Lorsque Makhno séjourne en France après son départ de Russie, il rencontre des anarchiste et tente d'organiser le mouvement. Il présente une brochure qui va tomber entre les mains de Errico Malatesta:
UNE BROCHURE FRANÇAISE intitulée : « Plateforme d’organisation de l’Union générale des anarchistes (Projet) » me tombe entre les mains par hasard. (On sait qu’aujourd’hui les écrits non fascistes ne circulent pas en Italie.)
C’est un projet d’organisation anarchiste publié sous le nom d’un « Groupe d’anarchistes russes à l’étranger » et qui semble plus spécialement adressé aux camarades russes. Mais il traite de questions qui intéressent tous les anarchistes et, de plus, il est évident qu’il recherche l’adhésion des camarades de tous les pays, du fait même qu’il est écrit en français[ 1]. De toute façon, il est utile d’examiner, pour les Russes comme pour tous, si le projet mis en avant est en harmonie avec les principes anarchistes et si sa réalisation sert vraiment la cause de l’anarchisme. Les raisons des promoteurs sont excellentes. Ils déplorent que les anarchistes n’aient pas eu et n’aient pas sur les événements de la politique sociale une influence proportionnelle à la valeur théorique et pratique de leur doctrine, comme à leur nombre, à leur courage, à leur esprit de sacrifice, et ils pensent que la principale raison de cet insuccès relatif est l’absence d’une organisation vaste, sérieuse, efficace.
Jusqu’ici,
en principe, je peux être d’accord. L’organisation n’est que
la pratique de la coopération et de la solidarité, elle est la
condition naturelle, nécessaire de la vie sociale, elle est un fait
inéluctable qui s’impose à tous tant dans la société humaine en
général que dans tout groupe de personnes ayant un but commun à
atteindre. L’homme
ne veut ni ne peut vivre isolé, il ne peut même pas devenir
véritablement homme et satisfaire ses besoins matériels et moraux
autrement qu’en société et avec la coopération de ses
semblables. Il est donc fatal que tous ceux qui ne s’organisent pas
librement, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils n’en sentent
pas la pressante nécessité, subissent l’organisation établie par
d’autres individus ordinairement constitués en classes ou groupes
dirigeants dans le but d’exploiter à leur propre avantage le
travail d’autrui. Et
l’oppression millénaire des masses par un petit nombre de
privilégiés a toujours été la conséquence de l’incapacité de
la plupart des individus à s’entendre, à s’organiser sur la
base de la communauté d’intérêts et de sentiments avec les
autres travailleurs pour produire, pour mettre à profit les biens et
pour, éventuellement, se défendre des exploiteurs et oppresseurs.
L’anarchisme résout cette situation par son principe fondamental
d’organisation libre créée et maintenue par la libre volonté des
associés sans aucune espèce d’autorité, c’est-à-dire sans
qu’aucun individu ait le droit d’imposer aux autres sa propre
volonté. Il
est donc naturel que les anarchistes cherchent à appliquer à leur
vie privée et à la vie de leur parti ce même
principe sur lequel, d’après eux, devrait être fondée toute la
société humaine. Certaines
polémiques laisseraient supposer qu’il y a des anarchistes
réfractaires à toute organisation ; mais, en réalité, les
nombreuses, les trop nombreuses discussions que nous avons sur ce
sujet, même quand elles sont obscurcies par des questions de mots ou
envenimées par des questions de personnes, ne concernent, au fond,
que le mode et non le principe d’organisation. C’est
ainsi que des camarades, qui se disent les plus opposés à
l’organisation, s’organisent comme les autres et souvent mieux
que les autres quand ils veulent sérieusement faire quelque chose.
La question, je le répète, est tout entière dans l’application. Je
devrais donc regarder avec sympathie l’initiative de ces camarades
russes, convaincu comme je le suis qu’une organisation plus
générale, mieux élaborée, plus constante que celles qui ont été
jusqu’ici réalisées par les anarchistes, serait tout au moins
indubitablement un élément de force et de succès importants, un
puissant moyen de faire valoir nos idées. Et cela même si elle
n’arrivait pas à éliminer toutes les erreurs, toutes les
insuffisances, peut-être inévitables dans un mouvement qui, comme
le nôtre, devance les situations. Cette raison entraîne
l’incompréhension, l’indifférence et souvent l’hostilité de
la majorité des gens. Je
crois surtout nécessaire et urgent que les anarchistes s’organisent
pour influer sur la marche que suivent les masses dans leur lutte
pour les améliorations et l’émancipation. Aujourd’hui, la plus
grande force de transformation sociale est le mouvement ouvrier
(mouvement syndical) et de sa direction dépend en grande partie le
cours que prendront les événements et le but auquel arrivera la
prochaine révolution.
Par leurs organisations, fondées pour la défense de leurs intérêts,
les travailleurs acquièrent la conscience de l’oppression sous
laquelle ils se trouvent et de l’antagonisme qui les sépare de
leurs patrons. Ils commencent à aspirer à une vie supérieure, ils
s’habituent à la lutte collective et à la solidarité et peuvent
réussir à conquérir toutes les améliorations compatibles avec le
régime capitaliste et étatique. Ensuite, lorsque le conflit
deviendra insoluble, ce sera soit la révolution, soit la réaction. Les
anarchistes doivent reconnaître l’utilité et l’importance du
mouvement syndical, ils doivent en favoriser le développement et en
faire un des leviers de leur action, s’efforçant que la
coopération du syndicalisme et des autres forces de progrès
aboutissent à une révolution sociale qui entraîne la suppression
des classes, la liberté totale, l’égalité, la paix et la
solidarité entre tous les êtres humains. Ce serait une illusion
funeste que de croire, comme beaucoup le font, que le mouvement
ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa nature même, à une
telle révolution. Bien au contraire, dans tous les mouvements fondés
sur des intérêts matériels et immédiats (et l’on ne peut
établir sur d’autres fondements un vaste mouvement ouvrier), il
faut le ferment, la poussée, le travail préparatoire de personnes
ayant un idéal qui combattent et se sacrifient en vue d’un idéal
à venir. Sans ce levier, tout mouvement tend fatalement à s’adapter
aux circonstances, engendre l’esprit conservateur, la crainte des
changements chez ceux qui réussissent à obtenir des conditions
meilleures ; et il crée souvent de nouvelles classes privilégiées
qui s’efforcent de faire supporter, de consolider l’état de
choses que l’on voudrait abattre.
