L'aventure qui est arrivée, au cours de l'histoire humaine, à la
réalité, et aussi à la notion : Etat, serait tout ce qu'il y a de
plus amusant, si toutefois elle n'avait pas pris une tournure plutôt
tragique. Nous vivons dans un Etat. - Nous sommes, dit-on, servis par
l'Etat. - Nous payons - nous le savons bien! - un tribut à l'Etat. -
Constamment - chacun de nous pourrait en raconter quelque chose! -
nous avons à faire avec l'Etat. Chacun de nous prétendrait savoir
parfaitement bien ce que c'est que l'Etat... Et cependant, celui qui
supposerait que l'Etat est quelque chose de bien réel, de
définissable, se serait trompé grossièrement. Toutes les
tentations de définir l'Etat d'une façon précise, scientifique,
nette, ont échoué, au moins jusqu'à présent. Il existe toute une
science consacrée à l'étude de l'Etat. Mais, l'objet même de
cette science - l'Etat - reste introuvable. Les définitions de
l'Etat fournies par les dictionnaires n'ont aucune valeur sérieuse.
Rien d'étonnant que, souvent, les grands spécialistes mêmes de la
science juridique et étatiste se voient obligés de constater que
l'Etat est, au fond, une fiction ; que tous les signes soi-disant
distinctifs de l'Etat, même la fameuse souveraineté, sont
applicables à d'autres phénomènes, et ne peuvent nullement servir
à établir la réalité spécifique de l'Etat (L. Petrajitzky,
Cruet, M. Bourquin, et autres auteurs). Faisons-en tout de suite une
déduction très importante : il existe une forme de coexistence des
humains qui ne diffère pas beaucoup de certaines autres «
collectivités organisées » (par exemple : Eglise, Nation,
groupements politiques, caste et autres), mais qui a obtenu
néanmoins, au cours des siècles une désignation spéciale : Etat,
et à laquelle on attribue des qualités supérieures, souveraines,
exceptionnelles. On prétend que cette organisation sociale se place
au-dessus de toutes les autres, que son pouvoir est indiscutable,
sacré, général. On l'impose à tout le monde. On lui doit une
obéissance absolue et aveugle. C'est ainsi qu'on a créé une
fiction, un fétiche. Telle est notre première constatation. Passons
à la deuxième, qui n'est pas moins intéressante : Si vous croyez
que les origines de l'Etat sont connues, vous vous trompez encore.
Là-dessus, on ne possède que des hypothèses plus ou moins
vraisemblables ou invraisemblables. Les étatistes bourgeois, les
étatistes socialistes ou communistes, les antiétatistes, - tous -,
se représentent les origines de l'Etat d'une façon différente.
Rien, ou presque rien, n'y est établi d'une façon précise,
scientifique, nette. Telle est notre deuxième constatation. La
troisième : le problème du rôle historique de l'Etat est l'objet
de discussions interminables entre les étatistes de différentes
nuances et' aussi les antiétatistes. Là, non plus, rien n'est
établi d'une façon définitive (Voir : Antiétatisme). Placé
devant ces faits, chacun devrait se demander : Quelle est, donc, la
raison pour laquelle on m'oblige d'obéir, de me soumettre à une
institution qui n'est, peut-être, qu'une fiction, dont les origines
sont inconnues, et le rôle historique discutable? Pourquoi veut-on
que je reconnaisse, que je vénère une fiction? N'est-ce pas
amusant, en effet, de voir les gens prendre, durant des siècles, une
fiction pour une réalité, et reconnaitre, respecter, servir quelque
chose qui n'existe même pas? Nous l'avons déjà dit : ce serait
amusant, voire très amusant, si la chose n'avait pas pris, hélas!
une tournure tout à fait tragique. Car, la fiction a coûté, elle
continue de coûter, elle coûtera encore beaucoup de sang.
D'ailleurs, c'est toujours pour des fictions (Dieu! Eglise! Etat!
etc...) que l'homme s'est battu, et se bat encore. Les réalités,
tout ce qui n'est pas fiction, lui échappent. Les fantômes
l'entraînent, le guident, l'absorbent... N'est-ce pas tragique? Et
l'on dit que nous, les anarchistes, sommes des utopistes, des
rêveurs!... Mille fois non! Rêveurs, utopistes, sont certainement
ceux qui croient aux fictions. Quant à nous, briseurs de fantômes,
nous sommes, précisément, des réalistes... Eh oui! Nous, les
anarchistes, qui prétend-on, voguons dans les nuages, nous sommes,
sans aucun doute, tout ce qu'il y a de plus à terre. * * * Eh bien!
En notre qualité de réalistes, qu'avons-nous à dire de l'Etat?
