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mercredi 30 octobre 2019
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samedi 26 octobre 2019
vendredi 25 octobre 2019
Individualisme Partie 7 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
INDIVIDUALISME
(ou Communisme ?)
Depuis
longtemps j’ai été frappé par le contraste existant entre la
largeur des buts de l’anarchisme et de bien-être pour tous - et
l’étroitesse du programme économique de l’anarchisme
individualiste et communiste.
Je suis très
porté à croire que la faiblesse de base économique - exclusivement
communiste ou individualiste (les termes communisme ou individualisme
s’appliquent, tout le long de cet article, aux anarchistes
partisans de l’un ou de l’autre. Il n’est nullement question du
communisme, IIIe Internationale), selon l’école - faiblesse dont
ils ont conscience - empêche les hommes d’avoir pratiquement
confiance en l’anarchisme, dont les aspirations générales
apparaissent à un si grand nombre comme un idéal magnifique. Pour
ce qui me concerne, je sens bien que si l’un ou l’autre devenait
l’unique forme économique d’une société, ni le Communisme, ni
l’individualisme ne réaliseraient la liberté, car, pour se
manifester, celle-ci exige un choix de moyens, une pluralité de
possibilités.
Je n’ignore
pas que les communistes, quand on insiste, affirment qu’ils ne
poseront jamais d’obstacles aux individualistes désirant vivre à
leur manière sans créer de nouvelles autorités ou de monopoles
nouveaux. Et vice versa. Mais cette affirmation ne se fait jamais
franchement, amicalement - les deux écoles étant trop bien
persuadées que la liberté n’est possible qu’à la condition que
se réalise leur plan.
J’admets
volontiers qu’il y a des communistes et des individualistes
auxquels leurs doctrines respectives, et celles-là seulement,
procurent une satisfaction absolue et une solution à tous les
problèmes (à ce qu’ils disent) ; ceux-là, bien entendu, ne
laisseront pas ébranler leur fidélité à un idéal économique
unique. Qu’ils ne considèrent pas les autres ou comme calqués sur
leur patron et, prêts à se rallier à leurs vues, ou comme
d’irréconciliables adversaires, indignes d’aucune sympathie !
Qu’ils jettent donc un coup d’œil sur la vie réelle,
supportable uniquement parce qu’elle est variée et différenciée,
: en dépit de toute uniformité officielle.
Tous, nous
apercevons les survivances du communisme primitif dans les aspects
multiples de la solidarité actuelle, solidarité dont il est
possible que surgissent, évoluent les formes nouvelles d’un.
communisme futur et cela, sous les griffes de l’individualisme
capitaliste dominant. Mais ce misérable individualisme bourgeois
crée aussi l’aspiration à un individualisme vrai, désintéressé,
où la liberté d’action ne servira plus à l’écrasement des
faibles ou à la création des monopoles.
Le
communisme ne disparaîtra pas plus que l’individualisme. Si, par
quelque action de masse, les fondations d’un communisme grossier
s’établissaient, l’individualisme s’affirmerait toujours plus
pour s’y opposer. Chaque fois que prévaudra un système uniforme,
les anarchistes, s’ils ont leurs idées à cœur, se situeront en
marge. Ils ne se résigneront jamais au rôle de partisans fossiles
d’un régime, fût-ce celui du communisme le plus pur. Mais les
anarchistes seront-ils ; toujours mécontents, toujours en état de
lutte, jamais tranquilles ? Ils pourront se mouvoir à l’aise dans
un milieu où toutes les possibilités économiques trouveraient
pleine occasion de se développer. Leur énergie pourrait alors se
consacrer à une émulation paisible et non plus à une bataille et à
une démolition continuelles. Ce désirable état de choses pourrait
se préparer maintenant s’il était loyalement admis entre
anarchistes qu’individualisme et communisme sont également
importants et permanents, et que l’exclusive prédominante de l’un
d’entre eux serait le plus grand malheur qui puisse échoir à
l’humanité.
De
l’isolement, nous cherchons un refuge dans la solidarité. D’une
société trop nombreuse nous cherchons un refuge dans l’isolement
: la solidarité et l’isolement nous sont, au moment convenable,
délivrance et réconfortant. Toute, vie humaine vibre entre ces deux
pôles dans une variété infinie d’oscillations.