D’où
la pressante nécessité d’organisations proprement anarchistes
qui, à l’intérieur comme en
dehors
des syndicats, luttent pour la réalisation intégrale de
l’anarchisme et cherchent à stériliser tous les germes de
corruption et de réaction. Mais
il est évident que pour atteindre leur but, les organisations
anarchistes doivent, dans leur constitution et dans leur
fonctionnement, être en harmonie avec les principes de l’anarchie. Il
faut donc qu’elles ne soient en rien imprégnées d’esprit
autoritaire, qu’elles sachent concilier la libre action des
individus avec la nécessité et le plaisir de la coopération,
qu’elles servent à développer la conscience et la capacité
d’initiative de leurs membres et soient un moyen éducatif dans le
milieu où elles opèrent, ainsi qu’une préparation morale et
matérielle à l’avenir désiré. Le
projet en question répond-il à ces exigences ? Je crois que non.
Je trouve qu’au lieu de faire naître chez les anarchistes un plus
grand désir de s’organiser, il semble fait pour confirmer le
préjugé de beaucoup de camarades qui pensent que s’organiser,
c’est se soumettre à des chefs, adhérer à un organisme
autoritaire, centralisateur, étouffant toute libre initiative.
En
effet, on trouve dans ce projet les propositions que quelques-uns,
contre l’évidence et malgré nos protestations, s’obstinent à
attribuer à tous les anarchistes qualifiés d’organisateurs.
Examinons
cela :
Tout
d’abord, il me semble que c’est une idée fausse (et en tout cas
irréalisable) de réunir tous les anarchistes dans une « Union
générale », c’est-à-dire, ainsi que le précise le projet, en
une
seule
collectivité révolutionnaire active.
En
tant qu’anarchistes, nous pouvons tous nous considérer dans un
même parti si, par le mot « parti », on entend l’ensemble de
tous ceux qui sont d’un
même côté,
ont les mêmes aspirations générales, combattent,
d’une manière ou d’une autre, pour le même objectif, des
adversaires et des ennemis communs. Mais cela ne veut pas dire qu’il
soit possible, et peut-être n’est-il pas désirable, de nous
réunir tous en une même association. Les milieux et les conditions
de lutte diffèrent trop, les différents modes d’action que se
partagent les préférences des uns et des autres sont trop nombreux,
et trop nombreuses aussi les différences de tempérament et les
incompatibilités personnelles pour qu’une union générale
réalisée sérieusement ne devienne pas un obstacle aux activités
individuelles et peut-être même une cause des plus dures luttes
intestines, plutôt qu’un moyen pour coordonner et totaliser les
efforts de tous.
Comment,
par exemple, pourrait-on organiser de la même manière et avec
les mêmes personnes une association publique faite pour la
propagande et l’agitation au milieu des masses, et une société
secrète, contrainte par les conditions politiques où elle agit à
cacher à l’ennemi ses buts, ses moyens, ses membres ? Comment la
même tactique pourrait-elle être adoptée par les
éducationnistes
persuadés qu’il suffit de la propagande et de l’exemple de
quelques-uns pour transformer graduellement les individus et,
par conséquent, la société, et les révolutionnaires
convaincus de la nécessité d’abattre par la violence une
situation qui ne se maintient que par la violence, afin de créer,
contre la violence des oppresseurs, les conditions nécessaires au
libre exercice de la propagande et à l’application pratique des
conquêtes idéales ? Et comment garder unis des gens qui, pour des
raisons particulières, ne s’aiment pas et qui, pourtant, peuvent
également être de bons militants pour l’anarchisme ?
D’autre
part, les auteurs du projet déclarent « inepte » l’idée de
créer une organisation réunissant les représentants des diverses
tendances de l’anarchisme.
Ils disent que : « Une telle organisation, ayant incorporé des
éléments théoriquement et pratiquement hétérogènes, ne serait
qu’un assemblage mécanique d’individus concevant d’une façon
différente toutes les questions du mouvement anarchiste, assemblage
qui se désagrégerait infailliblement, à la première épreuve de
la vie[ 2]. »
C’est
très bien. Mais alors, s’ils reconnaissent l’existence des
anarchistes des autres tendances, ils devront leur laisser aussi le
droit de s’organiser à leur tour et de travailler pour l’anarchie
de la façon qu’ils croient la meilleure. Ou bien prétendront-ils
mettre hors de l’anarchisme, excommunier, tous ceux qui n’acceptent
pas leur programme ? Ils disent bien vouloir regrouper en une seule
organisation tous les éléments
sains
du mouvement libertaire, naturellement ils auront tendance à juger
sains
seulement ceux qui pensent comme eux. Mais que feront-ils des
éléments malsains ?
