Est
indépendant qui ne dépend de personne. L'individu ne peut être
indépendant que lorsqu'il trouve en lui-même, soit d'instinct, soit
par l'observation et la réflexion, les mobiles de ses actes, et
lorsque sa propre industrie lui fournit les moyens de se passer du
concours des autres ou, tout au moins, de n'y recourir que dans la
mesure des rapports indispensables. L'individu indépendant se refuse
à toute sujétion volontaire et défend avec opiniâtreté sa
liberté individuelle (voir ce mot). Il n'admet avec les autres que
des relations harmonieuses où la personnalité de chacun est
respectée ; sinon, il les repousse. L'indépendance n'est, le plus
souvent, que dans la solitude. « L'homme le plus fort est celui qui
est le plus seul », a dit Ibsen. Cet homme est le plus fort parce
qu'il trouve ses forces en lui-même et a moins besoin des autres. Il
est, pour la même raison, le plus libre et le plus indépendant.
C'est par l'esprit que l'homme est indépendant plus que par sa
situation sociale. On peut tourner la meule sous le fouet et demeurer
le plus libre des hommes parce qu'on porte en soi une force d'âme
qu'aucune coercition ne vaincra. On peut être un grand seigneur et
le plus vil des esclaves, parce qu'on n'est qu'un courtisan
n'attendant rien que du prince. Blanqui, qui passa quarante ans de sa
vie en prison, fut le plus libre des hommes ; il était plus
indépendant que les gens au pouvoir et que les valets qui
l'emprisonnaient. C'est une erreur profonde, une grossière
tromperie, de dire : « La fortune seule donne l'indépendance ».
Cette formule est bien représentative de l'esprit « bourgeois » ;
elle est l'exact reflet de ceux qui rapportent tout à l'argent, qui
n'attendent rien que de lui et qui ajoutent non moins faussement : «
Sans argent, point de bonheur! » Combien il serait plus exact de
dire : « Grâce à l'argent, tous les esclavages et tous les
malheurs », la possession de l’argent étant de toutes les
monstruosités sociales la plus fatale au bon équilibre des rapports
entre les hommes!... La fortune traîne après elle tout un cortège
de basses passions et de vilenies. Intrigants, solliciteurs,
flagorneurs, parasites de toutes les espèces s'accrochent à elle
comme les poux aux crinières sales pour importuner ceux qui la
possèdent. Ceux-ci, d'ailleurs, ne trouvent là que ce qu'ils ont
cherché. Ils espéraient sans doute que le cortège serait plus
brillant ; mauvais psychologues, ils n'ont pas compris que la fortune
est comme la plus belle fille du monde et ne peut donner que ce
qu'elle a, souvent bien peu de choses. Plutôt que de donner
l'indépendance et le bonheur, la fortune les supprime. Elle crée
des sujétions de plus en plus tyranniques, d'abord pour l'acquérir,
ensuite pour la conserver et l'augmenter. Elle ne peut donner
l'indépendance à qui ne la porte pas en lui. Si l'homme fortuné
échappe aux soucis matériels, il est parfois dans une dépendance
plus lamentable par son hérédité, son éducation, son milieu. Il y
a quelque chose de vrai dans cette opinion de M. Paul Bourget que «
la souffrance des riches dépasse en intensité celle des pauvres ».