Permettez-moi
de me supposer dans une société libre. J’aurai certainement des
occupations diverses, manuelles ou intellectuelles, exigeant de la
force ou de l’habileté. Ce serait fort monotone si les trois ou
quatre groupes auxquels je m’associerai librement étaient
organisés de la même façon. Je pense que c’est sous des aspects
différents que le communisme s’y manifestera.Nepeut-ilarriverque
je m’en fatigue et que j’éprouve le désir d’isolement relatif
- d’individualisme ? Je me tournerai alors vers l’une des
nombreuses formes d’individualisme à « échange égal ».
Peut-être se rattachera-t-on à telle forme dans sa jeunesse et à
telle autre dans son âge mur. Les producteurs moyens pourront
continuer à travailler dans leurs groupes ; les producteurs plus
habiles pourront perdre patience et vouloir ne plus travailler en
compagnie de commençants - a moins qu’un tempérament très
altruiste leur fasse trouver du plaisir à œuvrer comme instituteurs
ou conseillers des plus jeunes. Pour ma part, je présume que, pour
commencer, je ferai du communisme avec mes amis et de
l’individualisme avec les autres et c’est d’après mes
expériences que je réglerai ma vie ultérieure.
Faculté de
passer facilement et librement d’une variété de communisme a une
autre, puis à n’importe quelle variété de l’individualisme -
tels seraient le trait essentiel, la caractéristique d’une société
réellement libre. Et si un groupe d’hommes tentaient de s’y
opposer, essayaient de faire prédominer un système particulier, ils
seraient aussi âprement combattus que le régime actuel l’est par
les révolutionnaires.
Pourquoi
dans ce cas, partager l’anarchisme en deux camps hostiles :
communistes et individualistes ? J’en rends responsable l’élément
d’imperfection, inhérent à la nature humaine. Il est absolument
naturel que le communisme plaise davantage à ceux-ci et que
l’individualisme plaise davantage à ceux-là. Partant de là,
chaque camp a développé ses hypothèses économiques avec beaucoup
d’ardeur et une conviction acharnée ; puis, stimulé par
l’opposition du camp d’en face, en est venu à considérer son
hypothèse comme la solution unique et à y demeurer fermement
attaché en face de toutes les objections. De là vient que les
théories individualistes après un siècle, les théories
communistes ou collectivistes après un demi-siècle environ, ont
assumé une fixité, une certitude, une permanence apparentes qu’ils
n’auraient jamais dû atteindre, car la stagnation - voilà le mot
- est 1e tombeau du progrès. C’est à peine si un effort a été
tenté pour concilier les différences d’école. Les deux tendances
ont donc eu toute latitude pour croître et s’embellir, pour se
généraliser !
Et tout,
cela avec quel résultat ? Aucune des deux tendances n’a pu vaincre
l’autre. Partout ou se rencontrent des communistes, de leur milieu
surgissent des individualistes ; et, jusqu’ici nulle vague
individualiste n’a réussi à submerger la forteresse communiste.
Tandis que l’aversion ou l’inimitié règnent entre des êtres
tellement rapprochés les uns des autres intellectuellement, nous
voyons le communisme anarchiste s’effacer devant le syndicalisme,
ne redoutant plus de se compromettre en plus ou moins, acceptant la
solution syndicaliste comme un stade intermédiaire presque
inévitable. D’autre part, nous voyons les individualistes retomber
dans les errements bourgeois ou presque.
Et cela
alors que les méfaits de l’autorité et l’accroissement des
empiètements de l’État n’ont jamais fourni occasion plus
propice et sphère d’action plus vaste à une propagande
foncièrement anarchiste et pure de tout alliage.
Je ne
prétends pas combattre - que ceci soit bien entendu - ni le
communisme ni l’individualisme. Pour ma part, je vois beaucoup de
bien dans le communisme, mais c’est l’idée de le voir
généraliser qui me fait protester. Il ne me sied pas de lier
d’avance mon avenir, à plus forte raison l’avenir d’un autre.
La question, pour ce qui me concerne, personnellement, reste à
résoudre ; l’expérience montrera celles des résolutions extrêmes
et celles des résolutions intermédiaires, si nombreuses, qui
s’adapteront le mieux à chaque circonstance et à chaque moment.
L’anarchisme m’est trop cher pour que je veuille le voir dépendre
d’une hypothèse économique, si plausible soit-elle actuellement.
