samedi 5 octobre 2019

Un projet d’organisation anarchiste: différends entre Makhno et Malatesta


Lorsque Makhno séjourne en France après son départ de Russie, il rencontre des anarchiste et tente d'organiser le mouvement. Il présente une brochure qui va tomber entre les mains de Errico Malatesta:

UNE BROCHURE FRANÇAISE intitulée : « Plateforme d’organisation de l’Union générale des anarchistes (Projet) » me tombe entre les mains par hasard. (On sait qu’aujourd’hui les écrits non fascistes ne circulent pas en Italie.)

C’est un projet d’organisation anarchiste publié sous le nom d’un « Groupe d’anarchistes russes à l’étranger » et qui semble plus spécialement adressé aux camarades russes. Mais il traite de questions qui intéressent tous les anarchistes et, de plus, il est évident qu’il recherche l’adhésion des camarades de tous les pays, du fait même qu’il est écrit en français[ 1]. De toute façon, il est utile d’examiner, pour les Russes comme pour tous, si le projet mis en avant est en harmonie avec les principes anarchistes et si sa réalisation sert vraiment la cause de l’anarchisme. Les raisons des promoteurs sont excellentes. Ils déplorent que les anarchistes n’aient pas eu et n’aient pas sur les événements de la politique sociale une influence proportionnelle à la valeur théorique et pratique de leur doctrine, comme à leur nombre, à leur courage, à leur esprit de sacrifice, et ils pensent que la principale raison de cet insuccès relatif est l’absence d’une organisation vaste, sérieuse, efficace.

Jusqu’ici, en principe, je peux être d’accord. L’organisation n’est que la pratique de la coopération et de la solidarité, elle est la condition naturelle, nécessaire de la vie sociale, elle est un fait inéluctable qui s’impose à tous tant dans la société humaine en général que dans tout groupe de personnes ayant un but commun à atteindre. L’homme ne veut ni ne peut vivre isolé, il ne peut même pas devenir véritablement homme et satisfaire ses besoins matériels et moraux autrement qu’en société et avec la coopération de ses semblables. Il est donc fatal que tous ceux qui ne s’organisent pas librement, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils n’en sentent pas la pressante nécessité, subissent l’organisation établie par d’autres individus ordinairement constitués en classes ou groupes dirigeants dans le but d’exploiter à leur propre avantage le travail d’autrui. Et l’oppression millénaire des masses par un petit nombre de privilégiés a toujours été la conséquence de l’incapacité de la plupart des individus à s’entendre, à s’organiser sur la base de la communauté d’intérêts et de sentiments avec les autres travailleurs pour produire, pour mettre à profit les biens et pour, éventuellement, se défendre des exploiteurs et oppresseurs. L’anarchisme résout cette situation par son principe fondamental d’organisation libre créée et maintenue par la libre volonté des associés sans aucune espèce d’autorité, c’est-à-dire sans qu’aucun individu ait le droit d’imposer aux autres sa propre volonté. Il est donc naturel que les anarchistes cherchent à appliquer à leur vie privée et à la vie de leur parti ce même principe sur lequel, d’après eux, devrait être fondée toute la société humaine. Certaines polémiques laisseraient supposer qu’il y a des anarchistes réfractaires à toute organisation ; mais, en réalité, les nombreuses, les trop nombreuses discussions que nous avons sur ce sujet, même quand elles sont obscurcies par des questions de mots ou envenimées par des questions de personnes, ne concernent, au fond, que le mode et non le principe d’organisation. C’est ainsi que des camarades, qui se disent les plus opposés à l’organisation, s’organisent comme les autres et souvent mieux que les autres quand ils veulent sérieusement faire quelque chose. La question, je le répète, est tout entière dans l’application. Je devrais donc regarder avec sympathie l’initiative de ces camarades russes, convaincu comme je le suis qu’une organisation plus générale, mieux élaborée, plus constante que celles qui ont été jusqu’ici réalisées par les anarchistes, serait tout au moins indubitablement un élément de force et de succès importants, un puissant moyen de faire valoir nos idées. Et cela même si elle n’arrivait pas à éliminer toutes les erreurs, toutes les insuffisances, peut-être inévitables dans un mouvement qui, comme le nôtre, devance les situations. Cette raison entraîne l’incompréhension, l’indifférence et souvent l’hostilité de la majorité des gens. Je crois surtout nécessaire et urgent que les anarchistes s’organisent pour influer sur la marche que suivent les masses dans leur lutte pour les améliorations et l’émancipation. Aujourd’hui, la plus grande force de transformation sociale est le mouvement ouvrier (mouvement syndical) et de sa direction dépend en grande partie le cours que prendront les événements et le but auquel arrivera la prochaine révolution. Par leurs organisations, fondées pour la défense de leurs intérêts, les travailleurs acquièrent la conscience de l’oppression sous laquelle ils se trouvent et de l’antagonisme qui les sépare de leurs patrons. Ils commencent à aspirer à une vie supérieure, ils s’habituent à la lutte collective et à la solidarité et peuvent réussir à conquérir toutes les améliorations compatibles avec le régime capitaliste et étatique. Ensuite, lorsque le conflit deviendra insoluble, ce sera soit la révolution, soit la réaction. Les anarchistes doivent reconnaître l’utilité et l’importance du mouvement syndical, ils doivent en favoriser le développement et en faire un des leviers de leur action, s’efforçant que la coopération du syndicalisme et des autres forces de progrès aboutissent à une révolution sociale qui entraîne la suppression des classes, la liberté totale, l’égalité, la paix et la solidarité entre tous les êtres humains. Ce serait une illusion funeste que de croire, comme beaucoup le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa nature même, à une telle révolution. Bien au contraire, dans tous les mouvements fondés sur des intérêts matériels et immédiats (et l’on ne peut établir sur d’autres fondements un vaste mouvement ouvrier), il faut le ferment, la poussée, le travail préparatoire de personnes ayant un idéal qui combattent et se sacrifient en vue d’un idéal à venir. Sans ce levier, tout mouvement tend fatalement à s’adapter aux circonstances, engendre l’esprit conservateur, la crainte des changements chez ceux qui réussissent à obtenir des conditions meilleures ; et il crée souvent de nouvelles classes privilégiées qui s’efforcent de faire supporter, de consolider l’état de choses que l’on voudrait abattre.
D’où la pressante nécessité d’organisations proprement anarchistes qui, à l’intérieur comme en
dehors des syndicats, luttent pour la réalisation intégrale de l’anarchisme et cherchent à stériliser tous les germes de corruption et de réaction. Mais il est évident que pour atteindre leur but, les organisations anarchistes doivent, dans leur constitution et dans leur fonctionnement, être en harmonie avec les principes de l’anarchie. Il faut donc qu’elles ne soient en rien imprégnées d’esprit autoritaire, qu’elles sachent concilier la libre action des individus avec la nécessité et le plaisir de la coopération, qu’elles servent à développer la conscience et la capacité d’initiative de leurs membres et soient un moyen éducatif dans le milieu où elles opèrent, ainsi qu’une préparation morale et matérielle à l’avenir désiré. Le projet en question répond-il à ces exigences ? Je crois que non. Je trouve qu’au lieu de faire naître chez les anarchistes un plus grand désir de s’organiser, il semble fait pour confirmer le préjugé de beaucoup de camarades qui pensent que s’orga­ni­ser, c’est se soumettre à des chefs, adhérer à un organisme autoritaire, centralisateur, étouffant toute libre initiative.
En effet, on trouve dans ce projet les propositions que quelques-­uns, contre l’évidence et malgré nos protestations, s’obstinent à attribuer à tous les anarchistes qualifiés d’organisateurs.
Examinons cela :
Tout d’abord, il me semble que c’est une idée fausse (et en tout cas irréalisable) de réunir tous les anarchistes dans une « Union générale », c’est-à-dire, ainsi que le précise le projet, en une seule collectivité révolutionnaire active.
En tant qu’anarchistes, nous pouvons tous nous considérer dans un même parti si, par le mot « parti », on entend l’ensemble de tous ceux qui sont d’un même côté, ont les mêmes aspirations générales, combattent, d’une manière ou d’une autre, pour le même objectif, des adversaires et des ennemis communs. Mais cela ne veut pas dire qu’il soit possible, et peut-être n’est-il pas désirable, de nous réunir tous en une même association. Les milieux et les conditions de lutte diffèrent trop, les différents modes d’action que se partagent les préférences des uns et des autres sont trop nombreux, et trop nombreuses aussi les différences de tempérament et les incompatibilités personnelles pour qu’une union générale réalisée sérieusement ne devienne pas un obstacle aux activités individuelles et peut-être même une cause des plus dures luttes intestines, plutôt qu’un moyen pour coordonner et totaliser les efforts de tous.
Comment, par exemple, pourrait-­on organiser de la même manière et avec les mêmes personnes une association publique faite pour la propagande et l’agitation au milieu des masses, et une société secrète, contrainte par les conditions politiques où elle agit à cacher à l’ennemi ses buts, ses moyens, ses membres ? Comment la même tactique pourrait-­elle être adoptée par les éducationnistes persuadés qu’il suffit de la propagande et de l’exemple de quelques-­uns pour transformer graduellement les individus et, par conséquent, la société, et les révolutionnaires convaincus de la nécessité d’abattre par la violence une situation qui ne se maintient que par la violence, afin de créer, contre la violence des oppresseurs, les conditions nécessaires au libre exercice de la propagande et à l’application pratique des conquêtes idéales ? Et comment garder unis des gens qui, pour des raisons particulières, ne s’aiment pas et qui, pourtant, peuvent également être de bons militants pour l’anarchisme ?
D’autre part, les auteurs du projet déclarent « inepte » l’idée de créer une organisation réunissant les représentants des diverses tendances de l’anarchisme. Ils disent que : « Une telle organisation, ayant incorporé des éléments théoriquement et pratiquement hétérogènes, ne serait qu’un assemblage mécanique d’individus concevant d’une façon différente toutes les questions du mouvement anarchiste, assemblage qui se désagrégerait infailliblement, à la première épreuve de la vie[ 2]. »
C’est très bien. Mais alors, s’ils reconnaissent l’existence des anarchistes des autres tendances, ils devront leur laisser aussi le droit de s’organiser à leur tour et de travailler pour l’anarchie de la façon qu’ils croient la meilleure. Ou bien prétendront-­ils mettre hors de l’anarchisme, excommunier, tous ceux qui n’acceptent pas leur programme ? Ils disent bien vouloir regrouper en une seule organisation tous les éléments sains du mouvement libertaire, naturellement ils auront tendance à juger sains seulement ceux qui pensent comme eux. Mais que feront-­ils des éléments malsains ?