Il
y a certainement parmi ceux qui se disent anarchistes, comme dans
toute collectivité humaine, des personnes de différentes valeurs
et, qui pis est, il en est qui font circuler au nom de l’anarchisme
des idées qui n’ont avec lui que de bien douteuses affinités.
Mais comment éviter cela ? La vérité
anarchiste
ne peut et ne doit pas devenir le monopole d’un individu ou d’un
comité. Elle ne peut pas dépendre des décisions de majorités
réelles ou effectives. Il est nécessaire et suffisant que tous
aient et exercent le droit de libre critique et que chacun puisse
soutenir ses idées et choisir ses compagnons. Les faits jugeront en
dernière instance et donneront raison à ceux qui l’ont.
Abandonnons
donc l’idée de réunir tous les anarchistes en une seule
organisation, considérons cette « Union générale » que nous
proposent les Russes comme
ce qu’elle est en réalité : l’union d’un certain nombre
d’anarchistes, et voyons si le mode d’organisation proposé est
conforme aux principes et aux méthodes anarchistes et s’il peut
aider au triomphe de l’anarchisme.
Une
fois de plus, il me semble que non.
Je
ne mets pas en doute les intentions anarchistes sincères de ces
camarades russes. Ils veulent réaliser le communisme anarchiste et
cherchent la manière d’y arriver le plus vite possible. Mais il ne
suffit pas de vouloir une chose, il faut encore employer les moyens
opportuns pour l’obtenir, de même que pour aller à un endroit, il
faut prendre la route qui y conduit, sous peine d’arriver à un
lieu très différent. Or, toute l’organisation proposée étant du
type autoritaire, non seulement elle ne faciliterait pas le triomphe
du communisme anarchiste, mais elle fausserait l’esprit anarchiste
et aurait des résultats contraires à ceux que ses organisateurs en
attendent.
En
effet, cette « Union générale » consisterait en autant
d’organisations partielles qu’il y aurait de secrétariats
pour en diriger idéologiquement
le travail politique et technique. Et pour coordonner l’activité
de toutes les organisations adhérentes, il y aurait un comité
exécutif de l’Union
chargé d’appliquer les décisions prises par l’Union et de « la
conduite idéologique et organisationnelle de l’activité des
organisations conformément à l’idéologie et à la ligne tactique
générale de l’Union ».
Est-ce
là de l’anarchisme ? C’est, à mon avis, un gouvernement et
une Église. Il y manque, il est vrai, la police et les baïonnettes,
comme les fidèles disposés à accepter l’idéologie dictée, mais
cela signifie simplement que ce gouvernement serait un gouvernement
impuissant et impossible, et que cette Église serait une pépinière
de schismes et d’hérésie. L’esprit, la tendance restent
autoritaires et l’effet éducatif serait toujours anti-anarchiste.
Voyez
si ce n’est pas vrai : « L’organe exécutif du mouvement
libertaire général, l’Union anarchiste [se dressant décisivement
contre la tactique de l’individualisme irresponsable[ 3]]
introduit dans ses rangs le principe de la responsabilité
collective : toute l’Union sera responsable de l’activité
révolutionnaire et politique de chaque membre ; de même, chaque
membre sera responsable de l’activité révolutionnaire et
politique de toute l’Union. »
Et
après cette négation absolue de toute indépendance individuelle,
de toute liberté d’initiative et d’action, les promoteurs, se
souvenant d’être anarchistes, se disent fédéralistes et tonnent
contre la centralisation, dont « les résultats naturels
inévitables de ce système sont l’asservissement et la
mécanisation de la vie sociale et de celle des partis ».
Mais
si l’Union est responsable de ce que fait chacun de ses membres,
comment laisser à chaque membre en particulier et aux différents
groupes la liberté d’appliquer le programme commun de la façon
qu’ils jugent la meilleure ? Comment peut-on être responsable
d’un acte si l’on n’a pas la faculté de l’empêcher ? Donc
l’Union, et pour elle le comité exécutif, devrait surveiller
l’action de tous les membres en particulier et leur prescrire ce
qu’ils ont à faire ou à ne pas faire, et comme le désaveu du
fait accompli n’atténue pas une responsabilité formellement
acceptée d’avance, personne ne pourrait faire quoi que ce soit
avant d’en avoir obtenu l’approbation, la permission du comité.
Et, d’autre part, un individu peut-il accepter la responsabilité
des actes d’une collectivité avant de
savoir ce qu’elle fera, et comment peut-il l’empêcher de faire
ce qu’il désapprouve ?
De
plus, les auteurs du projet disent que c’est l’Union qui veut et
dispose. Mais quand on dit volonté de l’Union, entend-on
volonté de tous ses membres ? En ce cas, pour que l’Union puisse
agir, il faudrait que tous ses membres, sur toutes les questions,
aient toujours exactement la même opinion. Or, s’il est naturel
que tous soient d’accord sur les principes généraux et
fondamentaux, sans quoi ils ne se seraient pas unis, on ne peut
supposer que des êtres pensants soient tous et toujours du même
avis sur ce qu’il convient de faire en toutes circonstances, et sur
le choix des personnes à qui confier la charge d’exécuter et de
diriger.
En
réalité, c’est ce qui ressort du texte même du projet : par
volonté de l’Union on ne peut entendre que la volonté de la
majorité, volonté exprimée par des congrès qui nomment et
contrôlent le comité exécutif et décident sur toutes les
questions importantes. Les congrès, naturellement, seraient composés
de représentants élus à la majorité dans chaque groupe adhérent,
et ces représentants décideraient de ce qu’il faudrait faire,
toujours à la majorité des voix. Donc, dans la meilleure hypothèse,
les décisions seraient prises par une majorité de majorités qui
pourrait fort bien, en particulier quand les opinions en présence
seraient plus de deux, ne plus représenter qu’une minorité.