Leur souffrance est aggravée de la déception qu'ils éprouvent en
constatant que le bonheur ne s'achète pas plus que la santé,
l'amour et l'amitié. Une telle souffrance n'est pas précisément
signe d'indépendance. S'il échappe au joug du salariat, l'homme
riche est l'esclave de la complexité de ses passions. Il n'y a qu'à
lire tous les jours les faits-divers des journaux, racontant les
turpitudes où la fortune plonge tant de ceux qui la possèdent, pour
voir tout ce qu'il y a de faux flans la prétendue indépendance
qu'elle leur procure. Evidemment, dans une société où tous les
rapports sont basés sur la puissance de l'argent - une autre est
possible, heureusement! - la fortune est une garantie d'indépendance
matérielle ; mais quelles longues et basses servitudes, négatrices
de toute indépendance, n'exige-t-elle pas pour l'acquérir? Seul, le
« gros lot » qui échoit par un hasard quelconque, est susceptible
de créer une indépendance enviable s'il favorise un homme
intelligent, actif, scrupuleux, à qui il donne le moyen de s'occuper
suivant ses goûts. Mais pour un de ces hommes intelligents, combien
de sots, d'orgueilleux, de malfaiteurs et de maniaques plus ou moins
dangereux pour qui la fortune n'est que le moyen de satisfaire de
folles ambitions, d'assouvir de malpropres passions, et dont
l'indépendance ne se manifeste que dans une licence vile et
déshonorante! Et encore, si pure que soit l'origine et si bon que
soit l'usage de la fortune, elle établit toujours, entre celui qui
la possède et le désordre social, une solidarité compromettante
pour un homme véritablement indépendant. Certes, nous n'avons pas à
repousser la fortune si elle se présente. Comme le chantait
Béranger: « La richesse, que des frondeurs Dédaignent, et pour
cause, Quand elle vient sans les grandeurs, Est bonne à quelque
chose ». Mais ce n'est pas parce qu'elle nous échoira qu'elle sera
bonne ; elle ne vaudra que par l'usage que nous en ferons et elle ne
nous apportera une véritable indépendance que tout autant qu'elle
ne nous mettra pas sous le pouvoir de la sottise dont elle s
accompagne le plus souvent. La vérité est du côté de Bossuet
disant : « Il n'y rien de plus libre et de plus indépendant qu'un
homme qui sait vivre de peu ». Doctrine d'humiliation, de
résignation ricanent certains. - Non, doctrine de sagesse qui, si
Bossuet l'avait suivie, n'aurait pas fait de lui un des plus bas
flagorneurs de Louis XIV. Doctrine qui fit un Diogène indépendant
d'un Alexandre, lui permettant, dans son dénuement, de mépriser
l'orgueilleux despote qui venait mendier son admiration et, à qui il
ne demanda que de se lever de son soleil. Ce jour-là, moins que
jamais, Diogène ne trouva l'homme qu’il cherchait. La fortune ne
peut échoir qu'à un certain nombre de privilégiés, profiteurs de
l'exploitation humaine. Il ne peut y avoir des riches que parce qu'il
y a des pauvres sur lesquels ils exercent leur violence.
L'indépendance que procure la fortune a pour corollaire la
dépendance de ceux qui la produisent. Et voilà tout ce que des
économistes bourgeois, qui prétendent former l'élite des hommes,
viennent nous proposer comme le seul moyen d'indépendance!... Pour
le groupe humain, l'indépendance est dans la liberté d'association
des individus suivant leurs besoins communs et les possibilités de
satisfaire ces besoins, tant matériels qu'intellectuels et moraux.
Là encore, l'état de violence et d'iniquité, le droit du plus fort
et les exigences de la sottise se sont imposés. La guerre a placé
des groupes sous la dépendance d'autres groupes comme la loi du
groupe s'est imposée à l'individu. Peu à peu s'est établie pour
les groupes une indépendance factice, conventionnelle, appelée «
nationale ». L'indépendance propre à chaque groupe a été
absorbée comme celle de l'individu par l'agglomération successive
dans la famille, le village, la région, le pays, au point de se
confondre aujourd'hui dans celle des populations des grands Etats.
Les peuples ont souvent lutté pour leur indépendance, surtout au
début de leur existence. Ils n'ont réussi qu'à changer les formes
de leur dépendance. Plus ou moins brutalement, les plus forts ont
absorbé les plus faibles et il en continue toujours ainsi. Les
principes du droit international ne disent-ils pas qu'il y a des
Etats souverains, d'autres mi-souverains, et d'autres que « les
intérêts de communauté internationale » permettent de tenir
complètement en tutelle? Avec de tels principes on justifie toutes
les violences. La raison des plus forts continue à être la
meilleure, et ce ne sont pas les hypocrites assemblées des rhéteurs
réunis dans ce qu'on appelle la « Société des Nations » qui y
changeront quelque chose. On l'a vu à la façon dont l'indépendance
des petites nationalités a été respectée à la suite de la Guerre
du Droit et de la Civilisation ; on le voit au Maroc, en Syrie, au
Nicaragua, en Chine et ailleurs. Seuls des hommes indépendants
pourront former des peuples indépendants, quand la violence
n'imposera plus des groupements arbitraires, quand les individus
s'associeront suivant leurs besoins, leurs affinités, en dehors de
toute dépendance qui n'aura pas été librement acceptée. Alors, il
n'y aura plus de patries jalouses et sanguinaires, enfermées dans
des frontières, et on pourra voir une immense Fédération où
chacun sera indépendant dans l'indépendance de tous.
- Edouard
ROTHEN.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire