vendredi 25 octobre 2019

Individualisme Partie 1 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


INDIVIDUALISME

J’aime, à travers les partialités et les insuffisances, les sottises même du dictionnaire. Aussi, ai-je fouillé le petit et le grand Larousse pour y chercher la définition du mot individualisme. Dans les deux dictionnaires j’ai trouvé celle-ci du même auteur :
Système d’isolement des individus dans la société. Mais dans le grand Larousse l’auteur précise : encyclopédie. philosophie sociale. Subordonner le bien des autres à son bien propre, vivre le plus possible pour soi-même, c’est être individualiste. Il ajoute encore quelques notations superficielles pour indiquer qu’il a lu Spencer et Nietzsche.
Et tout cela prouve, d’abord : qu’il est permis à certains hommes d’enseigner la langue française qu’ils ignorent, puisque cet auteur (anonyme) ne sait pas qu’en français il n’y a pas - absolument - de synonymes, ce qui lui fait donner du mot individualisme la définition qui conviendrait à un certain égoïsme, ce mot pris dans son sens étroit, défavorable, péjoratif.
Cela prouve encore que certains hommes sont capables de lire des ouvrages philosophiques sans les comprendre... A moins que ce soit là de la mauvaise foi. Tout est possible. La mauvaise foi, au reste, n’est qu’une conséquence de la sottise.
Comme le mot anarchie, le mot individualisme en est victime. Par malveillance, le grimaud chien de garde emploie l’un pour l’autre les mots égoïsme et individualisme et ne donne de l’individualisme qu’un aspect étriqué, restrictif, et une mesquine conception.
Nous allons ici tenter de restituer au mot sa véritable signification.
Quand le sens des mots n’est pas vicié, l’individualisme est un système qui a l’individu pour base, pour sujet ou pour objet. Ecoutez les individualistes et vous verrez que les trois aspects de cette définition sont bons.
L’individualisme est donc un système basé sur l’individu, qui a l’individu pour fin et l’individu pour agent.
Mettez cette phrase au pluriel et raisonnons. Nous voulons le bonheur de l’humanité. Mais l’humanité n’est pas une entité réelle ; seuls, les individus qui la composent sont des entités réelles. Donc, quand je dis : je veux le bonheur de l’humanité, je dis implicitement : je veux le bonheur des individus. L’individu est donc mon objet. Je dis l’individu, je ne dis pas moi...
On m’opposera peut-être qu’à ce compte tous les systèmes sont individualistes. Ce serait vrai si l’individualisme n’était que cela ; mais dans l’individualisme, l’individu n’est pas seulement l’objet, il est aussi le sujet. Mais avant de nous occuper de l’individu sujet, finissons-en avec l’individu considéré comme objet.
Je crois que tout ce qui a trait à la foule est éphémère, superficiel, illusoire et vain. Si je suis un orateur de talent, il m’est facile de faire admettre à une foule de trois mille personnes mon opinion habilement présentée. Ces trois mille personnes m’applaudiront « comme un seul homme ».
A ce moment précis il est possible de faire commettre à cette foule des actes énormes, héroïques ou odieux. Mais je n’aurai fait là rien de durable, parce que, l’emballement passé, la foule dispersée, les individus se ressaisissent ou sont repris par leur lâcheté. Si donc, je veux faire œuvre durable, il faut que je vise, non la foule, mais, parmi ces trois mille êtres, les quelques humains capables de devenir des individus. L’individualisme s’applique donc à rechercher, découvrir, perfectionner des individus.
Passons maintenant à l’individu agent ou sujet. Il est à peine besoin de dire, après ce qui précède, que ce ne sont pas les foules, les sociétés, mais les individus qui, œuvrant chacun avec la conscience de ses moyens et de ses responsabilités, viseront, non l’ensemble social, mais les individus pour la réalisation de leur plus grande somme de bonheur et leur plus grande somme de moyens.
Voyez que le but final est le bonheur de tous par le bonheur de chacun.