Il
faut, en effet, remarquer que dans les conditions où vivent et
luttent les anarchistes, leurs congrès sont encore moins
représentatifs que ne le sont les parlements bourgeois. Le contrôle
des anarchistes sur les organes exécutifs, si ceux-ci ont un pouvoir
autoritaire, se produit rarement à temps et de manière efficace.
Dans la pratique, la personne qui assiste aux congrès anarchistes
s’y trouve parce qu’elle le veut et le
peut, qu’elle a trouvé l’argent nécessaire et qu’elle n’est
pas empêchée par des mesures policières. On y rencontre autant
d’individus, qui ne représentent qu’eux-mêmes ou un petit
nombre d’amis, que de ceux qui portent réellement les opinions et
les désirs d’une nombreuse collectivité. Et sauf les précautions
à prendre contre les traîtres et les espions, et aussi à cause de
ces précautions nécessaires, une sérieuse vérification des
mandats et de leur valeur est impossible.
De
toute façon, nous sommes en plein système majoritaire, en plein
parlementarisme.
On
sait que les anarchistes n’admettent pas le gouvernement de la
majorité (démocratie),
pas plus qu’ils n’admettent le gouvernement d’un petit nombre
(aristocratie,
oligarchie,
ou dictature de classe ou de parti) ni celui d’un seul (autocratie,
monarchie,
ou dictature personnelle).
Les
anarchistes ont fait mille fois la critique du gouvernement dit « de
majorité » qui, dans l’application pratique, conduit toujours à
la domination d’une petite minorité.
Faudra-t-il
la refaire encore une fois à l’usage de nos camarades russes ?
Certes,
les anarchistes reconnaissent que, dans la vie collective, il est
souvent nécessaire que la minorité se conforme à l’avis de la
majorité. Quand il est visiblement nécessaire ou utile de faire
quelque chose et qu’il faut que tous y participent, le petit nombre
doit sentir la nécessité de s’adapter à la volonté du grand
nombre. D’ailleurs, en général, pour vivre ensemble en paix et
sous un régime d’égalité, il faut que tous soient animés d’un
esprit d’entente, de tolérance, de souplesse. Mais cette
adaptation d’une partie des adhérents à l’autre partie doit
être réciproque, volontaire. Elle doit dériver de la conscience de
la nécessité
et
de la volonté de chacun de ne pas paralyser la vie sociale par son
obstination.
Elle
ne doit pas être imposée comme principe et comme règle statutaire.
C’est un idéal qui, peut-être, dans la pratique de la vie sociale
générale, sera difficile à réaliser de façon absolue, mais il
est certain que tout groupement humain est d’autant plus voisin de
l’anarchie que l’accord entre la minorité et la majorité est
plus libre, plus spontané et imposé seulement par la nature des
choses.
Donc,
si les anarchistes nient à la majorité le droit de gouverner dans
la société humaine générale, où l’individu est pourtant
contraint d’accepter certaines restrictions parce qu’il ne peut
s’isoler sans renoncer aux conditions de la vie humaine, s’ils
veulent que tout se fasse par libre accord entre tous, comment
serait-il possible qu’ils adoptent le gouvernement de la majorité
dans leurs associations essentiellement libres et volontaires, et
qu’ils commencent par déclarer qu’ils se soumettront aux
décisions de la majorité avant même de savoir ce qu’elles
seront ?
Que
l’anarchie, l’organisation libre sans domination de la majorité
sur la minorité et vice-versa, soit qualifiée, par ceux qui ne sont
pas anarchistes, d’utopie irréalisable ou seulement réalisable
dans un très lointain avenir, cela se comprend, mais il est
inconcevable que ceux qui professent des idées anarchistes et
voudraient réaliser l’anarchie ou, tout au moins, s’en approcher
sérieusement aujourd’hui plutôt que demain, que ceux-là mêmes
renient les principes fondamentaux de l’anarchisme dans
l’organisation même par laquelle ils se proposent de combattre
pour son triomphe.
Une
organisation anarchiste doit, selon moi, être établie sur des bases
bien différentes de celles que nous proposent ces camarades russes.
Pleine
autonomie, pleine indépendance et, par conséquent, pleine
responsabilité des individus et des groupes ; libre accord entre
ceux qui croient utile de s’unir pour coopérer à une œuvre
commune, devoir moral de maintenir les engagements pris et de ne rien
faire qui soit en contradiction avec le programme accepté.
C’est
sur ces bases que les formes pratiques, les instruments aptes à
donner une vie réelle à l’organisation s’adaptent : les
groupes, fédérations de groupes, fédérations de fédérations,
réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou
d’autres fonctions. Mais tout cela doit être fait librement, de
manière à ne pas entraver la pensée et l’initiative des
individus, et seulement pour donner plus de portée à des effets qui
seraient impossibles ou à peu près inefficaces s’ils
étaient isolés.
