INDIVIDUALISME
J’aime, à
travers les partialités et les insuffisances, les sottises même du
dictionnaire. Aussi, ai-je fouillé le petit et le grand Larousse
pour y chercher la définition du mot individualisme. Dans les deux
dictionnaires j’ai trouvé celle-ci du même auteur :
Système
d’isolement des individus dans la société. Mais dans le grand
Larousse l’auteur précise : encyclopédie. philosophie sociale.
Subordonner le bien des autres à son bien propre, vivre le plus
possible pour soi-même, c’est être individualiste. Il ajoute
encore quelques notations superficielles pour indiquer qu’il a lu
Spencer et Nietzsche.
Et tout cela
prouve, d’abord : qu’il est permis à certains hommes d’enseigner
la langue française qu’ils ignorent, puisque cet auteur (anonyme)
ne sait pas qu’en français il n’y a pas - absolument - de
synonymes, ce qui lui fait donner du mot individualisme la définition
qui conviendrait à un certain égoïsme, ce mot pris dans son sens
étroit, défavorable, péjoratif.
Cela prouve
encore que certains hommes sont capables de lire des ouvrages
philosophiques sans les comprendre... A moins que ce soit là de la
mauvaise foi. Tout est possible. La mauvaise foi, au reste, n’est
qu’une conséquence de la sottise.
Comme le mot
anarchie, le mot individualisme en est victime. Par malveillance, le
grimaud chien de garde emploie l’un pour l’autre les mots égoïsme
et individualisme et ne donne de l’individualisme qu’un aspect
étriqué, restrictif, et une mesquine conception.
Nous allons
ici tenter de restituer au mot sa véritable signification.
Quand le
sens des mots n’est pas vicié, l’individualisme est un système
qui a l’individu pour base, pour sujet ou pour objet. Ecoutez les
individualistes et vous verrez que les trois aspects de cette
définition sont bons.
L’individualisme
est donc un système basé sur l’individu, qui a l’individu pour
fin et l’individu pour agent.
Mettez cette
phrase au pluriel et raisonnons. Nous voulons le bonheur de
l’humanité. Mais l’humanité n’est pas une entité réelle ;
seuls, les individus qui la composent sont des entités réelles.
Donc, quand je dis : je veux le bonheur de l’humanité, je dis
implicitement : je veux le bonheur des individus. L’individu est
donc mon objet. Je dis l’individu, je ne dis pas moi...
On
m’opposera peut-être qu’à ce compte tous les systèmes sont
individualistes. Ce serait vrai si l’individualisme n’était que
cela ; mais dans l’individualisme, l’individu n’est pas
seulement l’objet, il est aussi le sujet. Mais avant de nous
occuper de l’individu sujet, finissons-en avec l’individu
considéré comme objet.
Je crois que
tout ce qui a trait à la foule est éphémère, superficiel,
illusoire et vain. Si je suis un orateur de talent, il m’est facile
de faire admettre à une foule de trois mille personnes mon opinion
habilement présentée. Ces trois mille personnes m’applaudiront «
comme un seul homme ».
A ce moment
précis il est possible de faire commettre à cette foule des actes
énormes, héroïques ou odieux. Mais je n’aurai fait là rien de
durable, parce que, l’emballement passé, la foule dispersée, les
individus se ressaisissent ou sont repris par leur lâcheté. Si
donc, je veux faire œuvre durable, il faut que je vise, non la
foule, mais, parmi ces trois mille êtres, les quelques humains
capables de devenir des individus. L’individualisme s’applique
donc à rechercher, découvrir, perfectionner des individus.
Passons
maintenant à l’individu agent ou sujet. Il est à peine besoin de
dire, après ce qui précède, que ce ne sont pas les foules, les
sociétés, mais les individus qui, œuvrant chacun avec la
conscience de ses moyens et de ses responsabilités, viseront, non
l’ensemble social, mais les individus pour la réalisation de leur
plus grande somme de bonheur et leur plus grande somme de moyens.
Voyez que le
but final est le bonheur de tous par le bonheur de chacun.
Raoul Odin
INDIVIDUALISME
(Anarchisme altruiste)
Un argument
habituel, c’est d’opposer l’individualisme et l’altruisme, et
vice versa. Et cependant, à mon avis, individualisme et altruisme se
confondent de telle façon qu’il est impossible de les séparer...