Comment expliquons-nous la puissance de ce fantôme, son influence
formidable, sa « réalité » pour des millions de gens? La
littérature anarchiste au sujet de l'Etat est très abondante. Cela
se comprend, car la négation de l'Etat, la lutte contre l'Etat, au
même point que celle contre le capitalisme, est la pierre angulaire
de l'anarchisme. Les œuvres de Proudhon, de Bakounine, de
Kropotkine, d'Elysée Reclus, de Malatesta, de Jean Grave, de
Sébastien Faure, de Pouget, de Stirner, de Rocker, et de beaucoup
d'autres libertaires moins connus traitent le problème à fond. Il
serait superflu de les citer ici. Le lecteur cherchant à acquérir
une érudition plus ou moins complète par rapport à l'Etat n'aurait
qu'à s'adresser aux sources mêmes. Ce qu'il faut ici, c'est donner
un résumé bref et net de notre point de vue. Et d'abord,
entendons-nous sur un point : étant donné l'absence d'une
définition précise et solide de l'Etat, nous comprendrons sous ce
terme un système de relations mutuelles - actions et réactions -
entre un nombre d'individus plus ou moins importants, système dont
l'étendue, l'influence, l'efficacité données sont limitées
géographiquement, politiquement, économiquement, socialement, et
dont la réalité n'est conçue qu'intuitivement par les individus
qui y sont englobés. Quelle est, d'après les anarchistes, l'essence
même de ce système? C'est ce que nous allons voir. 1° Les origines
de l'Etat. - Comme déjà dit, elles sont, hélas! bien ténébreuses.
Les établir, les reconstituer parait impossible. Il existe,
cependant, quelques points historiquement acquis, sur lesquels on est
parfaitement d'accord, notamment : 1° L'avènement de l'Etat
signifie la fin décisive du communisme primitif, de cet état
d'égalité économique et sociale où les peuples vivaient à l'aube
de leur histoire ; 2° Une lutte entre la communauté primitive et
l'Etat avançant triomphalement eut lieu durant des siècles et se
termina par la victoire complète de ce dernier ; 3° Des liens
intimes, organiques, existent entre la genèse de la propriété
privée, de l'exploitation et de l'Etat. L'histoire entière nous
prouve que, toujours et partout, l'Etat fut un système social
instaurant définitivement, légalisant et défendant l'inégalité,
la propriété, l'exploitation des masses travailleuses (Les fameuses
despoties soi-disant « communistes » de l'ancienne Egypte, du Pérou
et autres n'y font pas exception, puisque leur « communisme »
consistait exclusivement en une régularisation étatiste minutieuse
de toute la vie privée des « sujets » ; mais, quant aux
privilèges, propriété, castes exploitant et masses exploitées,
tout ceci formait la base même de ces Etats). C'est le dernier point
qui, ici, nous intéresse le plus. La cause fondamentale qui amena
finalement à l'Etat fut donc la nécessité pressante, éprouvée
par les classes naissantes dominatrices, privilégiées et
exploiteuses, d'instaurer un système puissant qui sanctionnerait et
défendrait leur situation. Les guerres, les conquêtes, les
prérogatives politiques, les moyens matériels et autres, les
aidèrent. Le rôle historique de l'Etat. - Pour les sociologues
bourgeois, le rôle historique de l'Etat est d'organiser la Société,
de mettre de l'ordre dans les relations entre les individus et leurs
divers groupements, de régulariser toute la vie sociale. C'est
pourquoi, à leurs yeux, l'Etat est une institution non seulement
utile, mais absolument nécessaire : seule institution pouvant
assurer l'ordre, le progrès, la civilisation de la Société. Le
rôle de l'Etat fut et reste, pour eux, positif, progressif. Ce point
de vue est partagé par les socialistes étatistes, y compris les «
communistes ». Tous, ils attribuent à l'Etat un rôle organisateur
positif au cours de l'histoire humaine ; ceci, malgré l'abîme qui
les sépare des étatistes bourgeois. Cet abîme consiste en ce que
ces derniers considèrent l'Etat comme une institution placée
au-dessus des classes, appelée précisément à réconcilier leurs
antagonismes, tandis que, pour les socialistes, l'Etat n'est qu'un
instrument de domination et de dictature de classe. Malgré cette
différence, les socialistes prétendent, eux aussi, qu'au point de
vue évolution humaine générale, l'avènement de l'Etat fut un
