Est le
manque de discipline. La signification de ces deux mots a été
profondément modifiée pour arriver à celle qu'on lui donne
communément aujourd'hui. Ils viennent du latin : disciplina et
indisciplina, produits par discere qui voulait dire : apprendre, et
se rapportait à l'instruction. Le véritable sens de discipline est
: « instruction qui se transmet » (Bescherelle). C'est
l'enseignement, l'éducation, l'étude, ce qui forme la connaissance,
donne à l'activité humaine une direction intelligente, éclairée.
Le manque de discipline, ou indiscipline, est l'ignorance,
l'obéissance aux préjugés, la marche aveugle à travers les
chausse-trapes de la sottise. On lit dans Oresme : « Et aussi le
gieu du bien discipliné (instruit) diffère du gieu de celui qui est
indiscipliné ». Le disciple était celui qui suivait la direction,
la discipline, de celui qui l'avait instruit ou de l'enseignement
qu'il avait reçu. Tout cela s'est modifié et fait que tout le monde
ne parle plus la même langue en matière de discipline et de son
contraire l'indiscipline. Peu à peu le disciple devint celui qui se
plaça sous l'autorité d'un maître ou d'un enseignement sans jamais
les avoir connus. C’est ainsi qu'on a vu tant de disciples
dénaturer et ridiculiser, en prétendant les défendre, des idées
et des hommes qu'ils n'avaient jamais compris. L'ignorance du
disciple incita le maître à pontifier et à se montrer de plus en
plus tyrannique. La discipline, perdant son caractère
d'enseignement, devint la règle, la loi qui exige l'obéissance
passive. C'est au christianisme que l'on doit cette transformation.
Les disciples du Christ, jusqu'à saint Paul qui établit la doctrine
de l'Eglise, furent des ignorants admirant et suivant leur Maître de
confiance. L'Eglise, en formulant des dogmes de plus en plus
impénétrables à l'esprit humain, créa cette discipline de la foi
qui consiste à croire d'autant plus fortement qu'on comprend moins
ce qu'on croit, et qui aboutit à l'obéissance perinde ac cadaver
des jésuites. La discipline, direction intelligente d'après la
connaissance, devenait la discipline, soumission aveugle dans un
renoncement de l'intelligence qui allait jusqu'à la mort. La même
discipline s'établit pour le guerrier avec la formation des armées
permanentes. Elle fut le corollaire de la discipline religieuse.
L'homme qui, comme chrétien, devait obéir aveuglément en toutes
circonstances, ne pouvait qu'obéir aussi à la guerre où, si
souvent la religion menait la danse ; et il ne pouvait qu'obéir
aussi de la même façon aux lois civiles établies par un pouvoir
émanant de la puissance divine. De là cette discipline érigée en
commandement formel, sans réplique, et la soumission totale avec
l'obéissance sans discussion. De là aussi, la réaction inévitable,
l'antidote du poison : l'indiscipline devenant bonne contre une
discipline devenue mauvaise.
La
discipline, sous la forme de l'instruction, est nécessaire à
l'homme. Il faut, pour que ces efforts ne soient pas inutiles, que
son temps ne soit pas perdu, qu'il ait une méthode de travail et de
vie. Il la trouve dans une discipline librement choisie et acceptée,
qui ne s'applique pas seulement à sa vie privée mais aussi à ses
rapports avec ses semblables. Cette discipline est, suivant les
circonstances, d'ordre moral on d'ordre pratique ; elle envisage
toutes les formes de la collaboration, de la coopération, de la
solidarité sociale ; elle est l'adhésion à tout ce que l'homme
raisonnable juge bon et accepte pour la conduite de sa vie et elle
lui est d'autant plus nécessaire et favorable qu'elle lui permet
d'avoir des relations plus harmonieuses avec les autres hommes.
Aussi, comprend-on l'indiscipline quand cette discipline n'existe
pas. Non seulement l'indiscipline éclate inévitablement sous
l'effet de la contrainte, mais elle est une nécessité vitale dans
une société où la raison de l'individu, le libre choix de ses
directions, sont de plus en plus annihilés par la discipline
collective. L'indiscipline, c'est-àqui ne respectent pas les droits
de l'individu, est comme l'insurrection, lorsque le gouvernement
viole les droits du peuple : « le plus sacré des droits et le plus
indispensable des devoirs » (Déclaration des Droits de l'Homme, de
1793, article 35). Il n'y a de discipline véritable que celle qui a
été librement consentie. Celle qui s'impose par la violence, sans
instruire, sans avoir fait appel à la discussion, à la critique, au
choix, est la discipline de l'abrutissement. C'est la discipline
sociale dans ses différentes formes : scolaire, militaire,
religieuse, etc... Contre l'abrutissement, l'indiscipline de
l'intelligence, l'insoumission de la volonté, sont les plus sacrés
des devoirs. Et ce n'est pas l'adhésion inconsciente des «
majorités compactes », la passivité du « peuple souverain », qui
peuvent légitimer devant la libre discipline de l'intelligence cet
état d'abrutissement. Au contraire, là plus qu'en n'importe quelle
circonstance : « la majorité a toujours tort » (Ibsen). Il est
heureusement, au-dessus des disciplines autoritaires et mortifères
de la société à l'envers, des caractères, des sentiments et des
forces indisciplinables. Ce sont celles qui entretiennent la vie dans
les espaces aérés et lumineux de l'esprit, hors des catacombes où
la discipline sociale enfouit les hommes. Ce sont elles qui portent
le flambeau, qui suscitent la critique et la révolte, qui luttent
pour la liberté, qui obligent les vieilles bourriques scolastiques à
marcher malgré elles, qui arrachent leurs bandelettes aux momies de
la tradition, de la forme et de la règle, qui démasquent
l'imposture malfaisante et grimaçante, qui montrent l'odieux et le
grotesque de cette chienlit carnavalesque attachée par le sang et
par l'imbécillité au respect des saints principes de la discipline
officielle. Prométhée est éternellement en état d'indiscipline
contre les dieux, et ceux-ci mêmes en bénéficient. Ils seraient
depuis longtemps ensevelis sous leurs propres cendres si le phénix
de l'indiscipline ne s'envolait toujours plus vivant du bûcher où
ils ne cessent de le brûler ; si la vie ne criait, toujours plus
ardente, aux hommes indisciplinés : « En avant, par delà les
tombeaux! » (Gœthe).
- Edouard
ROTHEN.
 
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