Il y a certainement parmi ceux qui se disent anarchistes, comme dans toute collectivité humaine, des personnes de différentes valeurs et, qui pis est, il en est qui font circuler au nom de l’anarchisme des idées qui n’ont avec lui que de bien douteuses affinités. Mais comment éviter cela ? La vérité anarchiste ne peut et ne doit pas devenir le monopole d’un individu ou d’un comité. Elle ne peut pas dépendre des décisions de majorités réelles ou effectives. Il est nécessaire et suffisant que tous aient et exercent le droit de libre critique et que chacun puisse soutenir ses idées et choisir ses compagnons. Les faits jugeront en dernière instance et donneront raison à ceux qui l’ont.
Abandonnons donc l’idée de réunir tous les anarchistes en une seule organisation, considérons cette « Union générale » que nous proposent les Russes comme ce qu’elle est en réalité : l’union d’un certain nombre d’anarchistes, et voyons si le mode d’organisation proposé est conforme aux principes et aux méthodes anarchistes et s’il peut aider au triomphe de l’anarchisme.
Une fois de plus, il me semble que non.
Je ne mets pas en doute les intentions anarchistes sincères de ces camarades russes. Ils veulent réaliser le communisme anarchiste et cherchent la manière d’y arriver le plus vite possible. Mais il ne suffit pas de vouloir une chose, il faut encore employer les moyens opportuns pour l’obtenir, de même que pour aller à un endroit, il faut prendre la route qui y conduit, sous peine d’arriver à un lieu très différent. Or, toute l’organisation proposée étant du type autoritaire, non seulement elle ne faciliterait pas le triomphe du communisme anarchiste, mais elle fausserait l’esprit anarchiste et aurait des résultats contraires à ceux que ses organisateurs en attendent.
En effet, cette « Union générale » consisterait en autant d’organisations partielles qu’il y aurait de secrétariats pour en diriger idéologiquement le travail politique et technique. Et pour coordonner l’activité de toutes les organisations adhérentes, il y aurait un comité exécutif de l’Union chargé d’appliquer les décisions prises par l’Union et de « la conduite idéologique et organisationnelle de l’activité des organisations conformément à l’idéologie et à la ligne tactique générale de l’Union ».
Est-ce là de l’anarchisme ? C’est, à mon avis, un gouvernement et une Église. Il y manque, il est vrai, la police et les baïonnettes, comme les fidèles disposés à accepter l’idéologie dictée, mais cela signifie simplement que ce gouvernement serait un gouvernement impuissant et impossible, et que cette Église serait une pépinière de schismes et d’hérésie. L’esprit, la tendance restent autoritaires et l’effet éducatif serait toujours anti-­anarchiste.
Voyez si ce n’est pas vrai : « L’organe exécutif du mouvement libertaire général, l’Union anarchiste [se dressant décisivement contre la tactique de l’individualisme irresponsable[ 3]] introduit dans ses rangs le principe de la responsabilité collective : toute l’Union sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de chaque membre ; de même, chaque membre sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de toute l’Union. »
Et après cette négation absolue de toute indépendance individuelle, de toute liberté d’initiative et d’action, les promoteurs, se souvenant d’être anarchistes, se disent fédéralistes et tonnent contre la centralisation, dont « les résultats naturels inévitables de ce système sont l’asservissement et la mécanisation de la vie sociale et de celle des partis ».
Mais si l’Union est responsable de ce que fait chacun de ses membres, comment laisser à chaque membre en particulier et aux différents groupes la liberté d’appliquer le programme commun de la façon qu’ils jugent la meilleure ? Comment peut-on être responsable d’un acte si l’on n’a pas la faculté de l’empêcher ? Donc l’Union, et pour elle le comité exécutif, devrait surveiller l’action de tous les membres en particulier et leur prescrire ce qu’ils ont à faire ou à ne pas faire, et comme le désaveu du fait accompli n’atténue pas une responsabilité formellement acceptée d’avance, personne ne pourrait faire quoi que ce soit avant d’en avoir obtenu l’approbation, la permission du comité. Et, d’autre part, un individu peut-il accepter la responsabilité des actes d’une collectivité avant de savoir ce qu’elle fera, et comment peut-il l’empêcher de faire ce qu’il désapprouve ?
De plus, les auteurs du projet disent que c’est l’Union qui veut et dispose. Mais quand on dit volonté de l’Union, entend-­on volonté de tous ses membres ? En ce cas, pour que l’Union puisse agir, il faudrait que tous ses membres, sur toutes les questions, aient toujours exactement la même opinion. Or, s’il est naturel que tous soient d’accord sur les principes généraux et fondamentaux, sans quoi ils ne se seraient pas unis, on ne peut supposer que des êtres pensants soient tous et toujours du même avis sur ce qu’il convient de faire en toutes circonstances, et sur le choix des personnes à qui confier la charge d’exécuter et de diriger.
En réalité, c’est ce qui ressort du texte même du projet : par volonté de l’Union on ne peut entendre que la volonté de la majorité, volonté exprimée par des congrès qui nomment et contrôlent le comité exécutif et décident sur toutes les questions importantes. Les congrès, naturellement, seraient composés de représentants élus à la majorité dans chaque groupe adhérent, et ces représentants décideraient de ce qu’il faudrait faire, toujours à la majorité des voix. Donc, dans la meilleure hypothèse, les décisions seraient prises par une majorité de majorités qui pourrait fort bien, en particulier quand les opinions en présence seraient plus de deux, ne plus représenter qu’une minorité.
