dimanche 20 octobre 2019

Entre paysans de Errico Malatesta partie 1


Jacques Jacques : Tout cela est très beau, et je ne m’y oppose pas ; mais enfin, les messieurs ont la fortune et, en fin du compte, nous devons les remercier, parce que, sans eux, on ne pourrait pas vivre.


Pierre : S’ils ont la fortune, c’est qu’ils l’ont prise de force et l’ont augmentée en prenant le fruit du travail des autres. Mais ils peuvent la perdre de la même manière qu’ils l’ont acquise. Jusqu’ici, dans le monde, les hommes se sont fait la guerre les uns aux autres ; ils ont cherché à s’enlever mutuellement le pain de la bouche, et chacun s’est estimé heureux s’il a pu soumettre son semblable et s’en servir comme d’une bête de somme. Mais il est temps de mettre un terme à cette situation. À se faire la guerre, on ne gagne rien, et l’homme n’a récolté de tout cela que la misère, l’esclavage, le crime, la prostitution et, de temps à autre, de ces bains de sang qui s’appellent guerres et révolutions. S’ils voulaient, au contraire, se mettre d’accord, s’aimer et s’aider les uns les autres, on ne verrait plus ces malheurs. Il n’y aurait plus de gens qui possèdent beaucoup, pendant que d’autres n’ont rien, et l’on ferait en sorte que tous soient aussi bien que possible.
Je sais bien que les riches, qui se sont habitués à commander et à vivre sans travailler, ne veulent plus entendre parler d’un changement de système. Nous agirons en conséquence. S’ils veulent enfin comprendre qu’il ne doit plus y avoir de haine et d’inéga lité entre les hommes et que tous doivent travailler, tant mieux. Si, au contraire, ils prétendent continuer à jouir des fruits de leurs violences et des vols commis par eux ou par leurs pères, alors, tant pis pour eux. Ils ont pris de force tout ce qu’ils possèdent ; nous aussi, nous le leur enlèverons de force. Si les pauvres savent s’entendre, ils sont les plus forts.
Jacques : Mais alors, quand il n’y aura plus de messieurs, comment fera-t-on pour vivre ? Qui donnera du travail ?

Pierre : Quelle question ! Mais vous voyez tous les jours comment cela se passe : c’est vous qui piochez, semez et fauchez. C’est vous qui battez le grain et le portez dans les greniers ; c’est vous qui faites le vin, l’huile et le fromage, et vous me demandez comment on fera pour vivre sans les messieurs ? Demandez-moi plutôt comment les messieurs feraient pour vivre si nous n’étions pas là, nous, pauvres imbéciles, travailleurs de la campagne et de la ville, qui peinons à les nourrir et à les vêtir, et qui leur laissons prendre nos filles afin qu’ils puissent se divertir.
Il y a un moment, vous vouliez remercier les patrons parce qu’ils vous font vivre. Vous ne comprenez donc pas que ce sont eux qui vivent de votre travail et que chaque morceau de pain qu’ils mangent est enlevé à vos enfants ; que chaque cadeau qu’ils font à leur femme représente la misère, la faim, le froid ; peut-être même la prostitution pour les vôtres ?
Qu’est-ce que produisent les messieurs ? Rien ! Donc, tout ce qu’ils consomment est enlevé aux travailleurs.
Supposons que demain, tous les ouvriers des champs disparaissent, il n’y aura plus personne pour travailler la terre, et tout le monde mourra de faim.
Que les cordonniers disparaissent, on ne fera plus de souliers ; que les maçons disparaissent, on ne pourra plus faire de maisons, et ainsi de suite. Que chaque classe de travailleurs vienne à manquer l’une après l’autre, avec elle disparaîtra une branche de la production, et l’homme devra se priver des objets utiles ou nécessaires.
Mais quel préjudice ressentirait-­on de la disparition des messieurs ? Ce serait comme si les sauterelles disparaissaient.

Jacques : Oui, c’est bien nous, en effet, qui produisons tout. Mais comment ferais-­je, moi, pour produire du blé si je n’ai ni terre, ni animaux, ni semence ? Crois-moi, il n’y a pas moyen de faire autrement ; il faut nécessairement être sous la dépendance des patrons.