De
cette manière, les congrès, dans une organisation anarchiste, tout
en souffrant, en tant que corps représentatifs, de toutes les
imperfections que j’ai signalées, sont exempts de tout
autoritarisme parce qu’ils ne font pas la loi, n’imposent pas aux
autres leurs propres délibérations, ils servent à maintenir et à
étendre les rapports personnels entre les camarades les plus actifs,
à résumer et provoquer l’étude de programmes sur les voies et
moyens d’action, à faire connaître à tous la situation des
diverses régions et l’action la plus urgente en chacune d’elles,
à formuler les diverses opinions des anarchistes et à en faire une
sorte de statistique. Les décisions des congrès ne sont pas des
règles obligatoires, mais des suggestions, des conseils, des
propositions à soumettre à tous les intéressés, elles ne
deviennent obligatoires et exécutives que pour ceux qui les
acceptent et tant qu’ils les acceptent. Les organes administratifs
qu’ils nomment, commission
de correspondance, etc., n’ont aucun pouvoir de direction, ne
prennent d’initiatives que pour le compte de ceux qui sollicitent
et approuvent ces initiatives, n’ont aucune autorité pour imposer
leurs propres vues, qu’ils peuvent assurément soutenir et propager
en tant que groupes de camarades, mais qu’ils ne peuvent pas
présenter comme opinion officielle de l’organisation. Ils publient
les résolutions des congrès et les opinions et les propositions que
les groupes et les individus leur communiquent. Ils sont utiles à
qui veut s’en servir pour des relations plus faciles entre les
groupes et pour la coopération entre ceux qui sont d’accord sur
diverses initiatives, mais libre à chacun de correspondre
directement avec qui bon lui semble ou de se servir d’autres
comités nommés par des groupements spéciaux.
Dans
une organisation anarchiste, chaque membre peut défendre toutes les
opinions et employer toutes les tactiques qui ne sont pas en
contradiction avec les principes acceptés et ne nuisent pas à
l’activité des autres. En tous les cas, une organisation donnée
dure aussi longtemps que les raisons d’union sont plus fortes que
les raisons de dissolution, dans le cas contraire, elle se dissout et
laisse place à d’autres groupements plus homogènes.
Certes,
la durée et la permanence d’une organisation sont conditionnées
au succès dans la longue lutte que nous avons à soutenir et,
d’autre part, il est naturel que toute institution aspire, par
instinct, à durer indéfiniment. Mais la durée d’une organisation
libertaire doit être la conséquence de l’affinité spirituelle de
ses membres et des possibilités d’adaptation de sa constitution
aux changements des circonstances ; quand elle n’est plus capable
d’une mission utile, le mieux est qu’elle meure.
Ces
camarades russes trouveront peut-être qu’une organisation telle
que je la conçois et telle qu’elle a déjà été réalisée, plus
ou moins bien, à différentes époques, est de peu d’efficacité.
Je
comprends que ces camarades sont obsédés par le succès des
bolcheviks dans leur pays. Ils voudraient, comme eux, réunir les
anarchistes en une sorte d’armée disciplinée qui, sous la
direction idéologique et pratique de quelques chefs, marche unie à
l’assaut des régimes actuels et qui, après la victoire
matérielle, dirige la constitution de la nouvelle société. Et
peut-être est-il vrai qu’avec ce système, en admettant que des
anarchistes s’y prêtent et que les chefs soient des hommes de
génie, notre force matérielle deviendrait plus grande. Mais pour
quels résultats ? Est-ce qu’il n’arriverait pas à
l’anarchisme ce qui s’est passé en Russie avec le socialisme et
le communisme ?
Ces
camarades sont impatients d’arriver au succès, nous le sommes
aussi, mais il ne faut pas, pour vivre et vaincre, renoncer aux
raisons de la vie et dénaturer le caractère de l’éventuelle
victoire. Nous voulons combattre et vaincre, mais comme anarchistes
et au moyen de l’anarchie.
Il Risveglio anarchico, n° 728, 1er octobre 1927, p. 1-2 ; et n° 729, 15 octobre 1927, p. 1-2.
En réponse aux critiques de Malatesta, Makhno lui écrit:Lettre de Nestor Makhno à Errico Malatesta
Cher camarade Malatesta,
J’ai lu votre réponse au projet de « Plateforme d’organisation d’une Union générale des anarchistes », projet publié par le groupe des anarchistes russes à l’étranger.
J’ai l’impression ou bien que vous avez mal compris le projet de la « Plateforme » ou bien que votre refus de reconnaître la responsabilité collective dans l’action révolutionnaire et le rôle directeur que les forces anarchistes doivent y jouer provient d’une conception profonde de l’essence même de l’anarchisme qui vous porte à négliger ce principe de responsabilité.
C’est pourtant un principe fondamental, guide de chacun de nous dans sa façon de comprendre l’idée anarchiste, dans la volonté de la faire pénétrer les masses, dans son esprit de sacrifice. C’est grâce à lui qu’un homme peut s’engager sur la voie révolutionnaire et en entraîner d’autres. Sans lui, aucun révolutionnaire ne saurait avoir ni la force, ni la volonté, ni l’intelligence nécessaires pour supporter le spectacle de la misère sociale, encore moins pour la combattre.
C’est en s’inspirant de la responsabilité collective que les révolutionnaires de tous les temps et de toutes les écoles ont groupé leurs forces. C’est sur elle qu’ils fondaient l’espoir que leurs révoltes partielles, les révoltes qui sèment le chemin des opprimés, ne seraient pas vaines, que les exploités comprendraient les applications convenables à l’époque et s’en aideraient pour chercher de nouvelles voies à leur émancipation.
Vous-même, cher Malatesta, vous reconnaissez la responsabilité individuelle du révolutionnaire anarchiste. Plus encore : vous l’avez préconisée pendant toute votre vie de militant. C’est ainsi du moins que je le comprends d’après vos écrits sur l’anarchisme. Mais vous niez la nécessité et l’utilité de la responsabilité collective pour ce qui est des tendances et des actions du mouvement anarchiste dans son ensemble. La responsabilité collective vous effraie puisque vous la refusez.