Pour me faire mieux comprendre, voici un exemple. Au printemps de
1910 j’ai été stupéfait de trouver, dans un manifeste du Comité
antiparlementaire, au bas duquel se trouvait mon nom, une phrase où
l’on disait que le devoir des ouvriers était d’adhérer à leurs
syndicats. Le devoir ! C’est le sophisme le plus réactionnaire que
je connaisse... Dans la phrase du manifeste, devoir est à peu près
synonyme d’intérêt. Il est vrai qu’il s’y ajoute une légère
dose de sentiment altruiste, sous forme de solidarité. Mais un
sentiment ne peut être que spontané, il ne peut pas être la
conséquence d’une obligation. L’amour ni la solidarité ne
peuvent donc pas être un devoir. Et c’est par confusion dans les
termes et par esprit d’autorité que les syndicalistes osent parler
d’un devoir ouvrier...
Il s’agit,
en effet, de donner à un conseil une consécration morale. La morale
sert ainsi à des buts intéressés, à des politiques trop souvent
malodorantes. Mais qu’estce que la morale ? Autrefois purement
religieuse, la morale officielle tend aujourd’hui à se confondre
avec le code. Il est même curieux de constater que la morale change
en même temps que les lois. La morale officielle règle les rapports
sociaux pour le maintien de la paix sociale et la sauvegarde des
situations acquises. Il n’y a donc aucun fondement à la morale, si
ce n’est les convenances de la classe dominatrice, avec un reste de
préjugés religieux et des habitudes ou coutumes qui varient avec
chaque pays. En réalité, personne n’obéit de son plein gré à
la morale officielle ; on y obéit beaucoup par éducation et par
habitude, un peu par peur, car il y a des gendarmes et des juges qui
obligent les pauvres gens (mais non les puissants) à respecter la
morale légale. Si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que
nous agissons suivant notre plaisir, notre plaisir individuel. C’est
là où la thèse individualiste a véritablement toute sa valeur.
Dans les conditions sociales actuelles, gênés que nous sommes par
les coercitions de toute sorte qui pèsent sur nous, nous agissons
ordinairement par intérêt. Mais ce dernier mobile n’est qu’une
déformation du plaisir...
* * *
Cyniquement,
hypocritement ou naturellement, les hommes agissent poussés par le
mobile du plaisir. Qu’est-ce que le plaisir ? Il y a d’abord les
plaisirs matériels immédiats qui correspondent à nos besoins
physiques. Mais ce n’est pas tout, il y a d’autres plaisirs :
intellectuels, artistiques, affectifs ou moraux. L’émotion qui
accompagne chacun de ces plaisirs et se confond avec lui, cette sorte
d’excitation de l’organisme qui correspond au plaisir, semble
être plus agréable pour les plaisirs intellectuels, artistiques ou
affectifs que pour les plaisirs matériels. Autrement dit, il semble
que ceux-là soient supérieurs à ceux-ci. On peut déjà constater
que quand un homme s’est suffisamment développé pour goûter aux
plaisirs intellectuels et artistiques, il n’y renoncera pas
facilement, malgré les déclarations de soi-disant pessimistes sur
le bonheur des ignorants. On peut aussi constater que les hommes
(même les animaux) sacrifient en général leurs plaisirs matériels
à leurs plaisirs affectifs. Ces derniers paraissent l’emporter sur
tous les autres. L’amour pour ses enfants, l’amour proprement
dit, l’emportent certainement, en puissance de plaisir sur les
autres puissances. C’est un fait d’expérience... Ainsi naît
l’altruisme. Chez les hommes vivant en société, ayant besoin de
l’entr’aide pour vivre, le plaisir altruiste s’est développé
davantage. Nous sommes touchés par la douleur d’autrui, nous
souffrons de la souffrance des autres. Nous ne pouvons pas rester
impassibles devant les ignominies qui se commettent autour de nous.
Et, d’autre part, nous éprouvons un plaisir moral à rendre
service aux autres hommes. Faire plaisir à autrui est, un véritable
plaisir...
Notre moi
s’épanouit dans la bonté, ce n’est pas autre chose qu’un
excédent de force individuelle. La bonté (ou générosité) est le
véritable plaisir d’un individu bien développé. La maladie, la.
vieillesse, les malheurs rendent les hommes plus égoïstes.