Pierre : Voyons, Jacques, est-ce que nous nous comprenons, oui ou non ? Il me semble vous avoir déjà dit qu’il faut enlever aux maîtres ce qui sert à travailler et à vivre : la terre, les outils, les semences, tout. Je le sais bien, moi, tant que la terre et les instruments de travail appartiendront aux maîtres, le travailleur devra être toujours un sujet et ne récoltera qu’esclavage et misère. C’est pourquoi, retenez bien ceci, la première chose à faire, c’est d’enlever la propriété aux bourgeois ; sans cela, le monde ne pourra jamais s’améliorer.

Jacques : Tu as raison, tu l’avais dit. Mais que veux-tu, ce sont pour moi des choses si nouvelles que je m’y perds. Mais explique-­moi un peu comment tu voudrais faire. Cette propriété enlevée aux riches, qu’en ferait-­on ? On se la partagerait, n’est-ce pas ?

Pierre : Pas du tout. Et quand vous entendrez dire que nous voulons partager, que nous voulons prendre la place de ceux qui possèdent, sachez que celui qui dit cela est un ignorant ou un méchant.

Jacques : Mais alors ? Je n’y comprends plus rien.

Pierre : Et pourtant, ce n’est pas difficile : nous voulons mettre tout en commun.
Nous partons du principe que tous doivent travailler et que tous doivent être le mieux possible. Dans ce monde, on ne peut vivre sans travailler. Si un homme ne travaillait pas, il devrait vivre du travail des autres, ce qui est injuste et nuisible. Mais, bien entendu, quand je dis que tous doivent travailler, je veux dire tous ceux qui peuvent le faire. Les estropiés, les impotents, les vieillards doivent être entretenus par la société, parce que c’est un devoir d’humanité de ne faire souffrir personne. Du reste, nous deviendrons tous vieux, et nous pouvons devenir estropiés ou impotents d’un moment à l’autre, aussi bien que tous ceux qui nous sont chers.
Maintenant, si vous réfléchissez bien, vous ver­rez que toutes les richesses, c’est-à-dire tout ce qui existe d’utile à l’homme, peuvent se diviser en deux parts. L’une, qui comprend la terre, les machines et tous les instruments de travail, le fer, le bois, les pierres, les moyens de transport, etc., est indispensable pour travailler et doit être mise en commun pour servir à tous comme instrument de travail. Quant au mode de travail, c’est une chose qu’on verra plus tard. Le mieux serait, je crois, de travailler en commun, parce que, de cette manière, on produit plus, avec moins de fatigue. D’ailleurs, il est certain que le travail en commun sera adopté partout, car, pour travailler chacun séparément, il faudrait renoncer à l’aide des machines qui simplifient et diminuent le travail de l’homme. Du reste, quand les hommes n’auront plus besoin de s’enlever le pain de la bouche les uns aux autres, ils ne seront plus comme chiens et chats et trouveront du plaisir à être ensemble et à faire les choses en commun. On laissera, bien entendu, travailler seuls ceux qui voudront le faire : l’essentiel, c’est que personne ne puisse vivre sans travailler, obligeant ainsi les autres à travailler pour lui. Mais cela ne pourra plus arriver. En effet, chacun ayant droit à la matière du travail, nul ne voudra certainement se mettre au service d’un autre.
L’autre partie des richesses comprend les choses qui servent directement aux besoins de l’homme, comme les aliments, les vêtements, les maisons. Celles-ci, il faut les mettre en commun et les distribuer de manière qu’on puisse aller jusqu’à la nouvelle récolte et attendre que l’industrie ait fourni de nouveaux produits.
Quant aux choses qui seront produites après la révolution, alors qu’il n’y aura plus de patrons oisifs vivant sur les fatigues des prolétaires affamés, on les répartira suivant la volonté des travailleurs de chaque pays. Si ceux-ci veulent travailler en commun, tout sera pour le mieux. On cherchera alors à régler la production de manière à satisfaire les besoins de tous, et la consommation de manière à assurer à tous la plus grande somme de bien-être. Si cela est fait, tout est dit.
Si l’on ne procède pas ainsi, il faudra calculer ce que chacun produit, afin que chacun puisse prendre la quantité d’objets équivalente à sa production. C’est là un calcul assez difficile, que je crois, pour ma part, presque impossible. Lorsqu’on verra la difficulté de la distribution proportionnelle, on acceptera plus facilement l’idée de met­tre tout en commun.
Mais, de toute manière, il faudra que les choses de première nécessité, comme le pain, le logement, l’eau et les choses de ce genre, soient assurées à tous, indépendamment de la quantité de travail que chacun peut fournir. Quelle que soit l’organisation adoptée, l’héritage ne doit plus exister, parce qu’il n’est pas juste que l’un trouve en naissant la richesse, et l’autre la faim et les privations. Même si l’on admet l’idée que chacun est maître de ce qu’il a produit et peut faire des économies pour son compte personnel, il faudra qu’à sa mort, son épargne retourne à la communauté.
Les enfants, cependant, devront être élevés et instruits aux frais de tous, et de manière à leur assurer le plus grand développement et la meilleure instruction possible. Sans cela, il n’y aurait ni justice ni égalité. On violerait le principe du droit de chacun aux instruments de travail. Il ne suffirait pas de donner aux hommes la terre et les machines, si l’on ne cherchait à les mettre tous en état de s’en servir le mieux possible.
De la femme, je ne vous dis rien, parce que, pour nous, la femme doit être l’égale de l’homme, et quand nous parlons de l’homme, nous voulons dire l’humanité, sans distinction de sexe.