Il faut, en effet, remarquer que dans les conditions où vivent et luttent les anarchistes, leurs congrès sont encore moins représentatifs que ne le sont les parlements bourgeois. Le contrôle des anarchistes sur les organes exécutifs, si ceux-ci ont un pouvoir autoritaire, se produit rarement à temps et de manière efficace. Dans la pratique, la personne qui assiste aux congrès anarchistes s’y trouve parce qu’elle le veut et le peut, qu’elle a trouvé l’argent nécessaire et qu’elle n’est pas empêchée par des mesures policières. On y rencontre autant d’individus, qui ne représentent qu’eux-mêmes ou un petit nombre d’amis, que de ceux qui portent réellement les opinions et les désirs d’une nombreuse collectivité. Et sauf les précautions à prendre contre les traîtres et les espions, et aussi à cause de ces précautions nécessaires, une sérieuse vérification des mandats et de leur valeur est impossible.
De toute façon, nous sommes en plein système majoritaire, en plein parlementarisme.
On sait que les anarchistes n’admettent pas le gouvernement de la majorité (démocratie), pas plus qu’ils n’admettent le gouvernement d’un petit nombre (aristocratie, oligarchie, ou dictature de classe ou de parti) ni celui d’un seul (autocratie, monarchie, ou dictature personnelle).
Les anarchistes ont fait mille fois la critique du gouvernement dit « de majorité » qui, dans l’application pratique, conduit toujours à la domination d’une petite minorité.
Faudra-t-il la refaire encore une fois à l’usage de nos camarades russes ?
Certes, les anarchistes reconnaissent que, dans la vie collective, il est souvent nécessaire que la minorité se conforme à l’avis de la majorité. Quand il est visiblement nécessaire ou utile de faire quelque chose et qu’il faut que tous y participent, le petit nombre doit sentir la nécessité de s’adapter à la volonté du grand nombre. D’ailleurs, en général, pour vivre ensemble en paix et sous un régime d’égalité, il faut que tous soient animés d’un esprit d’entente, de tolérance, de souplesse. Mais cette adaptation d’une partie des adhérents à l’autre partie doit être réciproque, volontaire. Elle doit dériver de la conscience de la nécessité
et de la volonté de chacun de ne pas paralyser la vie sociale par son obstination.
Elle ne doit pas être imposée comme principe et comme règle statutaire. C’est un idéal qui, peut-être, dans la pratique de la vie sociale générale, sera difficile à réaliser de façon absolue, mais il est certain que tout groupement humain est d’autant plus voisin de l’anarchie que l’accord entre la minorité et la majorité est plus libre, plus spontané et imposé seulement par la nature des choses.
Donc, si les anarchistes nient à la majorité le droit de gouverner dans la société humaine générale, où l’individu est pourtant contraint d’accepter certaines restrictions parce qu’il ne peut s’isoler sans renoncer aux conditions de la vie humaine, s’ils veulent que tout se fasse par libre accord entre tous, comment serait-il possible qu’ils adoptent le gouvernement de la majorité dans leurs associations essentiellement libres et volontaires, et qu’ils commencent par déclarer qu’ils se soumettront aux décisions de la majorité avant même de savoir ce qu’elles seront ?
Que l’anarchie, l’organisation libre sans domination de la majorité sur la minorité et vice-versa, soit qualifiée, par ceux qui ne sont pas anarchistes, d’utopie irréalisable ou seulement réalisable dans un très lointain avenir, cela se comprend, mais il est inconcevable que ceux qui professent des idées anarchistes et voudraient réaliser l’anarchie ou, tout au moins, s’en approcher sérieusement aujourd’hui plutôt que demain, que ceux-là mêmes renient les principes fondamentaux de l’anarchisme dans l’organisation même par laquelle ils se proposent de combattre pour son triomphe.
Une organisation anarchiste doit, selon moi, être établie sur des bases bien différentes de celles que nous proposent ces camarades russes.
Pleine autonomie, pleine indépendance et, par conséquent, pleine responsabilité des individus et des groupes ; libre accord entre ceux qui croient utile de s’unir pour coopérer à une œuvre commune, devoir moral de maintenir les engagements pris et de ne rien faire qui soit en contradiction avec le programme accepté.
C’est sur ces bases que les formes pratiques, les instruments aptes à donner une vie réelle à l’organisation s’adaptent : les groupes, fédérations de groupes, fédérations de fédérations, réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou d’autres fonctions. Mais tout cela doit être fait librement, de manière à ne pas entraver la pensée et l’initiative des individus, et seulement pour donner plus de portée à des effets qui seraient impossibles ou à peu près inefficaces s’ils étaient isolés.
De cette manière, les congrès, dans une organisation anarchiste, tout en souffrant, en tant que corps représentatifs, de toutes les imperfections que j’ai signalées, sont exempts de tout autoritarisme parce qu’ils ne font pas la loi, n’imposent pas aux autres leurs propres délibérations, ils servent à maintenir et à étendre les rapports personnels entre les camarades les plus actifs, à résumer et provoquer l’étude de programmes sur les voies et moyens d’action, à faire connaître à tous la situation des diverses régions et l’action la plus urgente en chacune d’elles, à formuler les diverses opinions des anarchistes et à en faire une sorte de statistique. Les décisions des congrès ne sont pas des règles obligatoires, mais des suggestions, des conseils, des propositions à soumettre à tous les intéressés, elles ne deviennent obligatoires et exécutives que pour ceux qui les acceptent et tant qu’ils les acceptent. Les organes administratifs qu’ils nomment, commission de correspondance, etc., n’ont aucun pouvoir de direction, ne prennent d’initiatives que pour le compte de ceux qui sollicitent et approuvent ces initiatives, n’ont aucune autorité pour imposer leurs propres vues, qu’ils peuvent assurément soutenir et propager en tant que groupes de camarades, mais qu’ils ne peuvent pas présenter comme opinion officielle de l’organisation. Ils publient les résolutions des congrès et les opinions et les propositions que les groupes et les individus leur communiquent. Ils sont utiles à qui veut s’en servir pour des relations plus faciles entre les groupes et pour la coopération entre ceux qui sont d’accord sur diverses initiatives, mais libre à chacun de correspondre directement avec qui bon lui semble ou de se servir d’autres comités nommés par des groupements spéciaux.