L’égoïsme est un signe de faiblesse, c’est un moyen de défense
pour les faibles. La solidarité altruiste, comme besoin d’expansion,
est le plus haut signe de notre valeur individuelle. C’est donc de
l’individualisme à plus haute puissance. Si nous nous solidarisons
avec les souffrants, avec les prolétaires, par exemple, ce peut être
par intérêt, si nous sommes nous-mêmes des prolétaires, mais
c’est aussi par plaisir moral, et c’est uniquement par plaisir
moral pour ceux d’entre nous qui ne sommes pas des prolétaires. On
comprend aussi qu’un ancien ouvrier sorti du prolétariat (par
chance) peut abandonner toute solidarité avec ses camarades, s’il
n’était capable de comprendre que l’intérêt, tandis qu’un
individu développé moralement (un anarchiste) n’abandonnera
jamais cette solidarité avec les souffrants. Il n’y a pas ici de
devoir. Devoir n’est qu’un terme du vocabulaire électoral, une
expression du manuel civique, un préjugé pour votard, pour
patriote, pour socialiste « conscient », pour syndicaliste
discipliné.
Le besoin du
bonheur pour tous, cet altruisme se sublime dans un désir idéaliste.
C’est cet idéalisme qui est le véritable déterminisme des
anarchistes. On nous reprochera que cet idéal ne peut jamais être
atteint. Nous voulons vivre tout de suite, disent certains
individualistes. Or, est-ce que notre joie n’est pas en nous dès
maintenant ? Est-ce que l’effort que nous faisons vers cet idéal
n’est pas par luimême une satisfaction ? Je veux dire que l’effort
vers l’idéal le réalise déjà en nous comme jouissance
anticipée... On retrouve aussi cet idéalisme dans les religions.
C’est un besoin humain que l’aspiration vers le beau et le bien.
Et le sentiment religieux véritable n’est pas autre chose que
l’exaltation du sentiment idéaliste, qui peut aller jusqu’au
mysticisme. Mais je n’ai pas besoin, pour ma part, des mystères,
des miracles et de toutes les inventions des thaumaturges religieux
pour être idéaliste... L’idéalisme peut aller jusqu’au
renoncement des autres joies qui n’apparaissent plus que comme
secondaires... Dans les religions on recommande et on commande le
sacrifice en l’honneur de la divinité, on restreint les plaisirs
matériels ; on conseille les pénitences et les macérations. Notre
idéalisme ne comporte pas ces pénitences. L’anarchisme ne renonce
pas au développement physique, intellectuel et artistique des
individus.
S’il y a
un véritable plaisir dans le sacrifice, encore faut-il ne pas être
dupe. Le plaisir n’exclut pas le raisonnement. Si l’on peut
trouver du plaisir à se sacrifier volontairement par amour, ce
serait une duperie que de se sacrifier par devoir ou par résignation,
de se résigner à l’esclavage par peur de la violence, par crainte
de faire souffrir autrui. Si la violence est odieuse contre les
faibles, elle est nécessaire contre la tyrannie des forts, pour
l’émancipation des individus. C’est ce point de vue qui nous
distingue tout à fait des croyants et des tolstoïens. Ainsi la
révolte peut être nécessaire contre une tyrannie familiale ; elle
est nécessaire contre la tyrannie patronale et la tyrannie
étatiste... Il y a donc entre l’égoïsme et l’altruisme une
question de proportion qui varie suivant la force des individualités
et les conditions du milieu. Si les conditions sociales permettaient
le développement complet des individus, ce développement
intellectuel, artistique et idéaliste suffirait, mieux que toutes
les polices, que toutes les morales et tous les codes, à assurer par
l’individu lui-même le refrènement de ses appétits dommageables
à autrui... On me dira que la culture n’empêche pas beaucoup les
gens de se montrer féroces pour autrui, quand il s’agit de leurs
intérêts. Nous en avons de nombreux exemples. Mais je répète que
la concurrence et l’arrivisme sont la cause actuelle de cet
égoïsme. On voit ces égoïstes féroces, une fois arrivés ou
enrichis, pratiquer une molle bonté, dans le degré compatible avec
la déformation subie par leur caractère. Dans la société
actuelle, les rapports humains sont fondés sur le mercantilisme.