Jacques : Il y a une chose, pourtant, que je ne vois pas : prendre la fortune aux messieurs qui ont volé et affamé les pauvres gens, c’est bien. Mais si un homme, à force de travail et d’économie, est parvenu à mettre de côté quelques sous, à acheter un petit champ ou à ouvrir une petite boutique, de quel droit pourrais-­tu lui enlever ce qui est vraiment le fruit de son travail ?

Pierre : C’est fort difficile. Il est impossible de faire des économies aujourd’hui, quand les capitalistes et le gouvernement prennent les meilleurs produits ; et vous devriez le savoir, vous qui, après tant d’années de travail assidu, êtes aussi pauvres qu’avant. Du reste, je vous ai déjà dit que chacun a droit aux matières premières et aux instruments de travail ; c’est pourquoi si un homme possède un petit champ, pourvu qu’il le travaille de ses mains, il pourra bien le garder, et on lui donnera en outre les outils perfectionnés, les engrais et tout ce qui sera nécessaire pour que la terre puisse produire le plus possible. Certainement, il sera préférable qu’on mette tout en commun ; mais, pour cela, il n’y aura pas besoin de forcer quiconque, parce que tous trouveront un plus grand intérêt à adopter le système du communisme. Avec la propriété et le travail communs, tout ira beaucoup mieux qu’avec le travail isolé, d’autant plus qu’avec l’invention des machines, le travail isolé devient, relativement, toujours moins rentable.

Jacques : Ah ! les machines ! voilà les choses qu’on devrait brûler ! Ce sont elles qui cassent les bras et enlèvent le travail aux pauvres gens. Ici, dans nos campagnes, on peut être sûr que chaque fois qu’il arrive une machine, notre salaire diminue. Un certain nombre d’entre nous se retrouvent sans travail, forcés de partir ailleurs pour ne pas mourir de faim. En ville, cela doit être pire. Au moins, s’il n’y avait pas de machines, les messieurs auraient plus besoin de notre travail, et nous vivrions un peu mieux.