Pour moi, qui ai pris l’habitude de regarder bien en face les réalités de notre mouvement, votre négation de la responsabilité collective me paraît non seulement sans fondement, mais dangereuse pour la révolution sociale dans laquelle il vous faudra bien tenir compte de l’expérience afin de livrer une bataille décisive contre tous nos ennemis à la fois. Or l’expérience des batailles révolutionnaires passées me conduit, hors de toute imitation, à croire que, quels que soient les événements révolutionnaires, ils exigeront qu’on leur donne de sérieuses directives, tant idéologiques que tactiques. Par conséquent, seul un esprit collectif sain et dévoué à l’anarchisme peut exprimer les exigences du moment, au moyen d’une volonté collectivement responsable. Aucun de nous n’a le droit d’esquiver cette part de responsabilité. Au contraire, si elle a été jusqu’ici ignorée dans les rangs anarchistes, il lui faut maintenant devenir, pour nous anarcho-communistes, un article de notre programme théorique et pratique.
Seul l’esprit collectif de ses militants et leur responsabilité collective permettra à l’anarchisme moderne d’éliminer de ses milieux l’idée historiquement fausse d’après laquelle l’anarchisme ne pourrait servir de guide, ni idéologiquement ni pratiquement, aux masses laborieuses en période révolutionnaire et, par conséquent, n’aurait pas de responsabilité d’ensemble.
Je ne m’arrêterai pas, dans cette lettre, aux autres parties de votre exposé contre le projet de « Plateforme », telles celles où vous y voyez « une Église et une autorité sans police ». Je vous dirai seulement ma surprise de vous voir recourir à un tel argument dans votre critique de la « Plateforme ». J’y ai beaucoup réfléchi et je ne puis me ranger à votre avis, pas plus que vous donner raison.
Non, vous n’avez pas raison ! Et parce que je ne suis pas d’accord avec votre réfutation faite à l’aide d’arguments trop faciles, je me crois fondé à vous poser les questions suivantes :
(1) L’anarchisme
doit-il prendre une part de responsabilité dans la lutte des
travailleurs contre leurs oppresseurs, le capitalisme et son valet
l’État ? Et si non, pourquoi ? Si oui, les anarchistes
doivent-ils travailler en vue de permettre à leur mouvement
d’exercer son influence sur la base même de l’ordre social
existant ?
(2) L’anarchisme
peut-il, dans l’état de désorganisation dans lequel il se débat
actuellement, exercer une influence, soit idéologique ou pratique,
sur les formes sociales et la lutte de la classe travailleuse ?
(3) Quels
sont les moyens dont doit se servir l’anarchisme en dehors de la
révolution, et quels sont ceux dont il dispose pour démontrer et
affirmer ses conceptions constructives ?
(4) L’anarchisme
a-t-il besoin d’organisations propres permanentes, étroitement
liées entre elles par l’unité de but et d’action pour parvenir
à ses fins ?
(5) Que
doivent comprendre les anarchistes sous le terme « institutions
à réaliser »
en vue de garantir à la société son libre développement ?
(6) L’anarchisme
peut-il, dans la société communiste conçue par lui, se passer
d’institutions sociales ? Si oui, par quels moyens ? Si non,
lesquelles doit-il reconnaître et utiliser, et quels noms leur
donnera-t-il pour les concrétiser ? Les anarchistes
doivent-ils assumer un rôle dirigeant et, par conséquent,
responsable ou se borner à être des auxiliaires irresponsables ?
Votre réponse, cher
camarade Malatesta, serait pour moi d’une grande importance pour
deux raisons. Elle me permettrait d’abord de mieux comprendre votre
façon de voir concernant la question d’organisation des forces
anarchistes et du mouvement en général. Ensuite, soyons francs :
votre opinion est acceptée d’emblée par la plupart des
anarchistes et sympathisants sans aucune discussion, car c’est
celle d’un militant éprouvé, resté toute sa vie inébranlablement
attaché à son poste de libertaire. Il dépend donc de votre
attitude, dans une certaine mesure, que soit ou ne soit pas abordée
une étude complète des questions urgentes que notre époque pose à
notre mouvement et, par conséquent, que sa croissance ralentisse ou
qu’il prenne un nouvel essor. Notre mouvement ne gagnera rien à
rester dans la stagnation passée et présente. Au contraire, il est
urgent, devant les événements qui approchent, de le rendre
apte à jouer son rôle, avec toutes ses chances.Je compte bien sur votre réponse.
Avec mon salut, révolutionnaire,
Nestor Makhno
Le Réveil anarchiste, Genève, 14 décembre 1929, n° 785, p. 2. La traduction a été revue. Le texte original russe n’a pas été conservé.
Réponse
à Nestor Makhno
Cher
camarade,
Enfin, j’ai pu avoir la
lettre que vous m’avez adressée, il y a plus d’un an, à propos
de ma critique du « Projet d’organisation d’une Union générale
des anarchistes », publiée par le groupe des anarchistes russes à
l’étranger et connu dans notre mouvement sous le nom de
« Plateforme ».Vous aurez sans doute compris, connaissant ma situation, pourquoi je ne répondais pas. Je ne puis participer, ainsi que je le voudrais, à la discussion des questions qui nous intéressent le plus, parce que la censure ne me fait pas parvenir les publications qu’elle considère comme subversives ni les lettres se rapportant à des arguments politiques et sociaux. Ce n’est qu’à de longs intervalles et par un heureux hasard que me parvient l’écho affaibli de ce que les camarades écrivent ou font. Ainsi, j’ai su que la « Plateforme » et la critique que j’en ai faite ont été très discutées, mais je n’ai rien appris ou presque de ce qui en a été dit ; et votre lettre est le premier écrit s’y rapportant qu’il m’est donné de voir.