Jamais les formules uniques ne nous satisferont, et si chacun est
libre de les posséder et de propager de prédilection, c’est à
condition qu’il comprenne qu’il ne peut les répandre qu’à
titre de simple hypothèse. Or, chacun sait que les littératures
anarchiste-communiste et anarchiste-individualiste sont loin de se
tenir dans ces limites. Tous, nous avons faute sous ce rapport. Mon
désir est de voir ceux qui se révoltent contre les agissements de
l’autorité œuvrer sur un plan d’entente générale au lieu de
se fractionner en petites chapelles, par suite des prétentions de
chacune à être sûre de posséder une solution économique exacte,
du problème social.
Pour
combattre l’autorité qui domine dans le système capitaliste
actuel ou qui dominera demain en régime socialiste - quelle qu’en
soit la tendance - ou syndicaliste, un immense mouvement, vraiment
anarchiste de sentiment, est absolument indispensable et cela bien
avant que se pose la question des remèdes économiques. Qu’on le
reconnaisse donc et il s’ensuivra la création d’une vaste sphère
de solidarité. Le communisme en bénéficiera et son éclat sera
tout autre que celui dont il brille actuellement devant le monde,
empruntant sa clarté aux rayons de l’activité de la masse
syndicaliste, alors que sa propre lumière, comme celle d’une
étoile qui s’éteint, vacille et pâlit graduellement.
Max Nettlau
INDIVIDUALISME
(Éducation)
Nous avons
souligné déjà (voir Fable : conclusion) combien demeurait
faible, en face des influences multiples (extérieures et
intérieures) qui se disputent l’individu, la pression morale de
l’école, lorsque la vie bouscule ses préceptes. L’éducation
scolaire rencontre ailleurs - partout, pourrions-nous dire - ces
puissances formatrices et leur présence limite continûment son
action propre. Aussi précaire serait-elle plus encore si elle
engageait avec ces forces un quotidien combat, si elle tendait,
devant les meutes vitales et la cohue des préjugés environnants,
autre chose que le voile puéril de ses absolus. Mais elle ne s’anime
qu’à peine contre elles pour une tentative de ravissement. Elle
s’efforce avant tout de les canaliser (elles sont si prédisposées
à les suivre souvent) vers des fins d’acceptation, d’agglomérer
avec leur complicité le faisceau de garanties de « l’ordre social
». Elle s’applique à la réduction de ce danger évident que
sont, pour la tranquillité coutumière, les instincts tenaces, les
originalités pourtant tâtonnantes, les lointains apports
non-conformistes. Sa tâche est de prévenir l’éveil des
redoutables personnalités. Sous les feux-follets de ses vagues
idéalités, que chassent les grossièretés et les rapacités
régnantes, s’appesantit l’effort qui doit fixer les assises des
mensonges sociaux triomphants, assujettir les demains moutonniers.
Elle a, pour les parer, le fard de ses civiques moralités. L’école
d’aujourd’hui.- par-delà le verbiage altruiste, démenti clans
l’école même - œuvre pour la consolidation des impérialismes.
Elle est un organisme de conservation : elle s’harmonise ainsi aux
régressivités. D’une société hostile, aux libres avances,
l’éducation est la servante docile ; elle lui apporte un renfort,
qu’il serait imprudent de sous-estimer. Par elle se consolident les
institutions et les mœurs dont, nous dénonçons la nocivité. Par
elle se prolonge - et se justifie : ses mots, sa méthode, se
pressent pour ce diligent, service - la domination, sur
l’individualité qui veut vivre, du convenu social souverain...
L’éducation
en général - et toute la pédagogie officielle est imprégnée de
cet esprit - vise non à dégager l’individu, cellule du devenir
imprévisible, mais à cristalliser, à travers l’être social, les
formes victorieuses du présent. L’éducation tend ainsi non pas à
une féconde diversification, mais à une sorte de concentration, à
cette unité morale chère à Durkheim, comme à Bouglé, et dont
certaines orthodoxies socialistes rêvent d’être bientôt les
héritiers. Si la pédagogie était capable d’exercer l’empire
que lui accordent ses thuriféraires, une telle éducation aboutirait
à créer, dans le type social, une véritable ossification de
l’humanité. Elle établirait « sur les âmes », dans sa rigueur
attendue, une suzeraineté plus forte que les contingences...