Dans une organisation anarchiste, chaque membre peut défendre toutes les opinions et employer toutes les tactiques qui ne sont pas en contradiction avec les principes acceptés et ne nuisent pas à l’activité des autres. En tous les cas, une organisation donnée dure aussi longtemps que les raisons d’union sont plus fortes que les raisons de dissolution, dans le cas contraire, elle se dissout et laisse place à d’autres groupements plus homogènes.
Certes, la durée et la permanence d’une organisation sont conditionnées au succès dans la longue lutte que nous avons à soutenir et, d’autre part, il est naturel que toute institution aspire, par instinct, à durer indéfiniment. Mais la durée d’une organisation libertaire doit être la conséquence de l’affinité spirituelle de ses membres et des possibilités d’adaptation de sa constitution aux changements des circonstances ; quand elle n’est plus capable d’une mission utile, le mieux est qu’elle meure.
Ces camarades russes trouveront peut-être qu’une organisation telle que je la conçois et telle qu’elle a déjà été réalisée, plus ou moins bien, à différentes époques, est de peu d’efficacité.
Je comprends que ces camarades sont obsédés par le succès des bolcheviks dans leur pays. Ils voudraient, comme eux, réunir les anarchistes en une sorte d’armée disciplinée qui, sous la direction idéologique et pratique de quelques chefs, marche unie à l’assaut des régimes actuels et qui, après la victoire matérielle, dirige la constitution de la nouvelle société. Et peut-être est-il vrai qu’avec ce système, en admettant que des anarchistes s’y prêtent et que les chefs soient des hommes de génie, notre force matérielle deviendrait plus grande. Mais pour quels résultats ? Est-ce qu’il n’arriverait pas à l’anarchisme ce qui s’est passé en Russie avec le socialisme et le communisme ?
Ces camarades sont impatients d’arriver au succès, nous le sommes aussi, mais il ne faut pas, pour vivre et vaincre, renoncer aux raisons de la vie et dénaturer le caractère de l’éventuelle victoire. Nous voulons combattre et vaincre, mais comme anarchistes et au moyen de l’anarchie.
Il Risveglio anarchico, n° 728, 1er octobre 1927, p. 1-2 ; et n° 729, 15 octobre 1927, p. 1-2.
En réponse aux critiques de Malatesta, Makhno lui écrit:

Lettre de Nestor Makhno à Errico Malatesta

Cher camarade Malatesta,
J’ai lu votre réponse au projet de « Plateforme d’organisation d’une Union générale des anarchistes », projet publié par le groupe des anarchistes russes à l’étranger.
J’ai l’impression ou bien que vous avez mal compris le projet de la « Plateforme » ou bien que votre refus de reconnaître la responsabilité collective dans l’action révolutionnaire et le rôle directeur que les forces anarchistes doivent y jouer provient d’une conception profonde de l’essence même de l’anarchisme qui vous porte à négliger ce principe de responsabilité.
C’est pourtant un principe fondamental, guide de chacun de nous dans sa façon de comprendre l’idée anarchiste, dans la volonté de la faire pénétrer les masses, dans son esprit de sacrifice. C’est grâce à lui qu’un homme peut s’engager sur la voie révolutionnaire et en entraîner d’autres. Sans lui, aucun révolutionnaire ne saurait avoir ni la force, ni la volonté, ni l’intelligence nécessaires pour supporter le spectacle de la misère sociale, encore moins pour la combattre.
C’est en s’inspirant de la responsabilité collective que les révolutionnaires de tous les temps et de toutes les écoles ont groupé leurs forces. C’est sur elle qu’ils fondaient l’espoir que leurs révoltes partielles, les révoltes qui sèment le chemin des opprimés, ne seraient pas vaines, que les exploités comprendraient les applications convenables à l’époque et s’en aideraient pour chercher de nouvelles voies à leur émancipation.
Vous-même, cher Malatesta, vous reconnaissez la responsabilité individuelle du révolutionnaire anarchiste. Plus encore : vous l’avez préconisée pendant toute votre vie de militant. C’est ainsi du moins que je le comprends d’après vos écrits sur l’anarchisme. Mais vous niez la nécessité et l’utilité de la responsabilité collective pour ce qui est des tendances et des actions du mouvement anarchiste dans son ensemble. La responsabilité collective vous effraie puisque vous la refusez.