Raoul Odin

INDIVIDUALISME (Anarchisme altruiste)

Un argument habituel, c’est d’opposer l’individualisme et l’altruisme, et vice versa. Et cependant, à mon avis, individualisme et altruisme se confondent de telle façon qu’il est impossible de les séparer... Pour me faire mieux comprendre, voici un exemple. Au printemps de 1910 j’ai été stupéfait de trouver, dans un manifeste du Comité antiparlementaire, au bas duquel se trouvait mon nom, une phrase où l’on disait que le devoir des ouvriers était d’adhérer à leurs syndicats. Le devoir ! C’est le sophisme le plus réactionnaire que je connaisse... Dans la phrase du manifeste, devoir est à peu près synonyme d’intérêt. Il est vrai qu’il s’y ajoute une légère dose de sentiment altruiste, sous forme de solidarité. Mais un sentiment ne peut être que spontané, il ne peut pas être la conséquence d’une obligation. L’amour ni la solidarité ne peuvent donc pas être un devoir. Et c’est par confusion dans les termes et par esprit d’autorité que les syndicalistes osent parler d’un devoir ouvrier...
Il s’agit, en effet, de donner à un conseil une consécration morale. La morale sert ainsi à des buts intéressés, à des politiques trop souvent malodorantes. Mais qu’estce que la morale ? Autrefois purement religieuse, la morale officielle tend aujourd’hui à se confondre avec le code. Il est même curieux de constater que la morale change en même temps que les lois. La morale officielle règle les rapports sociaux pour le maintien de la paix sociale et la sauvegarde des situations acquises. Il n’y a donc aucun fondement à la morale, si ce n’est les convenances de la classe dominatrice, avec un reste de préjugés religieux et des habitudes ou coutumes qui varient avec chaque pays. En réalité, personne n’obéit de son plein gré à la morale officielle ; on y obéit beaucoup par éducation et par habitude, un peu par peur, car il y a des gendarmes et des juges qui obligent les pauvres gens (mais non les puissants) à respecter la morale légale. Si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que nous agissons suivant notre plaisir, notre plaisir individuel. C’est là où la thèse individualiste a véritablement toute sa valeur. Dans les conditions sociales actuelles, gênés que nous sommes par les coercitions de toute sorte qui pèsent sur nous, nous agissons ordinairement par intérêt. Mais ce dernier mobile n’est qu’une déformation du plaisir...
* * *

Cyniquement, hypocritement ou naturellement, les hommes agissent poussés par le mobile du plaisir. Qu’est-ce que le plaisir ? Il y a d’abord les plaisirs matériels immédiats qui correspondent à nos besoins physiques. Mais ce n’est pas tout, il y a d’autres plaisirs : intellectuels, artistiques, affectifs ou moraux. L’émotion qui accompagne chacun de ces plaisirs et se confond avec lui, cette sorte d’excitation de l’organisme qui correspond au plaisir, semble être plus agréable pour les plaisirs intellectuels, artistiques ou affectifs que pour les plaisirs matériels. Autrement dit, il semble que ceux-là soient supérieurs à ceux-ci. On peut déjà constater que quand un homme s’est suffisamment développé pour goûter aux plaisirs intellectuels et artistiques, il n’y renoncera pas facilement, malgré les déclarations de soi-disant pessimistes sur le bonheur des ignorants. On peut aussi constater que les hommes (même les animaux) sacrifient en général leurs plaisirs matériels à leurs plaisirs affectifs. Ces derniers paraissent l’emporter sur tous les autres. L’amour pour ses enfants, l’amour proprement dit, l’emportent certainement, en puissance de plaisir sur les autres puissances. C’est un fait d’expérience... Ainsi naît l’altruisme. Chez les hommes vivant en société, ayant besoin de l’entr’aide pour vivre, le plaisir altruiste s’est développé davantage. Nous sommes touchés par la douleur d’autrui, nous souffrons de la souffrance des autres. Nous ne pouvons pas rester impassibles devant les ignominies qui se commettent autour de nous. Et, d’autre part, nous éprouvons un plaisir moral à rendre service aux autres hommes. Faire plaisir à autrui est, un véritable plaisir...