L’instruction publique, si elle ne parvient (heureusement pour
l’avenir humain) à assurer l’éternisation des systèmes, en
fortifie cependant la durée. Elle travaille (en dépit de propos
humanitaristes, écho d’un sentiment flou qui fait - en son sens
officiel - à peine l’école buissonnière hors de la nation) à
consolider le régime du moment, car « chez nous, comme dans la cité
antique, l’éducation doit défendre l’institution politique. »
(E. Durkheim). Elle exaltera donc parmi nous l’idéal étatiste et
disciplinera, vers lui, l’individu...
Dès lors, «
le but de l’éducation est de prévenir l’originalité et de
réduire l’exception... Elle s’efforce de faire triompher les
ressemblances sur les différences. » (Palante). Qu’il s’agisse
de « l’éducation mnémonique » (le passé envahissant la vie par
les chemins de la mémoire), de « l’éducation intellectualiste »
(par l’instruction, cette momification de la connaissance, cette
ivraie de la culture, alourdissement des dogmatismes sociaux), de «
l’éducation mécanique » (par le « dressage social des réflexes
», inhibition des réactions contraires au milieu), la conjonction
de tous les mouvements de l’éducation générale se fait dans le
plan de l’obéissance et du respect. Elle moralise les masses sous
le signe de « l’ordre établi », façonne l’individu aux
volontés du groupe, fixe en lui la passivité, met son poli
justificatif aux vertus de « l’homme-machine »...
Il s’agit
de couler, dans le moule civique, tous ces embryons d’individualité,
de pétrir ces éléments du tout national, parties immolables à la
seule unité vivante, composants infimes à la merci du composé
souverain, il s’agit de jeter l’unique réel en pâture au
social... « Une nation, dit, quelque part Léon Bourgeois,
paraphrasant Gambetta, c’est un être vivant de la vie la plus
haute, et c’est à sa survivance que chacun doit subordonner,
sacrifier au besoin son existence particulière. » L’individu
n’intéresse que comme fonction de la patrie et se doit a son
triomphe... Aussi, surenchère qui devait achever le prestige de
l’Empire, l’enseignement populaire n’est qu’un prêt, non
sans usure. L’œuvre d’une politique doit rendre en bénéfice à
la vitalité d’un système. Et l’État doit « tirer des
sacrifices qu’il s’impose un résultat conforme à ses desseins.
» (T. Steeg).
La théorie
de la société supérieure à l’individu n’est que l’escalier
commode de la domination pour ceux qui se jugent les maîtres ou ont
l’espoir de le devenir un jour prochain. Et l’ironie de M.
Clemenceau pouvait le rappeler à ceux qui - partisans de leur
monopole d’enseignement, - gémissaient jadis sous le monopole de
l’Église : « C’est bien la doctrine de l’absorption totale,
sans réserve et complète de l’individu dans la corporation. C’est
l’idéal de la Congrégation que vous reprenez à votre compte. »
Ils le reprennent à leur profit, sans s’embarrasser, comme ils le
disent, de « scrupules de libéralisme qui ne seraient pas de saison
». Et s’ils triomphent, l’État, cet insaisissable tyran,
qu’animeront tour à tour des âmes contradictoires, enchaînera, -
d’absolu - - l’école a sa raison. L’entité collective
s’amplifiera. Et se multiplieront encore les manœuvres de la
pensée dans une « république de bons élèves ». Plus que jamais,
l’école de parti fera la guerre à l’esprit d’individualisme,
« cette barbarie d’une nouvelle espèce qui s’avance en parlant
de progrès et qui n’est au fond que le bouleversement de tout
l’ordre social, comme aurait dit M. de Salvandry. Car, si c’est
avant tout dans l’énergie du pouvoir, c’est aussi dans
l’instruction primaire qui, de bonne heure, assainit et moralise,
qu’on trouvera une barrière solide contre ces envahissements »...