Pour moi, qui ai pris l’habitude de regarder bien en face les réalités de notre mouvement, votre négation de la responsabilité collective me paraît non seulement sans fondement, mais dangereuse pour la révolution sociale dans laquelle il vous faudra bien tenir compte de l’expérience afin de livrer une bataille décisive contre tous nos ennemis à la fois. Or l’expérience des batailles révolutionnaires passées me conduit, hors de toute imitation, à croire que, quels que soient les événements révolutionnaires, ils exigeront qu’on leur donne de sérieuses directives, tant idéologiques que tactiques. Par conséquent, seul un esprit collectif sain et dévoué à l’anarchisme peut exprimer les exigences du moment, au moyen d’une volonté collectivement responsable. Aucun de nous n’a le droit d’esquiver cette part de responsabilité. Au contraire, si elle a été jusqu’ici ignorée dans les rangs anarchistes, il lui faut maintenant devenir, pour nous anarcho-­communistes, un article de notre programme théorique et pratique.
Seul l’esprit collectif de ses militants et leur responsabilité collective permettra à l’anarchisme moderne d’éliminer de ses milieux l’idée historiquement fausse d’après laquelle l’anarchisme ne pourrait servir de guide, ni idéologiquement ni pratiquement, aux masses laborieuses en période révolutionnaire et, par conséquent, n’aurait pas de responsabilité d’ensemble.
Je ne m’arrêterai pas, dans cette lettre, aux autres parties de votre exposé contre le projet de « Plateforme », telles celles où vous y voyez « une Église et une autorité sans police ». Je vous dirai seulement ma surprise de vous voir recourir à un tel argument dans votre critique de la « Plateforme ». J’y ai beaucoup réfléchi et je ne puis me ranger à votre avis, pas plus que vous donner raison.
Non, vous n’avez pas raison ! Et parce que je ne suis pas d’accord avec votre réfutation faite à l’aide d’arguments trop faciles, je me crois fondé à vous poser les questions suivantes :
(1) L’anarchisme doit-il prendre une part de responsabilité dans la lutte des travailleurs contre leurs oppresseurs, le capitalisme et son valet l’État ? Et si non, pourquoi ? Si oui, les anarchistes doivent-­ils travailler en vue de permettre à leur mouvement d’exercer son influence sur la base même de l’ordre social existant ?
(2) L’anarchisme peut-il, dans l’état de désorganisation dans lequel il se débat actuellement, exercer une influence, soit idéologique ou pratique, sur les formes sociales et la lutte de la classe travailleuse ?
(3) Quels sont les moyens dont doit se servir l’anarchisme en dehors de la révolution, et quels sont ceux dont il dispose pour démontrer et affirmer ses conceptions constructives ?
(4) L’anarchisme a-t-il besoin d’organisations propres permanentes, étroitement liées entre elles par l’unité de but et d’action pour parvenir à ses fins ?
(5) Que doivent comprendre les anarchistes sous le terme « institutions à réaliser » en vue de garantir à la société son libre développement ?
(6) L’anarchisme peut-il, dans la société communiste conçue par lui, se passer d’institutions sociales ? Si oui, par quels moyens ? Si non, lesquelles doit-il reconnaître et utiliser, et quels noms leur donnera-­t-il pour les concrétiser ? Les anarchistes doivent-­ils assumer un rôle dirigeant et, par conséquent, responsable ou se borner à être des auxiliaires irresponsables ?
Votre réponse, cher camarade Malatesta, serait pour moi d’une grande importance pour deux raisons. Elle me permettrait d’abord de mieux comprendre votre façon de voir concernant la question d’organisation des forces anarchistes et du mouvement en général. Ensuite, soyons francs : votre opinion est acceptée d’emblée par la plupart des anarchistes et sympathisants sans aucune discussion, car c’est celle d’un militant éprouvé, resté toute sa vie inébranlablement attaché à son poste de libertaire. Il dépend donc de votre attitude, dans une certaine mesure, que soit ou ne soit pas abordée une étude complète des questions urgentes que notre époque pose à notre mouvement et, par conséquent, que sa croissance ralentisse ou qu’il prenne un nouvel essor. Notre mouvement ne gagnera rien à rester dans la stagnation passée et présente. Au contraire, il est urgent, devant les événements qui approchent, de le rendre apte à jouer son rôle, avec toutes ses chances.
Je compte bien sur votre réponse.
Avec mon salut, révolutionnaire,
Nestor Makhno
Le Réveil anarchiste, Genève, 14 décembre 1929, n° 785, p. 2. La traduction a été revue. Le texte original russe n’a pas été conservé.
Réponse à Nestor Makhno

Cher camarade,
Enfin, j’ai pu avoir la lettre que vous m’avez adressée, il y a plus d’un an, à propos de ma critique du « Projet d’organisation d’une Union générale des anarchistes », publiée par le groupe des anarchistes russes à l’étranger et connu dans notre mouvement sous le nom de « Plateforme ».
Vous aurez sans doute compris, connaissant ma situation, pourquoi je ne répondais pas. Je ne puis participer, ainsi que je le voudrais, à la discussion des questions qui nous intéressent le plus, parce que la censure ne me fait pas parvenir les publications qu’elle considère comme subversives ni les lettres se rapportant à des arguments politiques et sociaux. Ce n’est qu’à de longs intervalles et par un heureux hasard que me parvient l’écho affaibli de ce que les camarades écrivent ou font. Ainsi, j’ai su que la « Plateforme » et la critique que j’en ai faite ont été très discutées, mais je n’ai rien appris ou presque de ce qui en a été dit ; et votre lettre est le premier écrit s’y rapportant qu’il m’est donné de voir.
Si nous pouvions correspondre librement, je vous prierais, avant d’entamer la discussion, d’expliquer vos conceptions, qui, peut-être à cause d’une mauvaise traduction du russe en français, me semblent sur quelques points plutôt obscures. Ma situation étant ce qu’elle est, je vous réponds pour autant que je vous ai compris, et je m’en rapporte à l’espoir qu’il me sera donné de voir votre réplique.