Aussi l’intérêt immédiat s’oppose-t-il souvent au plaisir
moral. Combien en ai-je connu qui ont sacrifié l’idéalisme
enthousiaste de leur jeunesse au réalisme de la carrière !...
L’éducation
ne suffit donc pas à assurer le triomphe de l’idée. Pour arriver
à une société, fondée sur l’entr’aide, où le développement
des individus pourrait se faire librement, où il y aurait harmonie
et équilibre entre toutes les jouissances, quelle espérance
pouvons-nous avoir ? Comment pouvons-nous concevoir la réalisation
de notre idéal ? Comment nous débarrasser de toutes les contraintes
matérielles et morales qui pèsent sur nous ?... Nous ne pouvons
avoir d’espérance qu’en groupant tous ceux qui souffrent. C’est
pourquoi la propagande qui s’adresse aux travailleurs, à ceux dont
l’effort est exploité par une classe parasite, cette propagande
seule paraît féconde. La solidarité des intérêts vient soutenir
les aspirations idéalistes des individus. Et, pour exalter ces
aspirations idéalistes, pour entraîner la masse à une révolte
générale, pour changer la mentalité des hommes, asservie
actuellement à l’obéissance d’une part et à la bassesse des
intérêts de l’autre, il faut susciter de plus en plus les
sentiments d’indignation et de justice, il faut arriver jusqu’à
la passion. Cette crise passionnelle ou révolutionnaire est
nécessaire pour élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes,
au-dessus de leurs intérêts immédiats ; elle est nécessaire pour
les héroïsmes de l’action et pour transformer la morale actuelle,
pour assurer la cohésion et l’action d’ensemble... L’éducation,
si lente et si malaisée dans les périodes de calme, se fait toute
seule et vite dans les périodes d’effervescence. Les grèves ont
plus fait pour la propagande syndicale que toutes les tournées de
conférences. L’affaire Dreyfus a fait naître un esprit nouveau.
La Révolution française nous a débarrassés de l’ancien régime.
Et si les révolutions sont suivies d’une période de dépression,
la réaction est cependant incapable de restaurer la mentalité
antérieure... Action révolutionnaire ou éducation ? En réalité,
on ne peut opposer l’une à l’autre. L’éducation, la
propagande préparent à la révolte. Mais la révolte individuelle
n’aboutit a rien ; elle peut quelquefois, avec de 1a chance, élever
les individus au-dessus de la masse souffrante et méprisée ; elle
ne satisfait pas nos aspirations idéalistes. Le plaisir moral est
sacrifié a l’arrivisme. Notre idéalisme ne sépare pas notre
affranchissement de celui d’autrui. Et la révolution seule, dans
un effort général de passion, peut transformer le milieu économique
et faire disparaître les coercitions matérielles et, morales qui
pèsent sur les individus.
Ainsi
l’individualisme aboutit à l’altruisme. Certains individualistes
se refusent à cette conclusion. Pour débarrasser l’individu de
ses préjugés, ils le débarrassent en même temps de ses
sentiments. Il en est même qui raisonnent sur l’Individu,
considéré en soi, sans tenir compte du milieu. Ils ne s’aperçoivent
pas que l’individu-abstraction n’existe pas. Or il n’y a que
des individus ; il faut donc que chaque individu tienne compte des
autres individus... Ceux-là, aux yeux desquels leur seule personne
vaut quelque chose, sont incapables d’ailleurs de vivre dans leur
abstraction et nous verrons tout à l’heure à quelle conséquence
ils aboutissent. Ils méprisent les ouvriers, car ceux-ci doivent «
prostituer leurs bras » ; ils combattent, les syndicats comme si
l’association pour la révolte contre l’exploitation patronale
n’était pas une nécessité économique... Comment s’abstraire
du milieu ? Placés dans le milieu actuel et forcés d’y vivre,
nous n’avons aucun moyen d’action qu’en luttant pour
transformer le milieu, et nous ne pouvons espérer arriver à un
succès que par l’association dans la, lutte, par l’entr’aide
contre les forces oppressives : patronales et étatistes.
