* * *
Ayant
constaté que l’égoïsme est l’unique moteur des actions
humaines, la philosophie individualiste instaure une morale
libertaire basée sur l’égoïsme ; mais, reconnaissant que
celui-ci se satisfait différemment selon le degré d’évolution
qu’a atteint l’individu, elle recommande à l’homme
l’acquisition intensive de science en vue d’une connaissance
toujours plus étendue et plus précise de l’intérêt réel. A
l’homme sciencé, il apparaîtra en bonne logique que son intérêt
n’est nullement dans le sacrifice altruiste, dans la religion, mais
dans la satisfaction égoïste, dans l’irréligion. En outre, ayant
observé non seulement l’inégalité naturelle entre les hommes,
l’existence de forts et de faibles, mais aussi que la force des
premiers n’acquiert pour eux-mêmes de valeur effective que grâce
à l’appui des faibles subjugués par le moyen religieux du devoir,
elle met, en lumière le mensonge du « droit » et dénie à
l’autorité toute autre origine que la force et, en conséquence,
toute légitimité. Par suite, elle répudie la soumission bénévole
à cette autorité, que ce soit en acceptant d’être dirigeant où
d’être dirigé.
Qu’on ne
l’oublie pas, l’égoïsme humain - qui ne disparaîtra qu’avec
l’espèce - est l’obstacle à la possibilité de la « bonne
autorité » et à l’existence des « bons bergers ». Il ne peut y
avoir qu’une mauvaise autorité et tous les bergers seront toujours
de « mauvais bergers ». Tant que chaque individu n’aura pas été
nourri de la philosophie individualiste et qu’il ne pourra en
conséquence opposer son égoïsme conscient et sciencé - à
l’égoïsme envahisseur, il y aura des maîtres et des esclaves,
infailliblement.
En somme, la
morale individualiste vise à une adaptation de la société à la
nature pour aboutir au bonheur relatif de l’individu. Que sera
cette morale individualiste ? Oh ! elle sera très immorale ! Tout
d’abord, elle ne s’enseignera pas - et néanmoins elle se
pratiquera, Elle sera donc le contraire de la morale dogmatique. Elle
sera une résultante de l’enseignement scientifique et de l’exemple
du milieu éducatif. On évitera d’enseigner la morale, on se
contentera d’en faire naître la libre pratique. Ainsi, on ne dira
pas à l’homme : « Sois égoïste », mais on lui dira : « Les
hommes agissent naturellement par égoïsme » II y a un abîme entre
ces deux phrases, entre cet ordre, et, cette constatation. Ainsi, on
ne substituera pas un dogme à un autre dogme ; on instruira l’homme
et sur la science acquise il bâtira sa propre morale, sa morale
d’unique et d’autonome, - morale individualiste et libertaire.
Quand, par
exemple, vous entendez crier : « Guerre à la guerre ! » soyez
certain que celui qui profère ce cri pense fort peu à autrui et
que, du profond de lui-même, fermement, il clame : « Vive ma vie !
» Si l’on veut aller au fond de la chose, on constate donc que ce
qui pousse l’homme à l’antimilitarisme, au pacifisme et à
l’anti-patriotisme théoriques et à conformer parfois ses actes à
ses pensées, c’est l’intelligente et estimable « lâcheté »
qui fait que l’homme tient à la vie, à sa vie, parce qu’il n’y
a qu’une vie.
— Cet
homme est un lâche, dira le moraliste. Pourquoi ? Est-ce que le
moraliste sait pourquoi ! Il répète des phrases que jadis d’autres
ânes récitèrent à ses oreilles. Cependant, nous savons que cet
homme est un « lâche » parce qu’il refuse de sacrifier sa vie à
la défense des intérêts des maîtres, à la sauvegarde de leur
propriété. Voilà où l’utilité de la morale dogmatique se fait
sentir... pour les maîtres.
Eh bien !
j’aime ce « lâche » qui veut son franc-aller et qui tient à ne
pas disparaître du banquet de la vie, quelque infortuné convive
qu’il y figure. C’est un héros simple et humain. C’est un
homme en qui l’égoïsme vit, irréductible, et qui l’oppose à
l’égoïsme perfide et autoritaire des prêtres de la religion qui
lui ordonne de tuer et de se faire tuer.
Voyez ce que
sa morale fait de lui : un être autonome. Il est isolé. Sans doute.
Mais il ne tiendrait qu’à vous, moralistes, qu’il ne le fut pas.
Et alors, représentez-vous l’immensité du résultat si cet
individu se multipliait en tous pays, devenait le nombre.
* * *
La morale
dogmatique est nécessairement une morale issue d’une philosophie
religieuse ; c’est la morale religieuse du droit et du devoir. La
morale libertaire de l’individualisme est la vraie morale
scientifique ; c’est la morale irréligieuse du plaisir, de
l’intérêt et de la puissance. Or il est de la nature de l’homme
de s’inspirer, avant d’agir, de ces trois mobiles, que l’on
peut, en dernière analyse, réduire à un seul : l’intérêt. Nous
sommes donc bien d’accord avec la nature...