Vous vous êtes étonné que je ne puisse admet­tre le principe de la responsabilité collective, que vous jugez un principe fondamental qui a guidé et doit guider les révolutionnaires passés, présents et futurs.
À mon tour je me demande que peut bien signifier, dans la bouche d’un anarchiste, cette expression de « responsabilité collective » ?
Je sais qu’entre militaires, il est d’usage de décimer un corps de soldats qui s’est révolté ou s’est mal comporté en présence de l’ennemi en fusillant indistinctement ceux désignés par le sort. Je sais que les chefs d’armée n’ont guère de scrupule à détruire un village ou une ville et à massacrer toute une population, enfants compris, parce que quelqu’un a cherché à résister à l’invasion. Je sais qu’à toutes les époques, les gouvernements se sont différemment servis, à titre de menace et en l’appliquant, du système de la responsabilité collective pour écraser les rebelles, exiger les impôts, etc. Et je comprends qu’il y ait là un moyen efficace d’intimidation et d’oppression.
Mais comment peut-on parler de responsabilité collective entre hommes qui luttent pour la liberté et la justice, et lorsqu’il ne peut s’agir que de responsabilité morale, qu’elle soit ou non suivie de sanctions matérielles ? !
Si, par exemple, au cours d’un assaut contre une force armée ennemie, mon voisin se conduit comme un lâche, nous pouvons tous en subir les conséquences, mais la honte retombera exclusivement sur celui qui n’a pas eu le courage d’être à son poste. Si, lors d’une conspiration, l’un des membres trahit et fait emprisonner ses camarades, les trahis seront-­ils responsables de la trahison ?
La « Plateforme » dit : « [T]oute l’Union sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de chaque membre ; de même, chaque membre sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de toute l’Union. »
Peut-on concilier cela avec les principes d’autonomie et de libre initiative que les anarchistes soutiennent ? J’ai déjà répondu :
[S]i l’Union est responsable de ce que fait chacun de ses membres, comment laisser à chaque membre en particulier et aux différents groupes la liberté d’appliquer le programme commun de la façon qu’ils jugent la meilleure ? Comment peut-on être responsable d’un acte si l’on n’a pas la faculté de l’empêcher ? Donc l’Union, et pour elle le comité exécutif, devrait surveiller l’action de tous les membres en particulier et leur prescrire ce qu’ils ont à faire ou à ne pas faire, et comme le désaveu du fait accompli n’atténue pas une responsabilité formellement acceptée d’avance, personne ne pourrait faire quoi que ce soit avant d’en avoir obtenu l’approbation, la permission du comité. Et, d’autre part, un individu peut-il accepter la responsabilité des actes d’une collectivité avant de savoir ce qu’elle fera, et comment peut-il l’empêcher de faire ce qu’il désapprouve ?
Sans aucun doute, j’admets et je propose que tout homme en liaison avec d’autres pour coopérer à un but commun doit sentir le devoir de coordonner ses actions avec celles de ses compagnons, de ne rien faire de nuisible à l’activité des autres, et donc à la cause commune, et de respecter les accords adoptés, sauf s’il quitte loyalement l’association à cause de l’apparition d’opinions divergentes, d’un changement de circonstances ou d’incompatibilité sur le choix des moyens, si la coopération devenait ainsi impossible ou désavantageuse. De même, je pense que celui qui ne saurait éprouver et pratiquer un tel devoir devrait être exclu de l’association.
Il se peut qu’en parlant de responsabilité collective, vous compreniez précisément l’accord et la solidarité qui doivent exister entre les membres d’une association. Et s’il en était ainsi, votre expression serait, selon moi, une impropriété de langage, mais au fond il ne s’agirait plus que d’une question de mots sans importance, et nous serions bien près de nous entendre.
La question vraiment importante que vous soulevez dans votre lettre est celle du rôle*[ 1] des anarchistes dans le mouvement social et la façon dont ils entendent s’en acquitter. Il s’agit ici du fondement même, de la raison d’être de l’anarchisme, et il faut s’expliquer clairement.
Vous me demandez si les anarchistes doivent assumer (dans le mouvement révolutionnaire et dans l’organisation communiste de la société) un rôle de dirigeants nécessairement responsables ou se borner à être des auxiliaires irresponsables.
Votre demande me laisse perplexe, faute de précision. On peut diriger au moyen de conseils et d’exemples, en laissant les gens face à la nécessité et à la possibilité de pourvoir d’eux-mêmes à leurs besoins, adopter en toute liberté nos méthodes et nos solutions, si elles sont meilleures, ou leur paraissent telles, que celles proposées et pratiquées par d’autres.
Mais l’on peut diriger aussi en prenant le commandement, c’est-à-dire en devenant le gouvernement et en imposant à l’aide des gendarmes ses propres idées et intérêts.
Comment voudriez-­vous diriger ?
Nous sommes anarchistes parce que nous croyons que le gouvernement (tout gouvernement) est un mal et qu’il n’est possible de réaliser la liberté, la fraternité, la justice qu’au moyen de la liberté. Nous ne pouvons ainsi aspirer à gouverner, et nous devons faire tout notre possible pour empêcher que d’autres, classes, partis ou individus, s’emparent du pouvoir et du gouvernement.