Pierre : Vous avez raison, Jacques, de penser que les machines sont une des causes de la misère et du manque de travail. Cela se passe ainsi parce qu’elles appartiennent aux riches. Si elles appartenaient aux travailleurs, ce serait tout le contraire : elles seraient la cause principale du bien-être de l’humanité. En effet, les machines ne font, en réalité, que travailler à notre place, et plus rapidement que nous. Grâce aux machines, l’homme n’aura plus besoin de travailler pendant de longues heures pour satisfaire ses besoins et ne sera plus condamné à de pénibles travaux, qui excèdent ses forces physiques. C’est pourquoi, si les machines étaient appliquées à toutes les branches de la production et appartenaient à tous, on pourrait, en quelques heures de travail léger et agréable, suffire à tous les besoins de la consommation. Chaque ouvrier aurait le temps de s’instruire, d’être en relations d’amitié, de vivre, en un mot, et de jouir de la vie en profitant de toutes les conquêtes de la civilisation et de la science. Donc, souvenez-­vous-en bien, il ne faut pas détruire les machines, il faut s’en emparer. Et puis, sachez que les messieurs protégeraient tout aussi bien leurs machines contre ceux qui voudraient les détruire que contre ceux qui tenteraient de s’en emparer. Par conséquent, puisqu’il faut faire le même effort et courir les mêmes périls, ce serait proprement une sottise de les détruire plutôt que de les prendre. Voudriez-vous détruire le blé et les maisons s’il y avait moyen de les partager entre tous ? Certainement pas. Eh bien ! il faut en agir de même avec les machines, parce que si elles sont entre les mains des patrons les instruments de notre misère et de notre servitude, elles deviendront dans nos mains des instruments de richesse et de liberté.

Jacques : Mais, pour que tout aille bien avec ce système, il faudrait que tout le monde veuille travailler volontairement. N’est-ce pas ?

Pierre : Bien entendu.

Jacques : Et s’il y en a qui veulent vivre sans travailler ? C’est dur de se fatiguer et cela ne plaît même pas aux chiens.

Pierre : Vous confondez la société telle qu’elle est aujourd’hui, avec la société telle qu’elle sera après la révolution. La fatigue, avez-vous dit, ne plaît même pas aux chiens. Mais pourquoi voudriez-­vous rester des journées entières sans rien faire ?

Jacques : Moi, non, parce que je suis habitué au travail, et quand je n’ai rien à faire, il me semble que mes mains me démangent. Mais il y a bien des gens qui resteraient toute la journée à jouer aux cartes au café ou à se promener sans rien faire.

Pierre : Aujourd’hui, oui ; mais après la révolution, cela ne sera pas pareil et voici pourquoi. Aujourd’hui, le travail est pénible, mal payé et méprisé. Aujourd’hui, celui qui travaille doit crever de fatigue, mourir de faim et être traité comme une bête. Celui qui travaille n’a aucun espoir, il sait qu’il devra finir sa vie à l’hôpital, s’il ne la finit pas en prison. Comme il ne peut pas s’occuper de sa famille, il ne jouit en rien de la vie et souffre continuellement de mauvais traitements et d’humiliations de toutes sortes. Celui qui ne travaille pas, au contraire, jouit de tout le confort : il est apprécié, estimé, tous les honneurs, tous les plaisirs sont pour lui. Même parmi les ouvriers, celui qui travaille le moins et fait les choses les moins pénibles gagne davantage et est plus estimé. Quoi d’étonnant alors que les gens travaillent avec dégoût et saisissent avec empressement l’occasion de ne rien faire ? Quand, au contraire, le travail se fera dans des conditions humaines, pendant une durée raisonnable et conformément aux lois d’hygiène ; quand le travail leur saura qu’il travaille pour le bien-être des siens et de tous les hommes ; quand le travail sera la condition indispensable pour être estimé dans la société et que le paresseux sera livré au mépris public comme aujourd’hui l’espion et l’entremetteur, qui voudra alors renoncer à la joie de se savoir utile et aimé, pour vivre dans une oisiveté aussi funeste à son corps qu’à son esprit ?
Aujourd’hui même, à part quelques rares exceptions, tout le monde éprouve une répugnance invincible, comme instinctive, pour le métier de mouchard et celui de proxénète. Et pourtant, en faisant ces métiers abjects, on gagne beaucoup plus qu’à piocher la terre ; on travaille peu ou pas du tout, et l’on est plus ou moins protégé par l’autorité. Mais comme ce sont des métiers infâmes, signe d’une profonde abjection morale, car ils n’entraînent que la douleur et le mal, presque tous les hommes préfèrent la misère à l’infamie. Il y a des exceptions, des hommes faibles et corrompus qui préfèrent l’infamie, il s’agit toujours du choix entre l’infamie et la misère. Qui, au contraire, choisirait une vie infâme et méprisable, s’il pouvait en travaillant avoir le bien-être et l’estime publique ? Certes, si un tel fait venait à se produire, il serait si contraire à la nature de l’homme qu’on devrait le considérer comme un cas de folie.
Et, n’en doutez pas : la réprobation publique contre la paresse ne manquerait pas de se produire, parce que le travail est le premier besoin d’une société. Le paresseux non seulement ferait du mal à tous en vivant du produit des autres, sans contribuer par son travail aux besoins de la communauté, mais il romprait l’harmonie de la nouvelle société et serait l’élément d’un parti de mécontents qui pourrait désirer le retour au passé. Les collectivités sont comme les individus : elles aiment et honorent ce qui est ou qu’elles croient utile. Elles haïssent et méprisent ce qu’elles savent ou croient nuisibles. Elles peuvent se tromper, et se trompent même trop souvent ; mais, dans le cas dont il s’agit, l’erreur n’est pas possible. De toute évidence celui qui ne travaille pas, mange et boit aux dépens des autres, fait du tort à tous.
En voici la preuve : supposez que vous êtes associé avec d’autres hommes pour faire en commun un travail dont vous partagerez le produit en parties égales. Bien évidemment, vous respecterez alors vos compagnons faibles ou maladroits. Quant au paresseux, vous lui rendrez la vie tellement dure qu’il vous quittera ou aura bientôt envie de travailler. C’est ce qui arrivera dans la grande société, chaque fois que la fainéantise de quelques-­uns pourrait causer un dommage important.
Et puis, à la fin du compte, si l’on ne pouvait marcher de l’avant, à cause de ceux qui ne voudraient pas travailler, ce que je crois impossible, le remède sera facile à trouver : on les expulsera de la communauté. Alors, n’ayant droit qu’à la matière première et aux instruments de travail, ils seront bien forcés de travailler s’ils veulent vivre.