Lorsque,
après sept ans, quelquefois plus, l’école livre l’enfant à
l’existence, quel est-il ? Qu’a-t-elle libéré, éclairé en lui
? A-t-elle contrecarré les forces mauvaises de l’hérédité, de
la famille et du milieu social ? A-t-elle dégrossi, épuré ce
minerai ? L’a-t-elle dépouillé de sa gangue ? La larve rampante
et sommaire à-telle, sous ses auspices, consommé son évolution, et
le papillon s’essore-t-il, d’un vol sûr, parmi l’espace
inexploré ? Où donc est-elle la personnalité rêvée, avec son
allure propre, un fond bien à elle, et qui se meut avec aisance,
loin des lisières du convenu ?... Je n’aperçois, quittant la
maison inhospitalière, qu’une épave hésitante qui cherche, à
tâtons, le pavé dur de l’avenue sociale et s’efforce de régler
sa marche à la cadence de ses sœurs. J’en vois dix, j’en vois
des centaines que roidissent les mêmes transes et qui font des
gestes pareils. Non, ce ne sont pas des hommes dont le brutal du jour
cligne ainsi la paupière : rien que de la masse, des fragments
d’humanité qui n’existent que par l’agrégat et qui
appareillent, sur la foi du même gouvernail, vers des mirages
identiques... Les lourds stigmates d’autorité, qui, dès le
berceau, déforment leurs fronts, l’école les a scellés plus
avant !... Les uns, la grande cohue, s’en vont aux bas-fonds de
l’effort, n’espérant jamais plus que l’idéal des bêtes. Ce
sont les simples, acharnés et douloureux. L’affairement ployé de
l’ergastule que n’interrompt - hissement hideux - une montée
avide d’arriviste... Les autres s’avancent à mi-côte. Ce sont
les fonctionnaires. C’est l’armée de domestiques prétentieux
qu’on appelle des bureaucrates, dont toute l’ambition est de se
consumer petitement, de promotion en promotion (conquises, comme
jadis, sur le dos du voisin) jusqu’à la retraite, apogée du
gâtisme... Et là-bas, ces disséminés, en marge de la foule, à
l’écart des dieux, en retour vers la conscience d’eux-mêmes, ce
sont les natures d’élite, les rares dont la trempe intime a
résisté au dissolvant primaire, en train de désapprendre et de se
refaire un esprit neuf. Ils effacent à présent l’empreinte
première et dégagent leur moi comprimé. Ils frayeront tout à
l’heure, à travers bois, leurs sentiers respectifs, ayant
ressuscité l’initiative. C’est l’avant-garde humaine, redoutée
des uns, méprisée de tous.
Est-ce que
l’éducation s’inquiète de l’Olympe individuelle ? A-t-elle
d’autre ambition que le versant de la montagne où paissent les
troupeaux ? Et ne suffit-il pas que les moutons, tentés par une
poignée d’herbe fine ou craintifs à la houlette, et s’excitant
l’un l’autre à la gourmandise, broutent de concert la même
pâture et, la saison close, redescendent dociles aux abattoirs des
plaines ?... Si la bourgeoisie a donné au peuple les rudiments de
l’instruction, c’est peut-être, comme disait Proudhon « pour
que les natures délicates puissent constater, en ces travailleurs
voués à la peine, le reflet de l’âme, la dignité de la
conscience ; par respect pour elles-mêmes, pour n’avoir pas trop a
rougir de l’humanité »... D’autre part, si la ploutocratie a
besoin, pour lutter et s’accroître, de ce « mal nécessaire »
qu’est certaine instruction des humbles, elle sait où l’entraîne
ce don périlleux. Et elle s’attache à le limiter à
l’indispensable. Qu’il sorte de l’école ce tissu de
médiocrités qu’on appelle un « bon travailleur », un « bon
citoyen », un « bon soldat », un « bon chef de famille »... et
de leur avance les « régimes d’ordre » retirent le maximum de
jouissance et de sécurité avec le minimum de risque...
Tous les
esprits larges conçoivent que le devenir humain est un leurre s’il
n’a pour base la liberté éducative de l’individu naissant Et
non seulement ils se refusent à mêler l’enfant aux passions, aux
luttes du moment, mais s’imposent le recours aux seuls moyens qui
exaltent son autonomie. Et, ce n’est pas tant encore la malsaine
pâture dispensée qui en fait des adversaires irréconciliables de
l’école présente. Car si la substance nocive parfois s’élimine,
le procédé laisse une empreinte ineffaçable. Et cette volonté
d’extirper de l’éducation le dogmatisme persistant - dogmatisme
d’idée, dogmatisme de méthode - étend leur protestation, leur
réaction, par-delà l’école du jour, à toutes les écoles, à
toutes les éducations autoritaires. Car il n’y a pas que les
sphères officielles dont la méthode rigoureuse enserre cette proie
; l’enfant. Tous les régimes, toutes les doctrines, jusqu’aux
idéalités, en apparence anodines, concourent à refouler en lui
l’individu, coopèrent au triomphe de la mentalité
d’acquiescement, de l’esprit de groupe... Que l’éducation soit
en cause, en effet... Qui dit les besoins propres, met en avant la
sauvegarde de l’enfance ? Qui donc traduit les droits sacrés de
son essor ? Qui, des cerveaux fragiles et de leur libre éveil, et,
du moi précieux de nos bambins, se fait le défenseur ?... L’enfant,
c’est l’atout que les clans cherchent a glisser dans leur jeu.