Puisque nous
ne pouvons pas vivre en dehors du milieu social, comment donc mettre
en pratique cet individualisme étroit (égoïste) qui consiste à
vivre pour soi, sans s’occuper des autres. La pratique conduira
certains aux expédients de l’illégalisme, c’est-à-dire au
parasitisme (voir Illégalisme : Le vol)... La morale de ces
individualistes comporte le mépris de la foule. Elle permet ainsi de
vivre, non pas aux dépens des plus forts (qui ne se laisseraient pas
faire, mais aux dépens des plus faibles, disons-mieux, des naïfs,
c’est-à-dire de ceux qui sont désarmés par leur confiance
même... Une telle morale n’est pas, en effet, une morale
sentimentale. Elle ne connaît que la raison égoïste, elle ramène
tout au calcul. Elle méconnaît ainsi un des plus forts mobiles des
actions humaines et la source des joies les plus vives. Elle se vante
d’être inaccessible aux illusions qui, sont parfois la plus douée
chose dans la vie. Mais elle est suffisante pour couvrir les appétits
des individus, pour servir de prétexte à la vanité démesurée de
certaines personnes. Elle peut ainsi être utilisée par quelques-uns
pour légitimer les pires ignominies et les plus singuliers
dévergondages... Cette morale est tout à fait semblable à celle de
la bourgeoisie actuelle. Toutefois celle-ci se couvre, plus ou moins
hypocritement, chez beaucoup de gens, d’une morale religieuse dont
on n’observe pas l’esprit, ou bien de préjugés sentimentaux et
de prétextes philanthropiques, qui la rendent plus odieuse encore.
L’autre, au contraire, se débarrasse de ces préjugés hypocrites,
et ne se fait pas faute de les critiquer sans pitié.
Sous ces
réserves, on peut considérer pratiquement la morale bourgeoise
comme une morale individualiste. Les affaires sont les affaires,
dit-on, et, en matière de commerce, on ne connaît aucune
sentimentalité. La forme mercantile des relations dans la société
moderne a imprimé aux rapports humains le caractère général de
l’intérêt. Guizot a dit, autrefois, ce simple mot qui caractérise
toute la morale bourgeoise : « Enrichissez-vous. » Celle morale
s’est épanouie de plus en plus franchement dans les pays de
civilisation capitaliste. C’est la morale américaine, la morale de
Roosevelt, c’est la morale du succès. Les individualistes
bourgeois, à la mode de Roosevelt, méprisent les faibles, les
incapables. Le succès justifie tout. Or, est-ce une preuve de force
que la réussite ? Est-ce une preuve d’incapacité que l’insuccès
? L’arrivisme est-il un brevet d’excellence ? On peut arriver et
on arrive communément grâce à la chance d’une part, grâce à la
fourberie, à la brutalité, au manque de scrupules, de l’autre. Un
politicien, un ministre, etc., ne sont des modèles ni de vertu, ni
d’intelligence, ni d’activité. Un président de République et
un tœnia ont, pour moi, la même valeur morale. Un chef d’industrie,
un président, de trust sont, aussi nuisibles qu’un conquérant.
L’action
basée sur un individualisme aussi rapproché de l’individualisme
bourgeois n’a qu’une portée sociale très limitée. Que peut
donner la révolte individuelle ? Qu’est-ce qui la produit ? C’est
d’abord la non satisfaction des besoins matériels. Un individu,
s’il est assez fort, se révoltera contre les privations imposées,
il se révoltera pour vivre, et il aura raison. Mais si lui-même se
désintéresse des autres hommes, placés dans des conditions
semblables aux siennes, son acte de révolte n’aura, d’autre
bénéfice social que celui de l’exemple. Or la révolte
individuelle ouverte n’a aucune chance de succès. Elle est
extrêmement dangereuse : c’est presque un suicide. Aussi les
individus, gênés dans leurs besoins et pressés de vivre,
cherchent-ils à se tirer d’affaire par des moyens légaux ou
illégaux, mais sans esclandre. En somme, c’est une sorte
d’adaptation aux conditions de la société actuelle. L’effort
peut quelquefois être pénible, mais il est sans héroïsme. Il n’y
a pas là de révolte. Il peut être couronné de succès sans qu’il
en résulte le moindre bénéfice social, sans même le bénéfice de
l’exemple ou, s’il y a exemple, c’est un exemple d’égoïsme
et, d’arrivisme. Il en est de même quand l’individu réagit
contre les atteintes portées à ses aises et à sa liberté propre,
s’il reste indifférent à la tyrannie subie par son voisin. Il y a
là non seulement manque de sentiment, mais aussi manque
d’intelligence. C’est la preuve du non-développement de
l’égoïste et de la pauvreté, de ses besoins et de ses
plaisirs...