Jacques : Tu commences à me convaincre ; mais, dis-moi, tous les hommes seraient-­ils obligés de travailler la terre ?

Pierre : Pourquoi cela ? L’homme n’a pas besoin seulement de pain, de vin et de viande ; il lui faut aussi des maisons, des vêtements, des livres ; en un mot, tout ce que les travailleurs de tous les métiers produisent, et personne ne peut pourvoir seul à tous ses besoins. Déjà, pour travailler la terre, est-ce que l’on n’a pas besoin du forgeron et du menuisier qui font les outils, et aussi du mineur qui déterre le fer, et du maçon qui construit les maisons, les magasins, et ainsi de suite ? Donc, il n’est pas dit que tous travailleront la terre, mais que tous feront des œuvres utiles.
La variété des métiers permettra d’ailleurs à chacun de choisir la besogne qui lui conviendra le mieux, et ainsi, du moins dans la mesure du possible, le travail ne sera plus pour l’homme qu’un exercice, qu’un divertissement ardemment désiré.

Jacques : Donc, chacun sera libre de choisir le métier qu’il voudra ?

Pierre : Certainement, en ayant soin que les choix ne portent pas exclusivement sur certains métiers et manquent dans d’autres. Comme on travaillera dans l’intérêt de tous, il faut faire en sorte que tout ce qui est nécessaire soit produit, en conciliant autant que possible l’intérêt général et les préférences individuelles. Mais vous verrez que tout s’arrangera pour le mieux, quand il n’y aura plus de patrons qui nous font travailler pour un morceau de pain, sans que nous puissions nous occuper de savoir à quoi et à qui sert notre travail.

Jacques : Tu dis que tout s’arrangera, et moi, au contraire, je crois que personne ne voudra faire les métiers pénibles ; tous voudront être avocats ou docteurs. Qui labourera la terre ? Qui voudra risquer sa santé et sa vie dans les mines ? Qui voudra entrer dans les puits noirs et toucher le fumier ?