progrès, une nécessité, car il organisa la vie chaotique des
communautés primitives et ouvrit à la civilisation des voies
nouvelles. En conformité avec cette conception de l'Etat comme d'un
instrument d'organisation, de progrès (à certaines conditions), les
socialistes prétendent que le système étatiste peut être utilisé,
actuellement aussi, comme un facteur progressif, notamment : comme un
instrument de libération des classes opprimées et exploitées. Pour
qu'il en soit ainsi, il faut que, d'une façon ou d'une autre, l'Etat
bourgeois actuel soit remplacé par un Etat prolétarien qui sera
l'instrument de domination, non pas de la bourgeoisie sur le
prolétariat, mais, au contraire, du prolétariat sur les éléments
bourgeois et capitalistes. (Voir : Antiétatisme). Donc, pour les
idéologues de la bourgeoisie, le rôle historique de l'Etat est
purement positif et progressif. Pour les socialistes, ce rôle fut
d'abord progressif ; il devint ensuite régressif ; et il peut
redevenir progressif. L'Etat (comme l'Autorité) peut, à leurs yeux,
être un instrument ou de progrès ou de régression. Tout dépend
des conditions historiques données. En tout cas, l'Etat, disent-ils,
a joué, dans l'histoire humaine, et il peut jouer encore, un rôle
positif : celui d'organisation de la vie sociale, celui de création
des bases d'une Société meilleure. Un tel point de vue dépend de
ce que les socialistes (les marxistes surtout) conçoivent la vie des
sociétés humaines, l'organisation sociale, le progrès social,
d'une façon en quelque sorte « mécanique ». Ils ne tiennent pas
suffisamment compte des forces librement créatrices, se trouvant à
l'état potentiel au sein de toute collectivité humaine dont chaque
membre - l'individu - est, pour ainsi dire, une charge d'énergie
créatrice (dans tel ou tel autre sens), et qui est toujours un
ensemble formidable d'énergies créatrices diverses. Ce sont ces
énergies qui, au fond, assurent et réalisent le véritable progrès.
Ne s'en rendant pas compte, concevant la vie et l'activité des
sociétés plutôt mécaniquement, les socialistes ne peuvent se
représenter l'organisation, l'ordre, l'évolution, le progrès
humains autrement que par l'intervention, et l'activité constante
d'un facteur mécanique puissant : l'Etat! La conception anarchiste
se base, par contre, précisément sur l'esprit et l'énergie de
création, propres à tout être humain et à toute collectivité
d'hommes. Elle renie totalement le facteur mécanique, ne lui
attribue aucune valeur, aucune utilité, à aucun moment historique :
passé, présent ou futur. De là, une tout autre conception du rôle
historique de l'Etat chez les anarchistes. 1° Jamais, à leur avis,
l'Etat n'a joué un rôle progressif, positif quelconque. Commencée
sous forme d'une communauté libre, la Société humaine avait,
devant elle, le chemin, tout droit, de l'évolution ultérieure,
libre et créatrice, de la même communauté. Cette évolution aurait
été, certainement, mille fois plus riche, plus splendide, plus
rapide, si sa marche normale n'avait pas été arrêtée et déroutée
par l'avènement de l'Etat. L'activité libre des énergies
créatrices aurait amené à une organisation sociale
incomparablement meilleure et plus belle que ne le fut celle à
laquelle nous amena l'Etat. Le chemin de ce progrès normal était
tout indiqué, lorsque certaines causés naturelles qui, aujourd'hui,
n'existent plus, amenèrent à l'avènement des guerres, de
l'autorité militaire et, ensuite, politique, de la propriété, de
l'exploitation, dé l'Etat. L'avènement de ce dernier ne fut donc, à
notre avis, qu'une déviation, une régression. Son rôle fut, dès
le début, négatif, néfaste. L'Etat fut, immédiatement et
indissolublement, lié à un ensemble de facteurs de stagnation, de
recul, de fausse route. 2° Une fois installé et affermi, surtout
après être sorti victorieux des luttes qu'il eut à soutenir contre
la défensive de la communauté libre, l'Etat continua son action
néfaste. C'est lui qui amena l'humanité à l'état lamentable de
bêtes de somme bornées, sauvages, malades, dans lequel elle végète
actuellement. C'est lui qui mécanisa toute la vie humaine, arrêta
ou faussa son progrès, entrava son évolution, meurtrit son
épanouissement créateur qui lui était pourtant tout indiqué.