Sanine, le
héros du roman d’Arzebachef, dit à un révolutionnaire : « Tu es
capable de t’exposer à la prison, au besoin même de sacrifier ta
vie pour la révolution, et tu es incapable d’un effort pour vivre
ta propre vie, pour réaliser ton bonheur. » Il dit encore :
« Quoique
tu dises, tu souffriras toujours plus si l’on te coupe un doigt que
si on le coupe à ton voisin. » Le roman est tout, entier dans la
recherche du bonheur, c’està-dire dans la recherche du plaisir.
Mais ce bonheur et ce plaisir sont dans la satisfaction des
jouissances matérielles, en premier lieu des jouissances sexuelles.
La question sentimentale n’y est pas considérée. L’auteur
exalte simplement la jouissance physique. Sa morale est celle du
plaisir égoïste (cynisme). On comprend qu’elle ait eu quelque
influence sur des jeunes gens ayant perdu tout idéal, et qui y ont
trouvé le prétexte de suivre leurs appétits sexuels, parfois avec
quelque fanfaronnade... Plus tard, ces jeunes gens, après avoir jeté
leur gourme, sont repris par les affaires, les « affaires sérieuses
». C’est toujours la même morale du plaisir égoïste, qu’on
peut ranger dans les morales de l’intérêt.
La révolte
individuelle ne peut s’exercer que dans le cercle familial ou dans
le domaine moral. Elle peut avoir a s’exercer contre l’autorité
des parents, contre des préjugés sexuels ou religieux, ou contre
les devoirs de la morale officielle. Cette besogne d’éducation
fait, partie de la propagande anarchiste ; mais elle n’est pas
toute la propagande anarchiste. Toutefois, c’est à cette fraction
de propagande que s’arrêtent maints individualistes ; on peut même
constater que, comme Arzehachef, ils ont un faible pour les questions
sexuelles. Des jeunes gens, gênés par l’autorité paternelle, ou
pressés de satisfaire des besoins sexuels, sont portés à donner de
l’importance à leurs propres préoccupations. Le résultat de leur
agitation est extrêmement mince au point de vue social... La révolte
principale, c’est Ia révolte contre le milieu économique, sans
laquelle il n’y a pas d’émancipation possible des individus,
tout au moins pour le plus grand nombre... Ces individualistes
euxmêmes reconnaissent pour les hommes le besoin de l’entr’aide.
Ils proposent l’association entre camarades. Mais cette association
ne peut rien changer aux conditions économiques. Elle ne peut rien
contre l’accaparement des richesses naturelles et des moyens de
production. Au point de vue moral, se retirer du monde, comme les
moines, hors de la vie sociale, c’est plutôt, le fait de
découragés. Je n’aurai pas la cruauté de m’appesantir sur ce
qu’ont donné ces essais de « vie en camaraderie ». Les rivalités
sexuelles, les compétitions d’autorité, les froissements de
vanité, même des questions d’intérêt privé (je passe sur les
calomnies, les querelles, les violences, etc.) ont amené rapidement
la dissolution des communautés. En somme, la communauté d’idées
n’entraîne pas forcément la sympathie, ni l’entente morale.
Nous avons des amis parmi des gens qui ne partagent pas nos idées.
Et pour faire telle ou telle propagande spéciale, nous préférons
parfois nous unir avec certains bourgeois libéraux plutôt qu’avec
certains camarades.
La
délivrance économique ne peut se faire que par l’expropriation.
