparées. Il est ainsi, biologiquement, le « spécimen vivant d’une espèce qui ne peut être divisé sans cesser de vivre. » (Larousse). Il est en même temps « un être formant une unité distincte dans un genre. » La personne (agrégat de particularités qui embrasse jusqu’aux attributs moraux) est d’abord un individu, mais « un individu d’une telle complexité d’organisation qu’on ne la peut modifier sans la détruire ; et surtout c’est un individu qui tout attaché qu’il soit par certains côtés au milieu dans lequel il vit et pense », s’en rend néanmoins assez indépendant pour que ses caractères séparatifs puissent devenir sa marque distinctive... Enfin les partisans de la liberté (opposée ici, au moins relativement, au déterminisme) considèrentl’individuation, comme « la constitution volontaire de l’être lui-même en face de l’ordre universel. » Cette constitution permet l’opposition critique du moi en laquelle « le moi se représente à lui-même comme le non-moi d’un moi idéal. » Ce moi idéal dont, dans une certaine mesure à son gré, il s’approche ou s’éloigne, donne ainsi son orientation à un « progrès moral » issu d’initiatives individuelles. C’est la thèse idéaliste de la perfectibilité transposable dans le social où elle reconnaît aux réactions de l’individu sur le milieu une portée évolutive plus ou moins décisive..
Nous n’étudierons ici ni l’individualité transitoire du minerai, ni l’individualité purement vitale du végétal, ni même l’individualité déjà consciente de l’animal. Nous nous en tiendrons aux individualités supérieures. Nous ne rechercherons pas ici davantage la substance philosophique de l’individu, ni n’interrogerons en ses prémices lointaines l’individualité personnelle. Nous n’agiterons pas la question de l’innéité (qui sera abordée plus loin) ou de l’acquisition de la sociabilité (voir ce mot), ni ne ferons la balance, dans la raison pure, des antinomies (relatives d’ailleurs et souvent plus apparentes qu’exclusives) entre l’individu et la société. Il ne s’agit ici ni d’un moi abstrait, ou mystique ou transcendental, d’un individu interprété en dehors des contingences. Nous nous en tiendrons plus aux réalités positives qu’aux fondements spéculatifs et considérerons surtout, l’individu, la cellule individuelle, dans son milieu organique naturel, c’est-à-dire l’individu vivant, avec toute l’espèce humaine, au sein de la société...

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De l’individu vivant, les sciences ont établi le caractère organique. « Les variations de l’espèce ne sont plus pour le biologiste que des résultantes, des sommes de variations qui se sont produites dans chaque individu séparément. L’espèce sera ce que seront les individus, subissant chacun les influences sans nombre des milieux dans lesquels ils vivent, et auxquels ils répondent chacun à leur façon. Et quand le physiologue parle de la vie d’une plante ou d’un animal, il y voit plutôt une agglomération, une colonie de millions d’individus séparés, qu’une personnalité une et indivisible. I1 vous parle d’une fédération d’organes digestifs, sensuels, nerveux, etc., tous très intimement liés entre eux, tous-subissant le contre-coup du bien-être ou du malaise de chacun, mais vivant chacun de sa vie propre. Chaque organe, chaque portion d’organe, à son tour, est composé de cellules indépendantes qui s’associent pour lutter contre les conditions défavorables à leur existence. L’individu est tout un monde de fédérations, il est tout un cosmos à lui seul !... Et dans ce monde, le physiologue voit les cellules autonomes du sang, des tissus, des centres nerveux. Il reconnaît les milliards de corpuscules blancs - les phagocytes qui se portent aux endroits du corps infectés par des microbes, pour y livrer bataille aux envahisseurs. Plus que cela : dans chaque cellule microscopique, il découvre aujourd’hui un monde d’éléments autonomes dont chacun vit de sa vie propre, recherche pour lui-même le bien-être et l’atteint par le groupement, l’association avec d’autres que lui. Bref, chaque individu est un cosmos d’organes, chaque organe un cosmos de cellules, chaque cellule un cosmos d’infiniment petits. Et, dans ce monde complexe, le bien-être de l’ensemble dépend entièrement de la somme de bien-être dont jouit chacune des moindres parcelles microscopiques de la matière organisée...