Par-delà les vocables trompeurs, se le disputent toutes les sectes
aux prises. L’enfant, l’individu, c’est leur bien, à chacune.
Et elles entendent le façonner selon leurs modes et l’impulser
vers les formes dont elles caressent l’accomplissement. Vers
quelque camp que vous portiez vos regards, et si haut, vous ne
découvrirez pas son école. Il n’y a que les leurs... C’est la
caractéristique des pédagogies en vigueur et de tant d’autres
attendues. Tout, depuis la manière et les circonstances, est au
service d’un régime. Des promoteurs de la scolarité publique, et
des bénéficiaires actuels, et de ceux qui guettent la succession,
toute l’œuvre ou l’effort sont viciés des mêmes âpres
préoccupations. Des hommes instruits, n’est-ce pas avant tout des
« hommes » imprégnés d’une moralité favorable aux institutions
établies ou désirées ? Ne s’agitil pas de fondre la nouvelle
portion humaine dans l’agrégat d’une modalité sans appel et,
plus intéressant que l’être même, et au-dessus de lui, n’y
a-t-il pas « l’individualité sociale », le citoyen fonction de
la collectivité et sacrifiable à elle ? « L’enfant appartient à
l’État, à la société avant d’appartenir à quiconque » :
aphorisme qui appesantit à merveille le principe d’oppression de
la masse sur l’individu et paralyse toute l’évolution,
individuelle par essence...
Qu’importent
les facultés de l’enfant, ses affinités et son expansion
particulière ? ! Et l’obscure poussée de ses forces profondes et
les premiers rayons de son soleil intérieur ! Penser par ses moyens
intimes, fouiller d’une sagace investigation les obscurités
ambiantes, tenir en alarme permanente son esprit critique et
n’assouplir son vouloir qu’aux appels d’une raison toujours en
éveil : autant de chemins qui mènent à soi, qui aideront « l’un
» à se délimiter, l’homme à s’épanouir dans sa lumière.
Mais ce qu’il faut pour affirmer un homme, c’est cela même qui
désagrège le partisan. Et voulez-vous, sérieusement, qu’on tâche
à dégager quelqu’un lorsqu’on a besoin de quelque chose ?...
L’œuvre des écoles vise à l’écrasement de chacun pour un
soi-disant édifice collectif. Et nous qui voulons individualiser
l’enfance, personnaliser l’éducation, nous les trouvons sur
notre route, depuis leurs directives jusqu’à leur action
quotidienne, comme des Bastilles encore à démolir...
Si vous
doutez que demain persisteront, seulement orientés vers d’autres
fins, les mêmes procédés, regardez autour de vous tous ceux qui,
après avoir fait le procès des écoles abhorrées, esquissent et
déjà, partiellement, réalisent - à leur foyer et partout autour
d’eux - d’aussi pernicieuses compressions. Ils ne s’indignent,
au fond, de la contrainte officielle que parce qu’elle contrecarre
leur influence et s’élèvent contre les dogmes d’à-côté parce
qu’il ne reste plus de place pour les leurs... Des conceptions
aussi éloignées de la véritable éducation individualiste
contaminent, jusque dans les milieux extrêmes, des gens qui s’en
prétendent dégagés. L’enfant, ce n’est pas non plus (par-delà
les proclamations) l’unité future dont il faut jalousement
protéger l’indépendance : c’est toujours le miroir qui doit
refléter leurs conceptions, répéter leurs gestes. Pour eux encore
l’enfant ne s’appartient pas. Il n’est pas le dépôt passager,
le placement qu’on administre, mais la fortune dont on dispose, la
propriété qu’on modèle au gré de ses caprices. Protester contre
ceux qui, d’avance, font de leurs enfants des croyants ou des
athées, des monarchistes ou des républicains, et, épousant la même
aberration, leur insuffler précocement leurs théories socialistes,
syndicalistes, anarchistes !... Où donc est la dénonciation
essentielle, agissante, et l’atmosphère nouvelle sans laquelle les
petites vies esclaves demeurent l’instrument des maturités
despotiques ? Où sont la sagesse et le courage qui tiennent le
cerveau des petits à l’écart des thèses et des opinions qui
violentent son opinion prochaine, les volontés qui se refusent à
vouloir faire des jeunes les adeptes des tâtonnantes idéologies de
leurs aînés ?... Qu’ils ne disent pas, les propagandistes
impatients : « Nous usons d’examen, nous n’imposons pas ! »
Tout ce qui dépasse l’intelligence de l’enfant et le champ de
ses possibilités n’est pas de sa part susceptible d’une
discussion éclairée, et l’adhésion qu’il apporte à nos
horizons d’hommes, il la donne dans les ténèbres et contre sa
clarté naissante Le choix précoce et subi, c’est une ombre sur
ses yeux de chercheur, un trouble dans sa conscience en gestation,
une atteinte à sa liberté...