Notre moi s’épanouit dans la bonté, ce n’est pas autre chose qu’un excédent de force individuelle. La bonté (ou générosité) est le véritable plaisir d’un individu bien développé. La maladie, la. vieillesse, les malheurs rendent les hommes plus égoïstes. L’égoïsme est un signe de faiblesse, c’est un moyen de défense pour les faibles. La solidarité altruiste, comme besoin d’expansion, est le plus haut signe de notre valeur individuelle. C’est donc de l’individualisme à plus haute puissance. Si nous nous solidarisons avec les souffrants, avec les prolétaires, par exemple, ce peut être par intérêt, si nous sommes nous-mêmes des prolétaires, mais c’est aussi par plaisir moral, et c’est uniquement par plaisir moral pour ceux d’entre nous qui ne sommes pas des prolétaires. On comprend aussi qu’un ancien ouvrier sorti du prolétariat (par chance) peut abandonner toute solidarité avec ses camarades, s’il n’était capable de comprendre que l’intérêt, tandis qu’un individu développé moralement (un anarchiste) n’abandonnera jamais cette solidarité avec les souffrants. Il n’y a pas ici de devoir. Devoir n’est qu’un terme du vocabulaire électoral, une expression du manuel civique, un préjugé pour votard, pour patriote, pour socialiste « conscient », pour syndicaliste discipliné.
Le besoin du bonheur pour tous, cet altruisme se sublime dans un désir idéaliste. C’est cet idéalisme qui est le véritable déterminisme des anarchistes. On nous reprochera que cet idéal ne peut jamais être atteint. Nous voulons vivre tout de suite, disent certains individualistes. Or, est-ce que notre joie n’est pas en nous dès maintenant ? Est-ce que l’effort que nous faisons vers cet idéal n’est pas par luimême une satisfaction ? Je veux dire que l’effort vers l’idéal le réalise déjà en nous comme jouissance anticipée... On retrouve aussi cet idéalisme dans les religions. C’est un besoin humain que l’aspiration vers le beau et le bien. Et le sentiment religieux véritable n’est pas autre chose que l’exaltation du sentiment idéaliste, qui peut aller jusqu’au mysticisme. Mais je n’ai pas besoin, pour ma part, des mystères, des miracles et de toutes les inventions des thaumaturges religieux pour être idéaliste... L’idéalisme peut aller jusqu’au renoncement des autres joies qui n’apparaissent plus que comme secondaires... Dans les religions on recommande et on commande le sacrifice en l’honneur de la divinité, on restreint les plaisirs matériels ; on conseille les pénitences et les macérations. Notre idéalisme ne comporte pas ces pénitences. L’anarchisme ne renonce pas au développement physique, intellectuel et artistique des individus.
S’il y a un véritable plaisir dans le sacrifice, encore faut-il ne pas être dupe. Le plaisir n’exclut pas le raisonnement. Si l’on peut trouver du plaisir à se sacrifier volontairement par amour, ce serait une duperie que de se sacrifier par devoir ou par résignation, de se résigner à l’esclavage par peur de la violence, par crainte de faire souffrir autrui. Si la violence est odieuse contre les faibles, elle est nécessaire contre la tyrannie des forts, pour l’émancipation des individus. C’est ce point de vue qui nous distingue tout à fait des croyants et des tolstoïens. Ainsi la révolte peut être nécessaire contre une tyrannie familiale ; elle est nécessaire contre la tyrannie patronale et la tyrannie étatiste... Il y a donc entre l’égoïsme et l’altruisme une question de proportion qui varie suivant la force des individualités et les conditions du milieu. Si les conditions sociales permettaient le développement complet des individus, ce développement intellectuel, artistique et idéaliste suffirait, mieux que toutes les polices, que toutes les morales et tous les codes, à assurer par l’individu lui-même le refrènement de ses appétits dommageables à autrui... On me dira que la culture n’empêche pas beaucoup les gens de se montrer féroces pour autrui, quand il s’agit de leurs intérêts. Nous en avons de nombreux exemples. Mais je répète que la concurrence et l’arrivisme sont la cause actuelle de cet égoïsme. On voit ces égoïstes féroces, une fois arrivés ou enrichis, pratiquer une molle bonté, dans le degré compatible avec la déformation subie par leur caractère. Dans la société actuelle, les rapports humains sont fondés sur le mercantilisme. Aussi l’intérêt immédiat s’oppose-t-il souvent au plaisir moral. Combien en ai-je connu qui ont sacrifié l’idéalisme enthousiaste de leur jeunesse au réalisme de la carrière !...