La responsabilité des dirigeants, avec laquelle vous semblez vouloir rassurer les gens contre leurs abus et leurs erreurs, ne me dit rien qui vaille. Celui qui a la charge du pouvoir n’est réellement responsable que vis-à-vis de la révolution, et l’on ne peut faire tous les jours une révolution. Généralement, il n’en éclate une seulement après que le gouvernement a déjà fait tout le mal possible.
Vous comprendrez donc que je suis loin de penser que les anarchistes doivent se contenter d’être de simples auxiliaires d’autres révolutionnaires qui, n’étant pas anarchistes, visent naturellement à former un gouvernement. Je crois, au contraire, que nous, les anarchistes, convaincus de la justesse de notre programme, nous devons nous efforcer d’acquérir une influence prédominante afin de diriger le mouvement vers la réalisation de nos idéaux. Mais cette influence, nous devons l’acquérir en faisant plus et mieux que les autres, et elle ne sera utile qu’ainsi.
Nous devons aujourd’hui approfondir, développer et propager nos idées, et coordonner nos forces pour une action commune. Nous devons agir au sein du mouvement ouvrier pour empêcher qu’il se borne à la recherche exclusive de petites améliorations compatibles avec le système capitaliste, ce qui le corrompt ; pour faire en sorte qu’il puisse servir de préparation à la complète transformation sociale. Nous devons travailler au milieu des masses inorganisées et peut-être inorganisables, afin d’éveiller en elles l’esprit de révolte, de désir et d’espoir d’une vie libre et heureuse. Nous devons entreprendre et seconder tous les mouvements possibles qui tendent à affaiblir les forces de l’État et des capitalistes, et y élever le niveau moral et les conditions matérielles des travailleurs. Nous devons, en somme, nous préparer et préparer les autres, moralement et matériellement, à l’action révolutionnaire qui doit ouvrir la voie à l’avenir.
Et demain, dans la révolution, nous devons prendre une part énergique (si possible avant et mieux que les autres) dans la lutte matérielle nécessaire et la pousser à fond pour détruire toutes les forces répressives de l’État et amener les travailleurs à s’emparer des moyens de production (terres, mines, usines, moyens de transport, etc.) et des produits déjà disponibles, à organiser promptement d’eux-mêmes une distribution équitable des genres de consommation, et en même temps à pourvoir à l’échange entre communes et régions et à la continuation et l’intensification de la production et de tous les services utiles à la population.
Nous devons, par tous les moyens possibles, et selon les circonstances et les possibilités locales, encourager l’action des associations ouvrières, des coopératives, des groupes de volontaires, afin que la révolution n’arrête pas la vie sociale, tout en complétant et harmonisant la liberté des individus et des groupes avec l’entente et la solidarité entre tous les habitants du territoire insurgé et délivré. Et tandis que nous participerons avec toute notre énergie, tout notre esprit de sacrifice, au travail général pour instaurer la société nouvelle, nous devrons veiller, et c’est bien là notre mission spécifique, à empêcher la formation de nouveaux pouvoirs autoritaires, de nouveaux gouvernements, en les combattant par la force s’il le faut, mais surtout en les rendant inutiles. Et si nous ne trouvions pas dans le peuple assez de soutien et ne pouvions empêcher la reconstitution d’un État avec ses institutions autoritaires et ses organes de contrainte, nous devrions nous refuser à y participer et à le reconnaître, nous révolter contre ses impositions et réclamer une autonomie pleine et entière pour nous-mêmes et pour toutes les minorités dissidentes. Nous devrions, en somme, rester en état de révolte effective ou potentielle et, ne pouvant vaincre sur le moment, préparer du moins l’avenir.
Est-ce ainsi que vous comprenez aussi le rôle des anarchistes dans la préparation et la réalisation de la révolution ?
D’après ce que je sais de vous et de votre œuvre, je suis enclin à croire que oui.
Toutefois, lorsque je vois que dans l’Union préconisée par vous il y a un comité exécutif qui montrerait « la conduite idéologique et organisationnelle[ 2] » de l’association, je me demande si vous voudriez dans le mouvement général aussi un organe central qui dicterait autoritairement le programme théorique et pratique de la révolution. En ce cas, nous serions bien loin d’être d’accord.
Votre organe ou vos organes dirigeants, en dépit des anarchistes qui les composeraient, ne pourraient pas ne pas devenir un vrai gouvernement à proprement parler. Se croyant en toute bonne foi nécessaires au triomphe de la révolution, ils voudraient avant tout assurer leur existence et leur force pour imposer leur volonté. C’est pourquoi ils créeraient des corps armés pour leur défense matérielle et une bureaucratie pour réaliser leurs dogmes, paralysant ainsi le mouvement populaire et tuant la révolution.
C’est, je crois, ce qui est arrivé aux bolcheviks.
Enfin, je pense que l’essentiel n’est pas le triomphe de nos plans, nos projets, nos utopies, qui ont du reste besoin d’être confirmés par l’expérience et peuvent expérimentalement exiger des modifications, des développements et des adaptations aux conditions réelles, morales et matérielles de l’époque et du lieu. Ce qui importe le plus, c’est que le peuple, soit tous les hommes, perd les instincts et les habitudes moutonniers inculqués par un esclavage millénaire, pour apprendre à penser et agir librement. Et c’est à cette œuvre d’émancipation morale que les anarchistes doivent se consacrer avant tout.
Je vous remercie de l’attention que vous avez voulu prêter à l’un de mes écrits, et dans l’espoir de vous lire encore, je vous salue cordialement.
Novembre 1929.
Il Risveglio anarchico, n° 785, 14 décembre 1929, p. 1-2

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