* * *
Il est bien
entendu que « la vie collective ne supprime aucunement les vies
individuelles, que l’activité commune ne supprime pas les
activités particulières. En les harmonisant », non plus sous les
auspices de lois préjugées « naturelles » mais par un arrangement
vouluqui s’inspire d’une cosmologie bouleversée « on vise au
contraire à les rendre plus intenses, plus productives, au profit de
chacun des individus qui groupent leurs efforts. Le but final, c’est
la satisfaction plus grande de l’individu. » (de Lestrade). Le
social, au moins dans son essence et ses attendus généraux, est -
ne l’oublions pas - une avance (naturelle ou non) faite par les
individus pour la garantie et l’appui de leur individualité. Et
l’individu - en dehors de tout contrôle rigoureux qui, aussitôt
que l’on quitte l’économie, a quelque chose de singulièrement
puéril - entend se réserver le droit d’insurrection contre toute
société qui s’oppose à telle équitable et rationnelle
récupération. Il n’est pas - il ne doit pas être - en instance
de sacrifice sur l’autel d’une collectivité extérieure à lui.
Il a fait dans la société un placement (lequel n’exclut pas la
forme élevée du don), il a fait un placement, ou le mouvement des
forces obscures de la nature nous le fait apparaître tel, il
n’importe. Et nous le regardons à la fois, dans son principe,
comme inéluctable et fécond. Dès que le système social détourné
de son but, faussé dans ses bienfaits, étouffe ses possibilités,
dès que la société lui ferme les voies qu’elle a pour fonction
de libérer et d’élargir, pourquoi l’individu n’en
dénoncerait-il pas les clauses, tacites ou formelles, cette fois
tyranniques ? Contre un marché de dupes, l’individu se doit, par
la révolte, de sauvegarder sa part humaine au devenir. Et
l’anarchiste est avec lui - de par ses revendications primordiales
- qui ne renonce pas à exercer l’autorité pour la subir et pour
qui les méfaits qu’il dénonce dans l’individuel ne deviennent
jamais des vertus parce que transposées dans le social ;
l’anarchiste qui, se refusant (à l’invocation de tels
considérants : sentimentaux, intellectuels, éthiques, etc., ou de
leur coalition) à tourner contre autrui l’oppression, ne peut de
quiconque en tolérer l’exercice. Car s’il est « naturel et
bienfaisant qu’un être, qu’un individu, ait à la fois une vie
intérieure dont il est maître souverain, absolu, et une vie
extérieure qu’il harmonise avec celle de ses semblables ; et qu’il
unisse ses énergies à celles de ses semblables pour triompher avec
moins d’efforts des résistances des choses, il n’est ni naturel
ni bienfaisant qu’il abdique la maîtrise de lui-même, soumette sa
personnalité non pas seulement à une autre, mais à une
collectivité. » (De Lestrade).
* * *
La
sociabilité (que la société la précède ou qu’elle en soit le
corollaire), le besoin (servi ou non par un penchant originel)
d’association, d’adduction humaine, se manifestent dès les
premiers âges de l’espèce et avec un tel caractère
d’irrésistibilité (solidarité d’abord défensive amplifiée
peu à peu jusqu’aux échanges les plus diversifiés et dont les
nécessités, à mesure qu’elles s’élèvent, si elles demeurent
impérieuses, sont de moins en moins apparentes) qu’on peut les
regarder en faitcomme naturelles à l’homme. Naturel ainsi donc
l’état de société (branche ou conséquence de la sociabilité)
dont les animaux eux-mêmes, à côté des premiers hommes, nous
offrent des réalisations déjà remarquables. Seuls sont
manifestement conventionnels, transitoires, révisables les modes
d’agglutination et d’organisation sociétaire, les formes
économiques et sociales, les systèmes et les régimes qui règlent
- s’ils n’ordonnent - les rapports entre individus. Si la société
correspond sensiblement au degré de développement des individus, à
leur niveau intellectuel et moral, au point qu’on a pu dire : tels
hommes, telle société (ou inversement), il n’en est pas de même
des régimes économiques, des systèmes qui sont la superstructure,
souvent parasitaire, du social et qui semblent en favoriser - mais
plus encore en paralysent- l’évolution. La société traduit dans
l’ensemble (mœurs, opinions, manifestations de sociabilité,
etc.), sinon les désirs obscurs des individus et leur intime
accordance, au moins leur consentement et leur globale adaptation.