L’éducation ne suffit donc pas à assurer le triomphe de l’idée. Pour arriver à une société, fondée sur l’entr’aide, où le développement des individus pourrait se faire librement, où il y aurait harmonie et équilibre entre toutes les jouissances, quelle espérance pouvons-nous avoir ? Comment pouvons-nous concevoir la réalisation de notre idéal ? Comment nous débarrasser de toutes les contraintes matérielles et morales qui pèsent sur nous ?... Nous ne pouvons avoir d’espérance qu’en groupant tous ceux qui souffrent. C’est pourquoi la propagande qui s’adresse aux travailleurs, à ceux dont l’effort est exploité par une classe parasite, cette propagande seule paraît féconde. La solidarité des intérêts vient soutenir les aspirations idéalistes des individus. Et, pour exalter ces aspirations idéalistes, pour entraîner la masse à une révolte générale, pour changer la mentalité des hommes, asservie actuellement à l’obéissance d’une part et à la bassesse des intérêts de l’autre, il faut susciter de plus en plus les sentiments d’indignation et de justice, il faut arriver jusqu’à la passion. Cette crise passionnelle ou révolutionnaire est nécessaire pour élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes, au-dessus de leurs intérêts immédiats ; elle est nécessaire pour les héroïsmes de l’action et pour transformer la morale actuelle, pour assurer la cohésion et l’action d’ensemble... L’éducation, si lente et si malaisée dans les périodes de calme, se fait toute seule et vite dans les périodes d’effervescence. Les grèves ont plus fait pour la propagande syndicale que toutes les tournées de conférences. L’affaire Dreyfus a fait naître un esprit nouveau. La Révolution française nous a débarrassés de l’ancien régime. Et si les révolutions sont suivies d’une période de dépression, la réaction est cependant incapable de restaurer la mentalité antérieure... Action révolutionnaire ou éducation ? En réalité, on ne peut opposer l’une à l’autre. L’éducation, la propagande préparent à la révolte. Mais la révolte individuelle n’aboutit a rien ; elle peut quelquefois, avec de 1a chance, élever les individus au-dessus de la masse souffrante et méprisée ; elle ne satisfait pas nos aspirations idéalistes. Le plaisir moral est sacrifié a l’arrivisme. Notre idéalisme ne sépare pas notre affranchissement de celui d’autrui. Et la révolution seule, dans un effort général de passion, peut transformer le milieu économique et faire disparaître les coercitions matérielles et, morales qui pèsent sur les individus.
Ainsi l’individualisme aboutit à l’altruisme. Certains individualistes se refusent à cette conclusion. Pour débarrasser l’individu de ses préjugés, ils le débarrassent en même temps de ses sentiments. Il en est même qui raisonnent sur l’Individu, considéré en soi, sans tenir compte du milieu. Ils ne s’aperçoivent pas que l’individu-abstraction n’existe pas. Or il n’y a que des individus ; il faut donc que chaque individu tienne compte des autres individus... Ceux-là, aux yeux desquels leur seule personne vaut quelque chose, sont incapables d’ailleurs de vivre dans leur abstraction et nous verrons tout à l’heure à quelle conséquence ils aboutissent. Ils méprisent les ouvriers, car ceux-ci doivent « prostituer leurs bras » ; ils combattent, les syndicats comme si l’association pour la révolte contre l’exploitation patronale n’était pas une nécessité économique... Comment s’abstraire du milieu ? Placés dans le milieu actuel et forcés d’y vivre, nous n’avons aucun moyen d’action qu’en luttant pour transformer le milieu, et nous ne pouvons espérer arriver à un succès que par l’association dans la, lutte, par l’entr’aide contre les forces oppressives : patronales et étatistes.