C'est lui, cet assassin de l'humanité libre, belle, pensante et
créatrice qui, aujourd'hui encore, prétend guider et soigner sa
propre victime : la Société humaine. Et c'est lui toujours qui
prétend, par la bouche de fanatiques aveugles, comme par exemple,
Lénine, et de leurs adeptes égarés, pouvoir sauver, ressusciter
l'humanité qu'il assassina!... Et il se trouve encore des millions
d'hommes qui sont prêts à croire à cet assassin masqué et à le
suivre!... Nous ne sommes pas de leur nombre. Car, à part toutes les
autres considérations, nous nous rappelons toujours des
constatations de Kropotkine et de plusieurs autres historiens
impartiaux qui prouvèrent que les époques d'un véritable progrès
accomplis par l'humanité furent précisément celles où la
puissance néfaste de l'Etat faiblissait, et qu'au contraire, les
périodes d'épanouissement de l'Etat furent infailliblement celles
où languissait le progrès créateur des sociétés humaines. * * *
Revenons maintenant à la question posée au début de cette étude :
Quelle est la raison pour laquelle on nous ordonne de croire,
d'obéir, de nous soumettre à une institution qui n'est, quant à sa
supériorité ou souveraineté, qu'une fiction, dont les origines
sont inconnues, et le rôle historique si néfaste? Comment
expliquons nous la puissance de ce fantôme, son influence
formidable, la « réalité » de sa souveraineté pour des millions
de gens? La réponse à cette question ne présente plus aucune
difficulté. Ayant réussi à tromper et à briser la communauté
primitive et sa résistance, les premiers dominateurs, fondateurs de
la propriété, des castes privilégiées et de l'exploitation,
instaurèrent donc définitivement un système de coexistence humaine
basé justement sur l'exploitation des masses travailleuses par les
vainqueurs, leurs aides et leurs fidèles serviteurs. Le système dit
Etat fut, est, et sera toujours un système d'exploitation. Afin de
sanctionner hautement et solennellement ce système, afin de
l'imposer définitivement et à tout jamais aux masses populaires,
afin de lui donner l'air d'une institution supérieure, fatale,
souveraine, nécessaire, se trouvant au-dessus du libre arbitre
humain, ces castes dominatrices, ces exploiteurs organisés
présentèrent ce système sous l'aspect d'une institution divine,
lui attribuèrent une puissance surnaturelle et surent, finalement,
créer une telle force pour se défendre que toute lutte contre ce
monstre, ce Léviathan disposant de richesses immenses,
religieusement béni par les prêtres, armé jusqu'aux dents, soutenu
par des forces organisées de privilégiés, de fonctionnaires, de
magistrats, de geôliers, devint impossible. Il finit par s'imposer à
un tel point, qu'on crut à sa souveraineté mystérieuse et que
toute idée d'un autre système d'organisation sociale disparut pour
longtemps de la mentalité humaine. Ce monstre, ce fut l'Etat. En
tant que la plus formidable société anonyme d'exploitation, et
protectrice d'autres sociétés du même genre, quoique de moindre
importance, il est une réalité. Mais, rien que comme telle. En tant
qu'une organisation supérieure, souveraine, sacrée, inviolable,
éternelle de la société humaine, il est une fiction, un fantôme
qui sut s'imposer en fétiches. La propriété, c'est l'exploitation.
L'Etat, c'est la sanction de l'exploitation. Il la crée, il
l'engendre ; il est né d'elle ; il vit d'elle ; il la bénit, la
défend, la soutient... Il ne fut jamais, ne peut être, et ne sera
jamais autre chose. Il est, en outre, un mécanisme formidable,
aveugle, meurtrier, qui étouffe toute activité créatrice libre,
tout élan humain vers une vie véritablement humaine. * * * Après
ce qui vient d'être dit, les réponses à d'autres questions
concernant l'attitude des anarchistes vis-à-vis de l'Etat viennent
d'elles-mêmes. L'Etat est une forme passagère de la Société
humaine, destinée à disparaître tôt ou tard. D'autres formes
d'organisation sociale - libres, libérées de la base
d'exploitation, donnant tout l'élan à la création - le
remplaceront. L'Etat étant un instrument d'exploitation, il ne peut
jamais, en aucun cas, sous aucune condition, devenir instrument de
libération (erreur fondamentale des « communistes »). L'Etat ne
pourra jamais disparaître par la voie d'une évolution. Il faudra
l'abolir par une action violente, de même que le capitalisme. Il
faut lutter à fond, immédiatement, contre l'Etat, en même temps
que contre le Capitalisme. Car ce sont les deux têtes du même
monstre, qui doivent être abattues toutes les deux simultanément.
En n'en abattant qu'une seule, le monstre reste vivant, et l'autre
tête renaît infailliblement. Les moyens de lutte contre l'Etat sont
les mêmes que ceux de la lutte contre le capitalisme. L'abolition du
capitalisme tout seul et le remplacement de l'Etat bourgeois par un
Etat prolétarien est plus qu'une utopie : c'est un non-sens. L'Etat
ne peut être que bourgeois, exploiteur. Il n'est pas utilisable dans
la lutte émancipatrice véritable. Les masses travailleuses du monde
entier finiront par le comprendre et l'expérience bolcheviste est
justement là pour le démontrer bientôt, d'une façon palpable et
définitive. La lutte contre le Capital et l'Etat est une lutte
simultanée, lutte unique, qui doit être menée sans relâche,
jusqu'à la démolition simultanée et complète de ces deux
institutions jumelles. Ce n'est qu'alors que reprendront leur élan
véritable : la Société humaine, la belle vie créatrice, le
progrès, la civilisation. Tel est le point de vue anarchiste.