Adhésion en quelque sorte passive cependant, pour la plupart, et,
somme toute, superficielle, expression encore d’un « mensonge
conventionnel », approbation, presque toujours exclusive d’un
choix volontaire, d’individus acquiesçant dans l’obscurité de
leur ignorance et sous la confuse astreinte d’immédiates
nécessités. Quant aux systèmes sociaux, qui ont dans l’État,
dans les gouvernements leur quintessence autoritaire, ils servent
(c’est le cas général) les intérêts des minorités privilégiées
et ne doivent leur empire qu’au subterfuge et à la force. Et
l’adage : « les individus (et les peuples) ont les sociétés et
les gouvernements qu’ils méritent », à peine exact quant aux
sociétés, ne peut être retenu pour les gouvernements sans de
sérieuses réserves. Les régimes sociaux, en effet (par leur agent,
l’État, et ses variantes politiques), savent s’entourer d’un
réseau de protection tel qu’il assure leur perduration bien au
delà de la convenance des gouvernés. Certes ceux-ci vivent souvent
dans une sorte d’inconscience de leurs besoins véritables, et
emprisonnés dans une désirance rudimentaire. Mais aussi ils se
sentent éloignés des conditions propres à les satisfaire, tenus à
distance qu’ils sont de la vie intellectuelle et d’un mouvement
libre et personnel. Pris entre le mysticisme de leurs espérances et
le fatalisme de leur sort, ils consentent à d’absurdes souffrances
et demeurent confusément malheureux. Plus ou moins travaillés par
le levain des penseurs ou ébranlés par les appels de leur propre
nature, le frémissement d’imprécises aspirations, ou seulement
irrités par de compressives réductions, les individus n’affrontent
qu’à regret - et dans certaines circonstances critiques - le
risque parfois mortel des assauts maladroits contre les bastions du
pouvoir. D’ordinaire quelques réformes habiles os à point jeté -
font rentrer pour un temps dans la niche sociale le peuple qui montre
les dents. Et s’appesantit en lui - dans l’inexercice de ses
moyens - le sentiment d’une impuissance pourtant toute relative et
momentanée. Les incompatibilités aiguës, les resserrements
excessifs s’accompagnent parfois cependant d’une concertation
réactive des individus qui, victorieuse, assure, avec des chances
plus ou moins heureuses, le changement escompté. C’est ainsi que
les révolutions, recours suprême des contractants lésés, non
admis à la révision pacifique, tentent d’accoucher par la force
les régimes nouveaux.