Puisque nous ne pouvons pas vivre en dehors du milieu social, comment donc mettre en pratique cet individualisme étroit (égoïste) qui consiste à vivre pour soi, sans s’occuper des autres. La pratique conduira certains aux expédients de l’illégalisme, c’est-à-dire au parasitisme (voir Illégalisme : Le vol)... La morale de ces individualistes comporte le mépris de la foule. Elle permet ainsi de vivre, non pas aux dépens des plus forts (qui ne se laisseraient pas faire, mais aux dépens des plus faibles, disons-mieux, des naïfs, c’est-à-dire de ceux qui sont désarmés par leur confiance même... Une telle morale n’est pas, en effet, une morale sentimentale. Elle ne connaît que la raison égoïste, elle ramène tout au calcul. Elle méconnaît ainsi un des plus forts mobiles des actions humaines et la source des joies les plus vives. Elle se vante d’être inaccessible aux illusions qui, sont parfois la plus douée chose dans la vie. Mais elle est suffisante pour couvrir les appétits des individus, pour servir de prétexte à la vanité démesurée de certaines personnes. Elle peut ainsi être utilisée par quelques-uns pour légitimer les pires ignominies et les plus singuliers dévergondages... Cette morale est tout à fait semblable à celle de la bourgeoisie actuelle. Toutefois celle-ci se couvre, plus ou moins hypocritement, chez beaucoup de gens, d’une morale religieuse dont on n’observe pas l’esprit, ou bien de préjugés sentimentaux et de prétextes philanthropiques, qui la rendent plus odieuse encore. L’autre, au contraire, se débarrasse de ces préjugés hypocrites, et ne se fait pas faute de les critiquer sans pitié.
Sous ces réserves, on peut considérer pratiquement la morale bourgeoise comme une morale individualiste. Les affaires sont les affaires, dit-on, et, en matière de commerce, on ne connaît aucune sentimentalité. La forme mercantile des relations dans la société moderne a imprimé aux rapports humains le caractère général de l’intérêt. Guizot a dit, autrefois, ce simple mot qui caractérise toute la morale bourgeoise : « Enrichissez-vous. » Celle morale s’est épanouie de plus en plus franchement dans les pays de civilisation capitaliste. C’est la morale américaine, la morale de Roosevelt, c’est la morale du succès. Les individualistes bourgeois, à la mode de Roosevelt, méprisent les faibles, les incapables. Le succès justifie tout. Or, est-ce une preuve de force que la réussite ? Est-ce une preuve d’incapacité que l’insuccès ? L’arrivisme est-il un brevet d’excellence ? On peut arriver et on arrive communément grâce à la chance d’une part, grâce à la fourberie, à la brutalité, au manque de scrupules, de l’autre. Un politicien, un ministre, etc., ne sont des modèles ni de vertu, ni d’intelligence, ni d’activité. Un président de République et un tœnia ont, pour moi, la même valeur morale. Un chef d’industrie, un président, de trust sont, aussi nuisibles qu’un conquérant.
L’action basée sur un individualisme aussi rapproché de l’individualisme bourgeois n’a qu’une portée sociale très limitée. Que peut donner la révolte individuelle ? Qu’est-ce qui la produit ? C’est d’abord la non satisfaction des besoins matériels. Un individu, s’il est assez fort, se révoltera contre les privations imposées, il se révoltera pour vivre, et il aura raison. Mais si lui-même se désintéresse des autres hommes, placés dans des conditions semblables aux siennes, son acte de révolte n’aura, d’autre bénéfice social que celui de l’exemple. Or la révolte individuelle ouverte n’a aucune chance de succès. Elle est extrêmement dangereuse : c’est presque un suicide. Aussi les individus, gênés dans leurs besoins et pressés de vivre, cherchent-ils à se tirer d’affaire par des moyens légaux ou illégaux, mais sans esclandre. En somme, c’est une sorte d’adaptation aux conditions de la société actuelle. L’effort peut quelquefois être pénible, mais il est sans héroïsme. Il n’y a pas là de révolte. Il peut être couronné de succès sans qu’il en résulte le moindre bénéfice social, sans même le bénéfice de l’exemple ou, s’il y a exemple, c’est un exemple d’égoïsme et, d’arrivisme. Il en est de même quand l’individu réagit contre les atteintes portées à ses aises et à sa liberté propre, s’il reste indifférent à la tyrannie subie par son voisin. Il y a là non seulement manque de sentiment, mais aussi manque d’intelligence. C’est la preuve du non-développement de l’égoïste et de la pauvreté, de ses besoins et de ses plaisirs...