On ne changera rien aux conditions actuelles par des essais
d’association de production, si les capitalistes détiennent les
moyens de production. La révolte individuelle contre le milieu
économique étant impossible, les individus ont depuis longtemps été
amenés à s’associer pour la révolte collective. Le mouvement
syndical est né de la nécessité de résister, de résister
ensemble, à l’exploitation patronale. Les ouvriers font, par la
révolte, l’apprentissage de la solidarité, une solidarité
d’intérêts. Autrefois, cette solidarité était assez étroite :
elle était limitée entre les membres du même compagnonnage. Il n’y
a pas encore très longtemps, elle était limitée entre les membres
d’une même corporation : les typographes méprisaient les ouvriers
des autres corporations moins favorisées ; et tout le monde se
souvient des divisions de caste, qui existaient naguère entre les
ouvriers des différentes catégories du bâtiment. Aujourd’hui, la
solidarité tend à devenir plus large : les syndiqués se sentent
solidaires des autres syndiqués, sans distinction de catégories ou
de métiers. Mais la solidarité s’arrête là. Un ouvrier non
syndiqué est pour un bon syndicaliste un être dégoûtant qu’on a
le droit d’empêcher de travailler, même en temps normal... Je ne
parle pas ici des jaunes, méprisables valets du patronat. Mais tous
les non-syndiqués ne sont pas des jaunes, ils ne sont pas toujours
les derniers à se révolter contre les patrons. Cependant, même
grévistes, ils n’ont pas toujours droit à des secours de grève
égaux. - « Alors, où serait l’avantage d’être syndiqué ? »
me disait un secrétaire de fédération. La solidarité syndicale,
plus large que l’ancienne solidarité corporative, n’est donc pas
une solidarité humaine...
Qu’il
s’agisse soit d’intérêt individuel, soit d’une solidarité
limitée à une collectivité quelconque, c’est toujours une
révolte par intérêt. Restreinte à ce point de vue, la lutte
d’intérêts ne satisfait plus complètement, nos aspirations, car
elle peut, amener les plus grandes désillusions. Nous voulons
satisfaire non seulement nos besoins matériels, mais nos besoins
moraux. Nous voulons vivre complètement. Notre besoin de
développement individuel nous amène déjà a une compréhension de
la solidarité vraiment humaine. Ce principe de la solidarité a été
très bien exposé par Bakounine dans le passage suivant : « Aucun,
individu humain ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par
conséquent la réaliser dans sa vie, qu’en la reconnaissant en
autrui et qu’en coopérant à sa réalisation pour autrui. Aucun
homme ne peut s’émanciper qu’en émancipant avec lui les hommes
qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tout le monde, car
je ne suis réellement libre, libre non seulement dans l’idée,
mais dans le fait, que lorsque ma liberté et mon droit trouvent leur
confirmation, leur sanction dans la liberté et dans le droit de tous
les hommes, mes égaux... Ce que tous les autres hommes sont
m’importe beaucoup parce que tout indépendant que je m’imagine
ou paraisse par ma position sociale, je suis incessamment le produit
de ce que sont les derniers d’entre eux. S’ils sont ignorants,
misérables, esclaves, mon existence est déterminée par leur
ignorance, leur misère et leur esclavage. Moi, homme éclairé et
intelligent, par exemple, - si c’est le cas, - je suis bête de
leur sottise ; moi brave, je suis l’esclave de leur esclavage ; moi
riche, je tremble devant leur misère ; moi privilégié, je pâlis
devant leur justice. Moi, voulant être libre enfin, je ne le puis
parce qu’autour de moi tous les hommes ne veulent pas être libres
encore, et, ne le voulant pas encore, ils deviennent, contre moi des
instruments d’oppression. »
Cette
solidarité qui lie tous les humains entre eux, qu’ils le veuillent
ou non, est encore une solidarité par intérêt ; car notre plein
développement individuel, n’est, possible qu’avec le
développement d’autrui. Au-dessus d’elle, il y a encore une
solidarité plus vive, c’est la solidarité du sentiment, ce sont,
nos aspirations vers le bonheur de tous. Je ne dis pas que la
solidarité des sentiments n’existe pas dans la solidarité
d’intérêts. Les sentiments ont même la plus grande part dans le
mouvement de révolte ; ils servent de détonateur pour l’explosion
; ils donnent le branle aux revendications. D’ailleurs, il n’y a
pas seulement des revendications matérielles. Les hommes peuvent
souffrir dans leur liberté ou leur dignité personnelle. Donc, on se
révolte aussi contre l’atteinte portée à sa propre liberté ou
contre la tyrannie exercée contre l’un des membres du groupe dont
on fait partie. De toute façon, la révolte a pour point de départ
la souffrance (matérielle ou morale), le sentiment, de l’injustice
subie (indignation) et, dans le cas de révolte collective, elle a
pour soutien le sentiment de solidarité entre tous les membres de la
collectivité intéressée... Les sentiments sont, plus larges que
les intérêts. Les hommes s’indignent naturellement, contre toute
injustice, même si elle ne les touche pas, ni leur groupe. Les
sentiments donnent naissance aux aspirations les plus généreuses de
l’homme et à l’idéalisme social au-dessus des partis et des
classes.