Pierre : Ah ! quant aux avocats, laissez-­les de côté, car, comme les prêtres, il forme une gangrène que la révolution sociale fera disparaître complètement. Parlons des travaux utiles, et non de ceux faits aux dépens du prochain ; sinon il faudra compter aussi comme travailleur l’assassin dans les rues, qui, souvent, doit supporter de grandes souffrances.
Aujourd’hui, nous préférons un métier à un autre, non parce qu’il est plus ou moins conforme à nos facultés et à nos goûts, mais parce qu’il est plus facile à apprendre, parce que nous gagnons ou espérons gagner plus, parce que nous pensons trouver plus facilement des débouchés, et, ensuite seulement, parce que tel ou tel travail peut être moins pénible qu’un autre. En somme, le choix d’un métier nous est surtout imposé par notre naissance, le hasard et les préjugés sociaux. Par exemple, le métier de laboureur est un métier qui ne plairait à aucun citadin, même parmi les plus misérables. Et pourtant, l’agriculture n’a rien de répugnant en soi, et la vie des champs ne manque pas de plaisir. Bien au contraire, si vous lisez les poètes, vous les voyez pleins d’enthousiasme pour la vie champêtre. Mais la vérité est que les poètes qui font des livres n’ont jamais labouré la terre, tandis que les cultivateurs se crèvent la santé, meurent de faim, vivent plus mal que les bêtes et sont traités comme des gens de rien, tellement que le dernier vagabond des villes se trouve offensé de s’entendre appeler paysan. Comment voulez-­vous alors que les gens travaillent volontiers la terre ? Nous-mêmes, qui sommes nés à la campagne, nous la quittons aussitôt que nous en avons la possibilité, parce que, quoi que nous fassions, nous sommes mieux ailleurs et plus respectés. Mais qui de nous voudra quitter les champs s’il travaillait pour son compte et trouvait dans le travail de la terre bien-être, liberté et respect ?
Il en va de même pour tous les métiers, parce que le monde est ainsi fait aujourd’hui que plus un travail est nécessaire et pénible, plus il est mal rétribué, méprisé et fait dans des conditions inhumaines. Par exemple, allez dans l’atelier d’un orfèvre, et vous comme travailleur l’assassin dans les rues, qui, souvent, doit supporter de grandes souffrances.
Aujourd’hui, nous préférons un métier à un autre, non parce qu’il est plus ou moins conforme à nos facultés et à nos goûts, mais parce qu’il est plus facile à apprendre, parce que nous gagnons ou espérons gagner plus, parce que nous pensons trouver plus facilement des débouchés, et, ensuite seulement, parce que tel ou tel travail peut être moins pénible qu’un autre. En somme, le choix d’un métier nous est surtout imposé par notre naissance, le hasard et les préjugés sociaux. Par exemple, le métier de laboureur est un métier qui ne plairait à aucun citadin, même parmi les plus misérables. Et pourtant, l’agriculture n’a rien de répugnant en soi, et la vie des champs ne manque pas de plaisir. Bien au contraire, si vous lisez les poètes, vous les voyez pleins d’enthousiasme pour la vie champêtre. Mais la vérité est que les poètes qui font des livres n’ont jamais labouré la terre, tandis que les cultivateurs se crèvent la santé, meurent de faim, vivent plus mal que les bêtes et sont traités comme des gens de rien, tellement que le dernier vagabond des villes se trouve offensé de s’entendre appeler paysan. Comment voulez-­vous alors que les gens travaillent volontiers la terre ? Nous-mêmes, qui sommes nés à la campagne, nous la quittons aussitôt que nous en avons la possibilité, parce que, quoi que nous fassions, nous sommes mieux ailleurs et plus respectés. Mais qui de nous voudra quitter les champs s’il travaillait pour son compte et trouvait dans le travail de la terre bien-être, liberté et respect ?
Il en va de même pour tous les métiers, parce que le monde est ainsi fait aujourd’hui que plus un travail est nécessaire et pénible, plus il est mal rétribué, méprisé et fait dans des conditions inhumaines. Par exemple, allez dans l’atelier d’un orfèvre, et vous sont aussi utiles et nécessaires dans la société moderne que les paysans et les autres ouvriers. Je veux dire seulement que tous les travaux utiles doivent être également appréciés et faits de telle sorte que le travailleur trouve une égale satisfaction à les faire. Les travaux intellectuels, qui sont par eux-mêmes un grand plaisir, qui donnent à l’homme une grande supériorité sur celui qui reste dans l’ignorance, doivent être accessibles à tous, et non pas rester le privilège d’un petit nombre.






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