Sanine, le héros du roman d’Arzebachef, dit à un révolutionnaire : « Tu es capable de t’exposer à la prison, au besoin même de sacrifier ta vie pour la révolution, et tu es incapable d’un effort pour vivre ta propre vie, pour réaliser ton bonheur. » Il dit encore :
« Quoique tu dises, tu souffriras toujours plus si l’on te coupe un doigt que si on le coupe à ton voisin. » Le roman est tout, entier dans la recherche du bonheur, c’està-dire dans la recherche du plaisir. Mais ce bonheur et ce plaisir sont dans la satisfaction des jouissances matérielles, en premier lieu des jouissances sexuelles. La question sentimentale n’y est pas considérée. L’auteur exalte simplement la jouissance physique. Sa morale est celle du plaisir égoïste (cynisme). On comprend qu’elle ait eu quelque influence sur des jeunes gens ayant perdu tout idéal, et qui y ont trouvé le prétexte de suivre leurs appétits sexuels, parfois avec quelque fanfaronnade... Plus tard, ces jeunes gens, après avoir jeté leur gourme, sont repris par les affaires, les « affaires sérieuses ». C’est toujours la même morale du plaisir égoïste, qu’on peut ranger dans les morales de l’intérêt.
La révolte individuelle ne peut s’exercer que dans le cercle familial ou dans le domaine moral. Elle peut avoir a s’exercer contre l’autorité des parents, contre des préjugés sexuels ou religieux, ou contre les devoirs de la morale officielle. Cette besogne d’éducation fait, partie de la propagande anarchiste ; mais elle n’est pas toute la propagande anarchiste. Toutefois, c’est à cette fraction de propagande que s’arrêtent maints individualistes ; on peut même constater que, comme Arzehachef, ils ont un faible pour les questions sexuelles. Des jeunes gens, gênés par l’autorité paternelle, ou pressés de satisfaire des besoins sexuels, sont portés à donner de l’importance à leurs propres préoccupations. Le résultat de leur agitation est extrêmement mince au point de vue social... La révolte principale, c’est Ia révolte contre le milieu économique, sans laquelle il n’y a pas d’émancipation possible des individus, tout au moins pour le plus grand nombre... Ces individualistes euxmêmes reconnaissent pour les hommes le besoin de l’entr’aide. Ils proposent l’association entre camarades. Mais cette association ne peut rien changer aux conditions économiques. Elle ne peut rien contre l’accaparement des richesses naturelles et des moyens de production. Au point de vue moral, se retirer du monde, comme les moines, hors de la vie sociale, c’est plutôt, le fait de découragés. Je n’aurai pas la cruauté de m’appesantir sur ce qu’ont donné ces essais de « vie en camaraderie ». Les rivalités sexuelles, les compétitions d’autorité, les froissements de vanité, même des questions d’intérêt privé (je passe sur les calomnies, les querelles, les violences, etc.) ont amené rapidement la dissolution des communautés. En somme, la communauté d’idées n’entraîne pas forcément la sympathie, ni l’entente morale. Nous avons des amis parmi des gens qui ne partagent pas nos idées. Et pour faire telle ou telle propagande spéciale, nous préférons parfois nous unir avec certains bourgeois libéraux plutôt qu’avec certains camarades.