« De même le psychologue voit de nos jours dans l’homme une multitude de facultés séparées, de tendances autonomes, égales entre elles, fonctionnant chacune indépendamment, s’équilibrant, se contredisant continuellement. Pris dans son ensemble, l’homme n’est plus pour lui qu’une résultante, toujours variable, de toutes ces facultés diverses, de toutes ces tendances autonomes des cellules du cerveau et des centres nerveux. Toutes sont reliées entre elles au point de réagir chacune sur toutes les autres, mais elles vivent de leur vie propre, sans être subordonnées à un organe central : l’âme... Si autrefois, la science s’attachait à étudier les grands résultats et les grandes sommes (les intégrales, dirait le mathématicien), aujourd’hui elle s’attache surtout à étudier les infiniment petits, les individus dont se composent ces sommes et dont elle a fini par reconnaître l’indépendance et l’individualité, en même temps que leur agrégation intime.

« Quant à l’harmonie que l’esprit humain découvre dans la nature et qui n’est, au fond, que la constatation d’une certaine stabilité des phénomènes, le savant moderne ne cherche plus à l’expliquer par l’action de lois conçues selon un certain plan, préétablies par une volonté intelligente... Ce qu’on appelait « loi naturelle » n’est plus qu’un rapport entre certains phénomènes, entrevu par nous, et chaque « loi » naturelle prend un caractère conditionnel de causalité. C’est-à-dire : Si tel phénomène se produit dans de telles conditions, tel autre phénomène suivra. Point de loi placée en dehors du phénomène : chaque phénomène gouverne celui qui lui succède, non la loi. Rien de préconçu dans ce que nous appelons l’harmonie de la nature. Le hasard des chocs et des rencontres a suffi pour l’établir. Tel phénomène durera des siècles parce que l’adaptation, l’équilibre qu’il représente a pris des siècles à s’établir ; tandis que tel autre ne durera qu’un instant si cette forme d’équilibre momentané est né en un instant... Ainsi pour les planètes de notre système solaire, résultantes multi-millénaires de millions de forces aveugles, ainsi pour nos continents, édifiés molécule à molécule... Ainsi d’autre part pour l’éclair, rupture momentanée de l’équilibre, redistribution subite des forces... L’harmonie apparaît ainsi comme équilibre temporaire, adaptation provisoire. Et cet équilibre ne durera qu’à une condition : celle de se modifier continuellement, de représenter à chaque instant la résultante des actions contraires... » (Kropotkine).
Et l’histoire et la jurisprudence, et l’ethnographie, l’économie politique et la sociologie enfin, toutes les sciences qui traitent, de l’homme - frappées des rapports statiques des atomes en incessante oscillation et de l’identité phénoménale des réflexes cosmiques, et du provisoire constant d’un équilibre fait d’une multitude de contradictions animées - demandent (comme l’astronomie, comme les sciences exactes et organiques, comme la physiologie humaine l’ont fait dans le champ propre de leurs investigations) au mouvement des infiniment petits, individuels, le secret d’une harmonie - aujourd’hui perturbée -- des sociétés humaines. Se débarrassant peu à peu des reliquats obstinés du vieil esprit théocratique, délaissant les voies révélées, les artifices déductifs (le Tout - réel dans le Divin - rythmant l’ascension des parties, l’Accord final préexistant dans l’Omniscient), la. science économique voit aussi autre chose dans la société qu’un ordre préétabli aux éléments assujettis. Elle interroge à la base les individus changeants, régulateurs aveugles de provisoires évolutions, tâte le sens de leurs besoins et de leurs sollicitations, tend à voir, conséquemment, l’orientation des phénomènes sociaux ailleurs que dans « l’intérêt des riches minorités », Et de nouvelles philosophies, à leur tour, guidées vers une marche parallèle par tant de similitudes, s’efforcent d’accorder au cosmos le rythme humain et collaborent à l’immense synthèse... « L’anarchie se présente comme une partie intégrante de la philosophie nouvelle. Elle cherche le plus complet développement de l’individualité, combiné avec le plus haut développement de l’association volontaire sous tous ses aspects, à tous les degrés possibles, pour tous les buts imaginables : association toujours changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée et revêtant les formes qui, à chaque moment, répondent le mieux aux aspirations multiples de tous. Une société enfin à laquelle les formes préétablies, cristallisées par la loi répugnent ; mais qui cherche l’harmonie dans l’équilibre, toujours changeant et fugitif, entre les multitudes de forces variées et d’influences de toute nature, lesquelles suivent leur cours et, précisément grâce à la liberté de se produire au grand jour et de se contrebalancer, peuvent provoquer les énergies qui leur sont favorables... » (Kropotkine).