Le préjugé
qui s’attache à l’idée d’égoïsme fait de ce sentiment
l’opposé de la bonté. Nous avons déjà dit que cette conception
est erronée et. expliqué à quel intérêt de prêtre elle doit sa
naissance.. I1 est certain que l’intérêt réel de l’homme ne
peut être dans la douleur d’autrui. Au contraire, l’observation
nous montre qu’à mesure qu’il se débarrasse des chaînes qui
entravent la libre dépense de son activité, le libre jeu de son
égoïsme, l’homme souhaite plutôt voir la joie chez autrui comme
en soi-même. Aussi bien n’y a-t-il que des fous, des malades, des
dégénérés qui puissent avoir le désir anormal de faire le mal
pour le plaisir du mal : M. de Sade n’est généralement pas
considéré comme un parangon de santé.
Mais encore,
deux causes peuvent contraindre l’homme, s’il n’a pas une
sensibilité affinée qui le retienne, à faire le mal à autrui : la
nécessité économique - et le sectarisme religieux ou fanatisme.
Il y a lieu
de penser, si l’on n’a pas le cerveau racorni d’un moraliste,
que ces contraintes étant disparues, l’homme ne-commettrait plus
le mal puisque rien ne l’y obligerait plus. Mais, au cas improbable
où, dans un milieu de liberté où les forces se trouveraient
équilibrées, un individu voudrait tenter de faire le mal par
plaisir, le souci de son intérêt l’en empêcherait, car il n’en
pourrait résulter pour lui que la réciproque, et ce d’autant plus
qu’aucune loi n’existerait qui le protégeât et le privilégiât
comme aujourd’hui. Autant dire qu’avec les lois, les institutions
autoritaires et les esclaves, soutiens de l’ordre gouvernemental, -
les possibilités d’actions mauvaises seraient abolies. Il n’est
donc pas nécessaire de moraliser dogmatiquement l’homme pour
éviter le mal. Nul besoin n’est de le travailler dans le sens
d’une bonté dogmatique qui, aussitôt assimilée par lui, se
transforme en haine et en faiblesse. La vie assurée, le bien-être
économique, c’est-à-dire la liberté physique, d’une part, et
la science dans tous les cerveaux, autrement dit la liberté
intellectuelle et morale, d’autre part, - au total la force, la
puissance universalisée, voilà le sol fécond où s’épanouira la
bonté... Qu’aucun homme n’attende d’autrui son bonheur. Qu’il
en soit le propre artisan. Mais pour cela il faut que l’homme soit
à la fois puissant et libre. La science seule peut lui donner la
force et la liberté. Ce qu’il faut greffer sur la nature, en lui,
c’est la science et non la morale. Celle-ci vient ensuite
d’elle-même, telle qu’on la doit normalement concevoir : comme
une résultante - et personnelle.
Ainsi, nous
ne répudions pas la bonté. Loin de là, nous voulons qu’elle
devienne une nécessité égoïste, qu’elle soit le los à la vie
que clame l’égoïsme satisfait et joyeux. Mais nous ne pouvons
assimiler la pratique de la bonté libre et naturelle, satisfaction
égoïste, à l’accomplissement du devoir, sacrifice de
l’artificiel altruisme. Tout au plus pourrait-il être utile de
faire naître éducativement l’amour de la vie dans la conscience
de l’individu, afin que la vie (avec la joie, génératrice d’une
existence toujours plus haute et plus longue, comme bien, - et la
douleur, abrégeuse et rétrécissante, comme mal) soit comme le
critérium de bonté destiné à guider les intelligences attardées
dans le chaos des actes humains, tous équivalents en la nature. La
valeur morale et sociale d’un acte se pourrait ainsi mesurer à la
quantité de vie qu’il fait naître et entretient ou qu’il
anéantit, c’est-à-dire par la joie ou la douleur qui en découle.
Et ce serait à l’aide de cet étalon, interprété en outre selon
son sentiment, que l’individu fixerait la nature de ses rapports
avec autrui, considéré comme associé, indifférent ou adversaire.
Il n’est
pas nécessaire d’être chrétien pour appliquer la maxime : « Ne
fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait. »
II suffit pour cela d’être un égoïste sage et prévoyant. Mais
il faut compléter cette formule négative par celle positive que
voici : Agis envers autrui comme l’autre agit envers toi. Voilà la
clef de voûte de la morale libertaire de l’individualisme, morale
de réciprocité et de solidarité réaliste, morale de justice
égoïste.