La délivrance économique ne peut se faire que par l’expropriation. On ne changera rien aux conditions actuelles par des essais d’association de production, si les capitalistes détiennent les moyens de production. La révolte individuelle contre le milieu économique étant impossible, les individus ont depuis longtemps été amenés à s’associer pour la révolte collective. Le mouvement syndical est né de la nécessité de résister, de résister ensemble, à l’exploitation patronale. Les ouvriers font, par la révolte, l’apprentissage de la solidarité, une solidarité d’intérêts. Autrefois, cette solidarité était assez étroite : elle était limitée entre les membres du même compagnonnage. Il n’y a pas encore très longtemps, elle était limitée entre les membres d’une même corporation : les typographes méprisaient les ouvriers des autres corporations moins favorisées ; et tout le monde se souvient des divisions de caste, qui existaient naguère entre les ouvriers des différentes catégories du bâtiment. Aujourd’hui, la solidarité tend à devenir plus large : les syndiqués se sentent solidaires des autres syndiqués, sans distinction de catégories ou de métiers. Mais la solidarité s’arrête là. Un ouvrier non syndiqué est pour un bon syndicaliste un être dégoûtant qu’on a le droit d’empêcher de travailler, même en temps normal... Je ne parle pas ici des jaunes, méprisables valets du patronat. Mais tous les non-syndiqués ne sont pas des jaunes, ils ne sont pas toujours les derniers à se révolter contre les patrons. Cependant, même grévistes, ils n’ont pas toujours droit à des secours de grève égaux. - « Alors, où serait l’avantage d’être syndiqué ? » me disait un secrétaire de fédération. La solidarité syndicale, plus large que l’ancienne solidarité corporative, n’est donc pas une solidarité humaine...
Qu’il s’agisse soit d’intérêt individuel, soit d’une solidarité limitée à une collectivité quelconque, c’est toujours une révolte par intérêt. Restreinte à ce point de vue, la lutte d’intérêts ne satisfait plus complètement, nos aspirations, car elle peut, amener les plus grandes désillusions. Nous voulons satisfaire non seulement nos besoins matériels, mais nos besoins moraux. Nous voulons vivre complètement. Notre besoin de développement individuel nous amène déjà a une compréhension de la solidarité vraiment humaine. Ce principe de la solidarité a été très bien exposé par Bakounine dans le passage suivant : « Aucun, individu humain ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans sa vie, qu’en la reconnaissant en autrui et qu’en coopérant à sa réalisation pour autrui. Aucun homme ne peut s’émanciper qu’en émancipant avec lui les hommes qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tout le monde, car je ne suis réellement libre, libre non seulement dans l’idée, mais dans le fait, que lorsque ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation, leur sanction dans la liberté et dans le droit de tous les hommes, mes égaux... Ce que tous les autres hommes sont m’importe beaucoup parce que tout indépendant que je m’imagine ou paraisse par ma position sociale, je suis incessamment le produit de ce que sont les derniers d’entre eux. S’ils sont ignorants, misérables, esclaves, mon existence est déterminée par leur ignorance, leur misère et leur esclavage. Moi, homme éclairé et intelligent, par exemple, - si c’est le cas, - je suis bête de leur sottise ; moi brave, je suis l’esclave de leur esclavage ; moi riche, je tremble devant leur misère ; moi privilégié, je pâlis devant leur justice. Moi, voulant être libre enfin, je ne le puis parce qu’autour de moi tous les hommes ne veulent pas être libres encore, et, ne le voulant pas encore, ils deviennent, contre moi des instruments d’oppression. »
Cette solidarité qui lie tous les humains entre eux, qu’ils le veuillent ou non, est encore une solidarité par intérêt ; car notre plein développement individuel, n’est, possible qu’avec le développement d’autrui. Au-dessus d’elle, il y a encore une solidarité plus vive, c’est la solidarité du sentiment, ce sont, nos aspirations vers le bonheur de tous. Je ne dis pas que la solidarité des sentiments n’existe pas dans la solidarité d’intérêts. Les sentiments ont même la plus grande part dans le mouvement de révolte ; ils servent de détonateur pour l’explosion ; ils donnent le branle aux revendications. D’ailleurs, il n’y a pas seulement des revendications matérielles. Les hommes peuvent souffrir dans leur liberté ou leur dignité personnelle. Donc, on se révolte aussi contre l’atteinte portée à sa propre liberté ou contre la tyrannie exercée contre l’un des membres du groupe dont on fait partie. De toute façon, la révolte a pour point de départ la souffrance (matérielle ou morale), le sentiment, de l’injustice subie (indignation) et, dans le cas de révolte collective, elle a pour soutien le sentiment de solidarité entre tous les membres de la collectivité intéressée... Les sentiments sont, plus larges que les intérêts. Les hommes s’indignent naturellement, contre toute injustice, même si elle ne les touche pas, ni leur groupe. Les sentiments donnent naissance aux aspirations les plus généreuses de l’homme et à l’idéalisme social au-dessus des partis et des classes.