Mais les
sentiments se trouvent trop souvent liés et bridés par les intérêts
euxmêmes, par une éducation de particularisme et d’esprit de
corps. On ne songe pas à se mettre par la pensée à la place
d’autrui, pour pouvoir se juger soi-même. On se défend, comme
d’une faiblesse, de tout élan généreux... On se resserre autour
des intérêts particuliers de chaque association. Cet égoïsme
collectif prouve tout simplement la faiblesse de la collectivité.
L’organisation - non pas libre et librement ouverte, mais fermée,
étroite et disciplinée - s’oppose ainsi aux meilleurs de nos
sentiments naturels, elle s’oppose à l’idéal. Elle donne aux
adhérents l’esprit de corps ou l’esprit de classe. Le
compagnonnage restreignait la solidarité entre les membres affiliés.
L’esprit corporatif soutenait la solidarité entre ouvriers d’un
même métier. L’esprit syndicaliste limite la solidarité entre
les travailleurs syndiqués... On s’habitue à réserver son
altruisme exclusivement pour ses camarades. On ne s’aperçoit pas
que la meilleure propagande est celle qui donne sans compter, qu’en
luttant pour obtenir avantages et libertés pour soi-même et pour
ceux qui sont encore incapables de comprendre l’audace et, le
sacrifice, on fait plus pour la diffusion de ses idées qu’en
refusant de partager le maigre butin des victoires précaires. Les
intérêts de parti masquent l’idéal humain et restreignent l’élan
des sentiments. En créant un parti, les chrétiens ne se sont plus
occupés que de lutter pour la suprématie de ce parti (l’Église)
et ils ont abandonné la réalisation de leur idéal communiste...
L’idéologie est nécessaire pour élever les esprits audessus de
la lutte quotidienne, vers la conception de l’affranchissement
intégral de l’espèce humaine. L’exaltation des sentiments, le
développement individuel servent à libérer les hommes des
étroitesses de parti et de la politique étatiste. Notre morale du
plaisir, à nous anarchistes, nous délivre des préjugés imposés
par les vieilles morales de discipline et d’autorité. Nous
agissons sans aucune contrainte. Si nous agissons pour autrui, c’est
parce que nous y trouvons notre propre intérêt, c’est aussi parce
que nous y trouvons notre plaisir.
La morale
anarchiste s’oppose à la morale religieuse et, au lieu de prêcher
le renoncement et la retraite, elle veut la vie, la lutte et le
plaisir. Nous n’avons pas le dégoût de l’existence et de
nous-mêmes, nous voulons vivre d’une vie aussi complète que
possible, au moins par nos aspirations... En affaiblissant les
individus, en prêchant le renoncement et l’humilité, les
religions n’aboutissent qu’à un altruisme impuissant. Je le
répète, ce ne sont pas les résignés qui seront capables de se
révolter pour autrui. L’altruisme actif demande une force
véritable ; autrement dit, on ne saurait être vraiment bon que si
l’on est fort. Et l’on n’est vraiment bon que si l’on a la
puissance de s’indigner et de se dresser pour autrui... Le sens de
la vie pousse les individus, non vers le renoncement, mais vers la
jouissance, vers le plaisir sous toutes ses formes. Nulle tyrannie,
nulle religion, nulle police ne sont assez fortes pour étouffer ces
aspirations. La foule est une réserve inépuisable de forces que la
propagande doit s’efforcer de libérer. Cette propagande doit
donner aux individus le courage d’oser espérer les aspirations qui
leur viennent d’euxmêmes, de leurs besoins, de leurs sentiments...
La propagande n’a qu’à suivre ces impulsions naturelles. Elle
doit surtout libérer la dignité individuelle des habitudes
d’obéissance et dégager l’idéalisme hors de .la médiocrité
de la vie quotidienne et des questions d’intérêt... Nous ne
serons libérés nous-mêmes que lorsque les autres aussi voudront
être libres, lorsqu’ une passion révolutionnaire enflammera la
masse, non pour la suprématie d’un parti, mais pour la destruction
de tout pouvoir.
M. Pierrot
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