vendredi 25 octobre 2019

Individu Individualisme Partie 4 Encyclopedie Anarchiste de Sébastiern Faure


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Du point de vue biologique, nous l’avons vu, la liberté est la chose essentielle : « sans elle, la croissance et le développement individuels sont impossibles, et partout où le développement de l’individu est entravé, l’évolution de l’humanité s’arrête. Il nous est impossible d’énumérer les innombrables arrêts, de calculer en chiffres exacts la gravité des blessures infligées à nos libertés individuelles quand le pendule revient vers l’esclavage. Néanmoins, sans conteste possible, il y a blessure. Il ne peut en être autrement d’ailleurs. Biologiquement parlant, nous faisons tous partie d’un même ensemble organique, - l’espèce humaine, - faire tort à l’un, c’est faire tort à tous. On ne peut, pas avoir la liberté à l’une des extrémités de la chaîne et l’esclavage à l’autre extrémité. Selon nous le Privilège doit être aboli, quel que soit son aspect ou sa formation. Le Privilège est la négation de l’unité organique de l’humanité, de cette unité de la famille humaine que nous regardons comme une vérité scientifique. » (W.-C. Owen). Mais à l’égard de ce privilège (dont l’appropriation foncière et la monopolisation arbitraire des moyens de production, d’échange et de consommation, constitue actuellement le type économique), une fois opérée la réduction de toutes ses formes accessibles, les individus ne peuvent sans se condamner de nouveau à l’amoindrissement prochain - se départir d’une clairvoyante vigilance. Notre conception de la liberté de vie s’oppose non seulement à la licence, mais à la liberté même du privilège. Leurs principes s’excluent au point que nous ne pouvons, dans là logique, en concevoir même, dans le milieu social, la coexistence. Mais nous savons que, dans l’état actuel des mentalités générales, le jeu libre des individualités est pratiquement impossible sans des mesures propres à en garantir l’exercice. S’abandonner au rythme idéal d’une liberté théorique, c’est tenir ouvertes au privilège toutes les portes - ou presque - pour une rentrée sociale, c’est lui offrir toutes les facilités de reconstitution. La coalition des humains avertis - comme celle des faibles dans la nature d’ailleurs - doit tenir en respect (et je n’évoque ici nul appareil, nulle méthode ou organisation spéciale de résistance et d’alarme) les forces brutales - instinctives aussi - à l’affût inlassé de toutes nos défaillances et de tous nos relâchements. En attendant que les faibles s’élèvent à la force de la raison par la culture et la conscience de leur individualisme, on ne peut s’en remettre aux forces du hasard du soin de tenir en équilibre tolérant et fertile les portions actives, différenciées, multitudiques de l’humanité...
De même que « l’individualité physiologique - et son harmonie - est constituée par l’activité propre, mais cependant subordonnée à l’activité totale, des éléments cellulaires » de même le corps social doit être considéré comme un organisme (superposé sans doute, mais non superfétatoire) dont le fonctionnement, utile à tous, « nécessite un acquiescement de la liberté individuelle ». Dans le désordre des régimes actuels, où quelque Moloch social subsiste et où les avantages sont faussés dans leur application (dans leur préparation aussi) plus encore que dans leur principe (théoriquement libéral), c’est surtout la balance des biens sociaux, des protections sociales, qui est à refaire et, en vue de justes apaisements et d’équitables possibilités individuelles, l’économie confiée aux associations privées et libres. Et c’est la marche de l’ensemble social réglée sur les exigences mouvantes de tous ses composants individuels, en vue de leur plus complète satisfaction... Il nous apparaît que « la planète n’est pas faite pour être dominée par quelques-uns » et qu’elle ne doit pas être le « fief » de quelque aristocratie. A nos yeux, « la terre est faite pour être utilisée, librement et également par tous ceux qui y vivent... C’est un organisme économique unique, un entrepôt unique de richesses naturelles, un atelier unique où ont un égal droit de travailler tous les hommes et toutes les femmes. » (W.-C. Owen). Mais, sur ce terrain naturellement offert à toutes les existences humaines, les plus forts, ou les plus rusés, bref les plus âpres ont établi ce règne permanent de la curée qu’une soi-disant civilisation encense et justifie. Et si la civilisation nouvelle ne veut pas retomber sous la griffe d’une « société de loups » elle devra lui opposer des institutions plus solides que le rempart de sa raison et la proclamation d’une liberté générale...
Il n’est pas, socialement, de prédominance limitative que nous puissions accepter, fût-ce celle d’une « élite ». Où est d’ailleurs la supériorité ? Et qui en est juge ? Et chacun ne possède-t-il pas en lui les éléments de sa propre supériorité ? « Qui de vous, disait Elisée Reclus, qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le supérieur de son voisin et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal ? » A quel étalon se rapporte l’élite ? Où en sont les attributs immuables ? Et « l’élite maîtresse » va-t-elle, pour asseoir son triomphe, paralyser la naissance ou l’essor d’une « élite inconnue » ?... D’autre part, l’individualisme qui trouve en l’anarchisme ses principes et ses garants n’est pas ce scepticisme qui, pour sauver l’individu du relativisme social, pour l’arracher à ses limitations, le précipite, en un irréalisme de fait, dans cette non-existence en laquelle se résorbe l’entité. Là n’est pas le caractère, riche et puissant de « l’homme le plus seul ». Et l’individualisme aristocratique lui-même (si intellectuellement ou esthétiquement spécialisé soit-il) ne peut se concevoir muré dans quelque retraite hautaine et stérile. Dès lors qu’il s’élargit à des aspirations complexes d’harmonie et poursuit son indéfinie réalisation, plus que jamais l’intéresse - pour l’enrichir - la montés solidaire du social.