Mais les sentiments se trouvent trop souvent liés et bridés par les intérêts euxmêmes, par une éducation de particularisme et d’esprit de corps. On ne songe pas à se mettre par la pensée à la place d’autrui, pour pouvoir se juger soi-même. On se défend, comme d’une faiblesse, de tout élan généreux... On se resserre autour des intérêts particuliers de chaque association. Cet égoïsme collectif prouve tout simplement la faiblesse de la collectivité. L’organisation - non pas libre et librement ouverte, mais fermée, étroite et disciplinée - s’oppose ainsi aux meilleurs de nos sentiments naturels, elle s’oppose à l’idéal. Elle donne aux adhérents l’esprit de corps ou l’esprit de classe. Le compagnonnage restreignait la solidarité entre les membres affiliés. L’esprit corporatif soutenait la solidarité entre ouvriers d’un même métier. L’esprit syndicaliste limite la solidarité entre les travailleurs syndiqués... On s’habitue à réserver son altruisme exclusivement pour ses camarades. On ne s’aperçoit pas que la meilleure propagande est celle qui donne sans compter, qu’en luttant pour obtenir avantages et libertés pour soi-même et pour ceux qui sont encore incapables de comprendre l’audace et, le sacrifice, on fait plus pour la diffusion de ses idées qu’en refusant de partager le maigre butin des victoires précaires. Les intérêts de parti masquent l’idéal humain et restreignent l’élan des sentiments. En créant un parti, les chrétiens ne se sont plus occupés que de lutter pour la suprématie de ce parti (l’Église) et ils ont abandonné la réalisation de leur idéal communiste... L’idéologie est nécessaire pour élever les esprits audessus de la lutte quotidienne, vers la conception de l’affranchissement intégral de l’espèce humaine. L’exaltation des sentiments, le développement individuel servent à libérer les hommes des étroitesses de parti et de la politique étatiste. Notre morale du plaisir, à nous anarchistes, nous délivre des préjugés imposés par les vieilles morales de discipline et d’autorité. Nous agissons sans aucune contrainte. Si nous agissons pour autrui, c’est parce que nous y trouvons notre propre intérêt, c’est aussi parce que nous y trouvons notre plaisir.
La morale anarchiste s’oppose à la morale religieuse et, au lieu de prêcher le renoncement et la retraite, elle veut la vie, la lutte et le plaisir. Nous n’avons pas le dégoût de l’existence et de nous-mêmes, nous voulons vivre d’une vie aussi complète que possible, au moins par nos aspirations... En affaiblissant les individus, en prêchant le renoncement et l’humilité, les religions n’aboutissent qu’à un altruisme impuissant. Je le répète, ce ne sont pas les résignés qui seront capables de se révolter pour autrui. L’altruisme actif demande une force véritable ; autrement dit, on ne saurait être vraiment bon que si l’on est fort. Et l’on n’est vraiment bon que si l’on a la puissance de s’indigner et de se dresser pour autrui... Le sens de la vie pousse les individus, non vers le renoncement, mais vers la jouissance, vers le plaisir sous toutes ses formes. Nulle tyrannie, nulle religion, nulle police ne sont assez fortes pour étouffer ces aspirations. La foule est une réserve inépuisable de forces que la propagande doit s’efforcer de libérer. Cette propagande doit donner aux individus le courage d’oser espérer les aspirations qui leur viennent d’euxmêmes, de leurs besoins, de leurs sentiments... La propagande n’a qu’à suivre ces impulsions naturelles. Elle doit surtout libérer la dignité individuelle des habitudes d’obéissance et dégager l’idéalisme hors de .la médiocrité de la vie quotidienne et des questions d’intérêt... Nous ne serons libérés nous-mêmes que lorsque les autres aussi voudront être libres, lorsqu’ une passion révolutionnaire enflammera la masse, non pour la suprématie d’un parti, mais pour la destruction de tout pouvoir.
M. Pierrot

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