Si nous pouvions correspondre librement, je vous prierais, avant d’entamer la discussion, d’expliquer vos conceptions, qui, peut-être à cause d’une mauvaise traduction du russe en français, me semblent sur quelques points plutôt obscures. Ma situation étant ce qu’elle est, je vous réponds pour autant que je vous ai compris, et je m’en rapporte à l’espoir qu’il me sera donné de voir votre réplique.
Vous vous êtes étonné que je ne puisse admettre le principe de la responsabilité collective, que vous jugez un principe fondamental qui a guidé et doit guider les révolutionnaires passés, présents et futurs.
À
mon tour je me demande que peut bien signifier, dans la bouche d’un
anarchiste, cette expression de « responsabilité collective » ?
Je sais qu’entre
militaires, il est d’usage de décimer un corps de soldats qui
s’est révolté ou s’est mal comporté en présence de l’ennemi
en fusillant indistinctement ceux désignés par le sort. Je sais que
les chefs d’armée n’ont guère de scrupule à détruire un
village ou une ville et à massacrer toute une population, enfants
compris, parce que quelqu’un a cherché à résister à l’invasion.
Je sais qu’à toutes les époques, les gouvernements se sont
différemment servis, à titre de menace et en l’appliquant, du
système de la responsabilité collective pour écraser les rebelles,
exiger les impôts, etc. Et je comprends qu’il y ait là un moyen
efficace d’intimidation et d’oppression.Mais comment peut-on parler de responsabilité collective entre hommes qui luttent pour la liberté et la justice, et lorsqu’il ne peut s’agir que de responsabilité morale, qu’elle soit ou non suivie de sanctions matérielles ? !
Si, par exemple, au cours d’un assaut contre une force armée ennemie, mon voisin se conduit comme un lâche, nous pouvons tous en subir les conséquences, mais la honte retombera exclusivement sur celui qui n’a pas eu le courage d’être à son poste. Si, lors d’une conspiration, l’un des membres trahit et fait emprisonner ses camarades, les trahis seront-ils responsables de la trahison ?
La « Plateforme » dit : « [T]oute l’Union sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de chaque membre ; de même, chaque membre sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de toute l’Union. »
Peut-on
concilier cela avec les principes d’autonomie et de libre
initiative que les anarchistes soutiennent ? J’ai déjà
répondu :
[S]i l’Union est
responsable de ce que fait chacun de ses membres, comment laisser à
chaque membre en particulier et aux différents groupes la liberté
d’appliquer le programme commun de la façon qu’ils jugent la
meilleure ? Comment peut-on être responsable d’un acte si l’on
n’a pas la faculté de l’empêcher ? Donc l’Union, et pour
elle le comité exécutif, devrait surveiller l’action de tous les
membres en particulier et leur prescrire ce qu’ils ont à faire ou
à ne pas faire, et comme le désaveu du fait accompli n’atténue
pas une responsabilité formellement acceptée d’avance, personne
ne pourrait faire quoi que ce soit avant d’en avoir obtenu
l’approbation, la permission du comité. Et, d’autre part, un
individu peut-il accepter la responsabilité des actes d’une
collectivité avant de savoir ce qu’elle fera, et comment peut-il
l’empêcher de faire ce qu’il désapprouve ?Sans aucun doute, j’admets et je propose que tout homme en liaison avec d’autres pour coopérer à un but commun doit sentir le devoir de coordonner ses actions avec celles de ses compagnons, de ne rien faire de nuisible à l’activité des autres, et donc à la cause commune, et de respecter les accords adoptés, sauf s’il quitte loyalement l’association à cause de l’apparition d’opinions divergentes, d’un changement de circonstances ou d’incompatibilité sur le choix des moyens, si la coopération devenait ainsi impossible ou désavantageuse. De même, je pense que celui qui ne saurait éprouver et pratiquer un tel devoir devrait être exclu de l’association.
Il se peut qu’en parlant de responsabilité collective, vous compreniez précisément l’accord et la solidarité qui doivent exister entre les membres d’une association. Et s’il en était ainsi, votre expression serait, selon moi, une impropriété de langage, mais au fond il ne s’agirait plus que d’une question de mots sans importance, et nous serions bien près de nous entendre.
La question vraiment importante que vous soulevez dans votre lettre est celle du rôle*[ 1] des anarchistes dans le mouvement social et la façon dont ils entendent s’en acquitter. Il s’agit ici du fondement même, de la raison d’être de l’anarchisme, et il faut s’expliquer clairement.
Vous me demandez si les anarchistes doivent assumer (dans le mouvement révolutionnaire et dans l’organisation communiste de la société) un rôle de dirigeants nécessairement responsables ou se borner à être des auxiliaires irresponsables.
Votre demande me laisse perplexe, faute de précision. On peut diriger au moyen de conseils et d’exemples, en laissant les gens face à la nécessité et à la possibilité de pourvoir d’eux-mêmes à leurs besoins, adopter en toute liberté nos méthodes et nos solutions, si elles sont meilleures, ou leur paraissent telles, que celles proposées et pratiquées par d’autres.
Mais l’on peut diriger aussi en prenant le commandement, c’est-à-dire en devenant le gouvernement et en imposant à l’aide des gendarmes ses propres idées et intérêts.
Comment voudriez-vous diriger ?
Nous sommes anarchistes parce que nous croyons que le gouvernement (tout gouvernement) est un mal et qu’il n’est possible de réaliser la liberté, la fraternité, la justice qu’au moyen de la liberté. Nous ne pouvons ainsi aspirer à gouverner, et nous devons faire tout notre possible pour empêcher que d’autres, classes, partis ou individus, s’emparent du pouvoir et du gouvernement.