Mais comprendre et favoriser le non-moi, coopérer à son élargissement ne signifie pas se fondre en lui, acquiescer aux préjugés du prochain, épouser ses idéaux grossiers. Sentir en soi vibrer autrui, ce n’est pas se réduire aux médiocrités ambiantes, ramener ses aspirations aux horizons menus de l’environ. La notion intelligente du social est tout l’opposé du renoncement. Elle n’implique qu’un minimum d’acceptation et comporte la révolte avertie et constante contre le statu quostagnant. Car un demain plus riche n’est pas fait de piétinement. Autrement que fondues dans les répétitions et les obédiences seront fécondes et profitables à ellesmêmes et aux autres les unités attentives a une persévérante activité personnelle. Solidarité n’est pas abandon et il n’est pas pour nous de force reconnue qui rive notre lumière aux vérités admises, à la. souveraine opinion. Rien dans la ligne d’une individualité - dès que sa voie n’est pas tyrannique d’autrui - ne peut être sacrifié à l’esprit grégaire, étouffé sous les régressives « raisons » de l’existant. Moins il y aura d’hommes dans la masse, c’est-à-dire plus nombreuses seront, les réalisations originales et volontaires, et plus se détendra, dans le cadre commun, la liberté générale. Car elle est faite de permanent qui-vive individuel. Ni notre pensée, ni nos gestes ne cadencent le balancier du groupe : nous nous affirmons nous-mêmes parmi les autres et ne nous laissons pas entamer par l’imitation. Copier, opiner, c’est végéter : nous voulons vivre, entraînant vers la conscience de leur propre vie le plus que nous pourrons des êtres côtoyés. La foule est un écran et une meule, et c’est à lutter contre ses ténèbres et son écrasement que se conquièrent non seulement les valeureuses et claires personnalités, mais les conditions meilleures du milieu. Les individus émergeants sont la garantie future du social, non les troupeaux unis comme une mer dormante...
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Si l’on étudie, à travers les tempéraments et les philosophies souvent dérivées, les aspects parfois originaux et, au premier abord, divergents, de l’individualisme d’esprit anarchiste, on découvre rapidement, à rencontre de certaines apparences, la réductibilité d’ardents désaccords et l’initiale parenté d’une attente profonde. Si nous faisons la part des spécialisations et des caractères, celle également des systématisations parfois involontaires et presque toujours excessives, la part aussi d’une dispersion qui souligne l’indépendance et l’audace, atteste la vitalité, celle des vagabondages erronés qui vont de pair avec les prospections perpétuelles de cerveaux armés à fond de doute critique, celle enfin des classements hâtifs et des fuyantes ou traîtresses terminologies ; si nous tenons compte encore de la tendance faite d’un certain nombre de nos faiblesses humaines - à trancher les opinions, à les faire participer parfois (arbitraire d’abstraction) de la belle ordonnance d’une logique trop démonstrative, à voir dans le différent trop vite l’inconciliable, dans le non-incorporé l’irréductible, à mettre face à face (impatiente clarté, relief déformant) des théories que tant de faits unissent, que séparent surtout les vocables, nous trouverons, sous nos yeux attentifs, plutôt des diversifications que des antagonismes et, des poursuites parallèles - et de facile coexistence - bien plus que d’essentielles oppositions. Qu’il s’agisse de l’individualisme d’abord sensible et qui s’épanouit en altruisme confiant ; de l’égoïsme que l’intelligence entend averti, prolongé, débordant ; de l’individualisme davantage subjectif et préoccupé d’ampleur éthique et d’harmonie ; de l’individualisme de réciprocités contractuelles et d’expériences ; du socialisme préalable entendu comme le tremplin de l’individu, ou, à la fois, d’un peu tout cela, en tous ces individualismes il y a le souci minimum - et spécifiquement anarchiste - de n’écraser nul individu et la conscience d’être, au contraire, intéressé à son harmonieux rebondissement. Et s’affirme, à travers le jalonnement des constructions ébauchées, la recherche sincère de conditions adéquates à d’égales possibilités humaines. Et ils cèlent, chacun, des portions .de vérité et tous entrebâillent l’avenir et découvrent un pan d’horizon...
Derrière l’insuffisance des pauvres mots et le partiel des conceptions - et le partial même, si humain et si proche - le provisoire aussi des solutions ; par-delà la pénurie de nos moyens d’affirmation individuelle qu’étranglent au surplus des cadres hostiles ; au-dessus des passions mêmes, précipitées dans le champ des édifications ou des hypothèses ; plus haut en somme et plus loin que les définitions - ces prisons - et, les modes - ce moment - et parmi nos pensées vigilantes et nos efforts fébriles, et malgré d’accidentelles incompréhensions, se profile, dominante, l’aspiration vivante et large sans laquelle l’individualisme n’est plus des nôtres, n’a plus pour nous de sens sympathique, n’est plus que la caricature des poussées naturelles et l’ombre des instincts altérés. A travers les critiques aiguës des uns et des autres et leurs prévisions hasardeuses, leurs investigations jamais découragées, leurs réactions résolues contre le non-individualisme paralysant, leur propagande particulière et leurs tentatives, retentit l’appel, fondamental et permanent, à la délivrance et à la réalisation detoutes les individualités. Et l’individualisme ainsi compris se situe - et c’est la pierre de touche de sa qualité et c’est notre critérium - en dehors de la tyrannie et de l’écrasement, en dehors des contraintes et des accaparements...

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