* * *
Les sociétés
(ou mieux les groupes sociaux) étendues peu à peu des clans
familiaux aux nations, à travers maintes conjonctions intermédiaires
: tribus sauvages, communes rustiques, embryons féodaux, cités
moyennâgeuses, seigneuries provinciales, tendent à s’épanouir en
confédérations intéressées, aux cadres internationaux. D’autre
part le décongestionnement vital des organismes centralisateurs
épuisés par une lourde concentration est appelé à favoriser, même
peut-être par voie d’évolution, un réveil progressif d’autonomie
communale et cellulaire. Quant aux systèmes sociaux, l’économie
en a presque toujours pétri et dominé le caractère. Partis, par la
conquête primitive, de l’appropriation individuelle non seulement
des biens généraux mais des moyens mêmes de la vie, ils ont
perpétué cette mainmise, par l’esclavage antique, le servage
médiéval, le salariat moderne, jusqu’au capitalisme, apogée
présente de la possession antisociale. Et, malgré de dures
résistances qui déjà sont des spasmes de transition, l’économie
s’oriente vers des formes plus ou moins collectives de socialisme
et de communisme dont maintes associations, voire de trusts et de
cartels décèlent jusque dans le capitalisme l’évidente
pénétration, et qui ont même, en propre, leurs ébauches
nationales. Et ces formes portent en elles déjà le germe, sur de
nouvelles bases, de détentes et d’individualisations
affranchies... Ce que seront du reste les formes sociales de
l’avenir, nous l’ignorons. Et nous n’avons pas, comme les
écoles autoritaires, un plan tout prêt pour enfermer l’humanité
de demain, pas même de « république coopérative réglée et
arrangée d’avance à imposer aux générations encore à naître :
l’avenir sera ce que le feront les hommes et les femmes d’alors,
selon leurs mentalités et leurs circonstances. Si nous leur léguons
la liberté, ils mèneront une vie libre, conditionnée par l’état
de choses transformé et amélioré qu’auront produit les progrès
de l’intelligence humaine et l’emploi accru des forces naturelles
qui en découlera... » (W.C. Owen).
Lucrèce,
Hobbes, Locke, Spinoza, etc., regardent la société comme étant
d’invention humaine et lui donnent pour fondement quelques-uns
l’intérêt, les autres la raison. Plusieurs recherchent sa source
dans la précarité reconnue de l’état de nature. La plupart des
écoles philosophiques de l’individualisme moderne, avec Nietzsche,
Stimer, etc., au nom de l’égoïsme, en dénoncent le mensonge,
traitent même le corps social et surtout l’État, son symbole
ordinaire, « d’entité métaphysique ». Spencer, Worms,
Lilienfeld, Novicow, etc., l’assimilent à un organisme vivant,
quelque chose comme une amplification de l’individu. Spencer veut
limiter l’intervention de l’État à l’accomplissement des «
devoirs de justice ».
Certains,
tel Rousseau, voudraient, dans la prime nature retrouvée, renouveler
les assises du « contrat social ». Des négateurs repoussent
l’opportunité d’une telle reconstitution, même sur des bases
rénovées... Au gré des thèses et des philosophies
contradictoires, l’individu est tour à tour campé en arbitre
suprême de son être ou réduit au rôle de rouage passif, fonction
du social souverain. Les théories moyennes interviennent qui, par
des dosages nuancés, cherchent une balance entre les unis
inconciliés : l’individu et la société, Les individualistes
bourgeois (secondés par les économistes à la Leroy-Beaulieu, à la
Guyot), exaltent ou récusent à divers titres l’État selon qu’ils
placent la société sous l’égide de l’autocratie brutale et
avérée ou l’orientent, encore tâtonnante, vers les bases de la
démocratie, purement politique d’ailleurs et paravent d’une
souple ploutocratie. Ils s’essaient surtout à justifier par les «
raisons » d’une prospérité générale (concentrée en quelques
mains particulières !) et un faux droit, et de vaines facultés
d’accession de chacun à la richesse privée et aux fonctions
publiques, les libertés effectives d’un noyau restreint de
fortunés, maîtres toujours indétrônés des destinées d’autrui.
Certains ont conscience qu’un malaise - auquel il faudra tôt ou
tard s’attaquer - paralyse peu à peu, dans la progression
ambiante, une société privée (par des inégalités monstrueuses
d’effort et de jouissance et l’accès à la vie totale interdit
de fait au grand nombre) de la poussée lumineuse de millions
d’individus libérés. Mais ils n’osent, - je ne parle pas ici de
ceux qui, répudiant leurs origines et le cloisonnement odieux des
classes, sont entrés dans l’arène avec les novateurs sociaux -
abandonner l’économie (théoriquement caduque et scientifiquement
isolée, condamnée enfin par l’équité humaine, mais aux profits
pour les leurs encore certains) du capitalisme...
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