* * *
Après avoir
démontré le mécanisme du devoir, montré dans quel but cette
machine est mise en fonction et pour qui elle travaille, il importe
de démolir à son tour la fiction mensongère du « droit » qui
concourt aux mêmes fins. Le droit positif est imaginé par la force
de ruse pour justifier ses attentats sur la faiblesse. Dépouiller le
travailleur n’est pas un acte de la force triomphante : c’est un
acte du plus pur droit ! La science du droit positif enseigne la
manière d’y procéder. Un gros usinier prélève chaque jour la
presque totalité du bénéfice issu du labeur de ses ouvriers, en
jetant à ceux-ci un salaire dérisoire qui leur permettra de ne
mourir que lentement de faim, de fatigue, d’alcoolisme et de
tuberculose : le gros usinier n’est ni un assassin ni un voleur ;
c’est un honnête homme, il est d’accord avec le droit. Un
miséreux, l’un des ouvriers qu’a usés l’usinier, reprend à
celui-ci une parcelle du... prélèvement légal qu’il a opéré
sur le produit de son labeur : c’est un voleur, il est hors le
droit.
Le droit
positif est exprimé par les lois. Les lois, comme tout le reste du
système social, sont élaborées en vue d’une fin unique : assurer
le maintien de la force au pouvoir, c’est-à-dire, actuellement,
protéger la propriété, la richesse privée, le vol capitaliste,
même au détriment de la vie. Car la propriété a trouvé son
origine dans la force, c’est par la force qu’elle se conserve et
elle reproduit la force au profit du propriétaire. Ecoutez Proudhon
: « La propriété, c’est le vol. » Ecoutez Sismondi : « La plus
grande partie des frais de l’établissement social est destinée à
défendre le riche contre le pauvre, parce que, si on les laissait à
leurs forces respectives, le premier ne tarderait pas à être
dépouillé. » Concluez, en vous rappelant que l’État a pour
mission avouée de protéger la faiblesse contre la force et de
dispenser la justice. Concluez, et vous verrez que sa mission réelle
n’est pas avouable.
Qu’on
n’oublie pas non plus que le prolétariat est la majorité par qui
l’État pourrait ne pas être. L’État ayant prétendument pour
but l’instauration du droit dans la société, on voit de suite
quelle importance il y a pour nous à faire connaître au prolétariat
sur quel mensonge repose la fiction du droit, alors que c’est en
réalité la force qui préside aux actions, tant naturelles que
sociales, de l’homme. Le droit est en ce moment au service de la
propriété. Mais la propriété n’est qu’une des formes
actuelles de l’autorité et peut, comme sous le régime
collectiviste, faire place à une seule forme d’autorité :
l’autorité représentative (qui, souvent, n’est pas éloignée
de l’autorité purement dirigeante), ainsi que, par exemple,
l’exercent de nos jours le chef militaire, le juge, etc. Le droit
positif sera au service des maîtres de demain, comme il est au
service de ceux d’aujourd’hui, si les esclaves d’aujourd’hui
le permettent demain, et cela se perpétuera tant que les esclaves
admettront l’existence du droit et par ce fait consentiront à leur
esclavage.
Au droit
positif, on oppose volontiers le « droit naturel ». Qu’est-ce
donc que le droit naturel ? Selon le verbe de ses prêtres, c’est
Le Droit - et c’est une fiction métaphysique dont les faits, à
chaque instant, dénoncent l’irréalité. Le droit est un mot vide
de sens, puisqu’il n’est pas d’exemple dans la nature ou dans
la société que le conventionnel droit, invoqué ait jamais été
respecté, ait jamais triomphé, s’il n’était adjuvé de la
puissance, de la force. Le droit, n’a donc que la valeur d’une
virtualité dont la réalisation active est soumise à des
circonstances, à des éventualités ; il n’existe par conséquent
pas à l’absolu, en tant que « Droit », ainsi que nous avons été
préparés dès l’enfance à en comprendre l’idée - fausse.
Dans la
lutte des peuples, que fut le droit du Gaulois devant la force du
Romain, le droit de l’Arabe et du Madécasse devant la force du
Français, le droit du Cafre devant la force du Boër, le droit du
Boër devant la force de l’Anglais, le droit du Chinois devant la
force des coalisés européens, américains et japonais ? Qu’est le
droit de la minorité en présence de la puissance de la majorité,
le droit du soldat devant le pouvoir du chef, le droit du pauvre
auprès de la force du riche ?
Rien.
Et remarquez
que le fort ne se réclame jamais de la force, mais, lui aussi, du
droit. Les forts, sachant bien que les faibles - faibles d’un jour
- n’accepteraient pas bénévolement les effets de la force, avoués
tels par les forts du jour, ont toujours doré leur « pilule » avec
le droit. C’est au moyen du droit invoqué par eux que les tyrans
et les foules aveugles qui travaillaient pour leurs maîtres ont
conquis par la force. Les individus pris isolément procèdent de
même. Si l’on veut considérer dans le droit la faculté d’agir,
le pouvoir de faire, on est bien obligé de conclure que le droit est
uniquement constitué par la force. Mais alors, à quoi bon parler du
droit ? Le droit est donc, lui aussi, un fantôme qui s’évanouit à
la lumière de la raison ?
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