La responsabilité des dirigeants, avec laquelle vous semblez vouloir rassurer les gens contre leurs abus et leurs erreurs, ne me dit rien qui vaille. Celui qui a la charge du pouvoir n’est réellement responsable que vis-à-vis de la révolution, et l’on ne peut faire tous les jours une révolution. Généralement, il n’en éclate une seulement après que le gouvernement a déjà fait tout le mal possible.
Vous comprendrez donc que je suis loin de penser que les anarchistes doivent se contenter d’être de simples auxiliaires d’autres révolutionnaires qui, n’étant pas anarchistes, visent naturellement à former un gouvernement. Je crois, au contraire, que nous, les anarchistes, convaincus de la justesse de notre programme, nous devons nous efforcer d’acquérir une influence prédominante afin de diriger le mouvement vers la réalisation de nos idéaux. Mais cette influence, nous devons l’acquérir en faisant plus et mieux que les autres, et elle ne sera utile qu’ainsi.
Nous devons aujourd’hui approfondir, développer et propager nos idées, et coordonner nos forces pour une action commune. Nous devons agir au sein du mouvement ouvrier pour empêcher qu’il se borne à la recherche exclusive de petites améliorations compatibles avec le système capitaliste, ce qui le corrompt ; pour faire en sorte qu’il puisse servir de préparation à la complète transformation sociale. Nous devons travailler au milieu des masses inorganisées et peut-être inorganisables, afin d’éveiller en elles l’esprit de révolte, de désir et d’espoir d’une vie libre et heureuse. Nous devons entreprendre et seconder tous les mouvements possibles qui tendent à affaiblir les forces de l’État et des capitalistes, et y élever le niveau moral et les conditions matérielles des travailleurs. Nous devons, en somme, nous préparer et préparer les autres, moralement et matériellement, à l’action révolutionnaire qui doit ouvrir la voie à l’avenir.
Et demain, dans la révolution, nous devons prendre une part énergique (si possible avant et mieux que les autres) dans la lutte matérielle nécessaire et la pousser à fond pour détruire toutes les forces répressives de l’État et amener les travailleurs à s’emparer des moyens de production (terres, mines, usines, moyens de transport, etc.) et des produits déjà disponibles, à organiser promptement d’eux-mêmes une distribution équitable des genres de consommation, et en même temps à pourvoir à l’échange entre communes et régions et à la continuation et l’intensification de la production et de tous les services utiles à la population.
Nous devons, par tous les moyens possibles, et selon les circonstances et les possibilités locales, encourager l’action des associations ouvrières, des coopératives, des groupes de volontaires, afin que la révolution n’arrête pas la vie sociale, tout en complétant et harmonisant la liberté des individus et des groupes avec l’entente et la solidarité entre tous les habitants du territoire insurgé et délivré. Et tandis que nous participerons avec toute notre énergie, tout notre esprit de sacrifice, au travail général pour instaurer la société nouvelle, nous devrons veiller, et c’est bien là notre mission spécifique, à empêcher la formation de nouveaux pouvoirs autoritaires, de nouveaux gouvernements, en les combattant par la force s’il le faut, mais surtout en les rendant inutiles. Et si nous ne trouvions pas dans le peuple assez de soutien et ne pouvions empêcher la reconstitution d’un État avec ses institutions autoritaires et ses organes de contrainte, nous devrions nous refuser à y participer et à le reconnaître, nous révolter contre ses impositions et réclamer une autonomie pleine et entière pour nous-mêmes et pour toutes les minorités dissidentes. Nous devrions, en somme, rester en état de révolte effective ou potentielle et, ne pouvant vaincre sur le moment, préparer du moins l’avenir.
Est-ce ainsi que vous comprenez aussi le rôle des anarchistes dans la préparation et la réalisation de la révolution ?
D’après ce que je sais de vous et de votre œuvre, je suis enclin à croire que oui.
Toutefois, lorsque je vois que dans l’Union préconisée par vous il y a un comité exécutif qui montrerait « la conduite idéologique et organisationnelle[ 2] » de l’association, je me demande si vous voudriez dans le mouvement général aussi un organe central qui dicterait autoritairement le programme théorique et pratique de la révolution. En ce cas, nous serions bien loin d’être d’accord.
Votre organe ou vos organes dirigeants, en dépit des anarchistes qui les composeraient, ne pourraient pas ne pas devenir un vrai gouvernement à proprement parler. Se croyant en toute bonne foi nécessaires au triomphe de la révolution, ils voudraient avant tout assurer leur existence et leur force pour imposer leur volonté. C’est pourquoi ils créeraient des corps armés pour leur défense matérielle et une bureaucratie pour réaliser leurs dogmes, paralysant ainsi le mouvement populaire et tuant la révolution.
C’est, je crois, ce qui est arrivé aux bolcheviks.
Enfin, je pense que l’essentiel n’est pas le triomphe de nos plans, nos projets, nos utopies, qui ont du reste besoin d’être confirmés par l’expérience et peuvent expérimentalement exiger des modifications, des développements et des adaptations aux conditions réelles, morales et matérielles de l’époque et du lieu. Ce qui importe le plus, c’est que le peuple, soit tous les hommes, perd les instincts et les habitudes moutonniers inculqués par un esclavage millénaire, pour apprendre à penser et agir librement. Et c’est à cette œuvre d’émancipation morale que les anarchistes doivent se consacrer avant tout.
Je vous remercie de l’attention que vous avez voulu prêter à l’un de mes écrits, et dans l’espoir de vous lire encore, je vous salue cordialement.
Novembre 1929.
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