Il n’y a pas d’harmonie stagnante, pas d’unité fixe, pas de société figée ni d’individu immuable, pas de nature immobile ni de monde arrêté. Mais un flux et reflux continuel d’action et de réaction, d’agrégation et de désagrégation. Et les êtres humains, en incessante activité de conservation et d’extension, parmi les forces naturelles et les efforts de leurs semblables, oscillent du social à l’individuel, sous la poussée d’impérieuses attractions et d’irrésistibles contraires. Aspiration à la plus grande agglutination mais qui appelle - sous menace d’étiolement et de mort l’association avec les proches constituant aussi leur être et qui, contrecarrés, tôt ou tard, réagissent. Réduction (apparente et provisoire) de « l’un » impatient, en face de l’union sans laquelle « les uns » ne peuvent s’étendre, dont il est ; l’arrêt peutêtre, mais pour l’élan. Egoïsme irréductible et gourmand, mais solidarité inéluctable et féconde : individu, société... Individu et société se présentent dans la vie (c’est-àdire par-delà le problème des origines et des légitimités) comme deux contraires autant qu’il puisse exister des contraires hors de l’absolu - qui s’attirent et se pénètrent, et leurs confrontations accusent des interdépendances continuelles et de multiples apports réciproques. Et, dans le groupe social, l’individu - en fût-il la cellule initiale - apparaît comme quelque Prométhée condamné à trouver sa grandeur au sein des forces à son sort enchaînées. Et de la chercher parmi elles, et aussi par elles et jusqu’en elles (et non contre elles, au moins dans un sens d’hostilité) traduit non seulement un acquiescement raisonnable à l’inévitable, mais aussi le choix lucide d’une sagesse qui prend délibérément son parti - le meilleur parti - d’une situation qu’elle ne peut pas plus modifier qu’elle ne l’a créée. Une sagesse qui renonce à sacrifier son devenir au négatif, qui porte son vouloir - plutôt qu’à d’inutiles efforts de dissociation, au succès d’ailleurs indésirable - à se faire un levier des puissances qu’elle tenterait en vain d’abattre. Et nous voyons, bien plus que dans un antagonisme épuisant, grandir de concert l’individuel et le social. D’une émulation féconde aux luttes créatrices nous paraissent, plus que d’une guerre à mort, se dégager les lentes vérités. Dans un social plus vaste et sympathique se situe pour nous, plus compréhensif, et plus nourri, l’individuel. Et moins éthérés, plus humains - clartés vivantes dans la vie ouverte à toutes les lumières - s’y allument et radient quelques beaux isolements qui ne seraient ailleurs, dans un repli subtil et froid, qu’un recroquevillement, et la chlorotique consomption d’une fleur détachée...
Si vous voulez savoir si la société (il n’est même pas question pour l’instant d’une forme sociale définie, ni d’un cadre primitif ou développé) est un obstacle dressé en face de l’individu, essayez de transporter l’homme dans le milieu idéal de l’égotisme antisocial : la solitude, débarrassée de tout souvenir et de tout apport humain. Et supputez les fruits de ce transfert. Regardez cet égoïste civilisé qu’autrui enchaîne à qui il demande tant ! - regardez-le (impuissant voyage d’ailleurs) contraint à reprendre seul les étapes, de sa culture (élément moderne de son égoïsme), obligé de regagner le niveau des joies que son intelligence affinée considère non seulement comme une corbeille précieuse mais dont elle caresse l’envahissant parterre. Dites-moi comment il remontera jusqu’aux présents sur lesquels son dilettantisme, sa philosophie énervée spéculent jusqu’au néant et vers quels cieux s’essoreront - dans le soi éternel - ses pensées de demain ?...

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