Si
révolutionnaires que nous soyons, ce n’est pas pour substituer, à
l’éducation du jour, telle ou telle « éducation révolutionnaire
» que nous dénonçons la mainmise sociale sur l’enfance. C’est
pour dégager l’enfant, chaque enfant - qu’il soit fils de
prolétaire ou de bourgeois - de la chaîne des idées préconçues
et de l’antagonisme des grands et mettre à sa disposition, avec la
base d’une constitution saine, les éléments d’une vie morale et
intellectuelle dont il sera lui-même l’artisan. Nous sommes, d’où
qu’ils viennent, contre tous les procédés de dressage et de
conquête. Nous faisons la guerre aux écoles où se distille,
artificieusement, le miel frelaté des évangiles, à tous les antres
où la jeunesse est au service des doctrines. Nous œuvrons pour une
éducation qui s’inquiète des originalités de chacun, des
aptitudes et du tempérament, qui s’attache, par des méthodes
propres à en secourir l’élan, à cultiver, dans les cadres de
l’âge, tant d’individualités diverses qui feront l’avenir
fécond. Nous voulons entourer loyalement, utilement, le berceau d’un
individualisme vrai, positif et profond, grouper toujours plus, à
mesure qu’il nous sera possible, des conditions à la faveur
desquelles une personnalité s’entr’ouvre, peu à peu se
déploie... nous voulons réaliser l’éducation pour l’individu.
Stephen Mac
Say
Individualisme Partie 6 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Si l’œuvre
individualiste consiste en la culture de l’être humain pour
l’épanouissement de ses facultés les plus nobles, pour la
floraison des virtualités qui sont en lui, il faut que les racines
de la plante humaine puisent en un certain sol le suc nourricier
nécessaire à un tel épanouissement, à une telle floraison. Le
sol, c’est le socialisme individualiste. Le suc nourricier, c’est
la liberté. Mais, spécifions : la liberté positive. Non pas la
liberté métaphysique, illusoire, des théoriciens de l’hypocrite
antiétatisme des bourgeois. Pas davantage celle du puéril
anarchisme mystique, liberté latente qui surgira comme une aimable
fée dès que la révolution sera faite et ensuite demeurera
immanente.
Ce suc
nourricier, c’est la liberté que poursuit l’individualiste
libertaire tel que je le conçois, se trouvant en cela d’accord
avec le socialiste éclairé : la liberté-puissance, la
liberté-pouvoir de faire, qui ne saurait exister sans une garantie
que seule une société organisée - et organisée pour la justice -
peut procurer ; la liberté qui n’est pas plus immanente que
latente, la liberté qu’on fait et qu’on instaure et dont le
synonyme est puissance ou pouvoir.
Les moyens
de l’instaurer pourront, aux yeux des fidèles de la liberté
mystique, sembler être le contraire de la liberté. Naturellement.
Non moins naturellement, les bénéficiaires de tout acabit de
l’ex-autorité bourgeoise détrônée diront que la liberté est
morte. Certainement, défunte sera leur liberté... de priver les
autres de liberté.
Mais, en
dehors de ce que nos rêveurs ont une conception mystique de la
liberté et que les bénéficiaires de l’autorité de privilège
ont intérêt à entretenir la conception fausse de la liberté qui
leur assure automatiquement des privilèges, le fait futur
(d’ailleurs déjà constaté en Russie) que la liberté positive
n’apparaîtra pas immédiatement aux yeux des rêveurs de
l’anarchie mystique après une révolution s’explique par cette
raison que rien, en matière d’évolution sociale, même
sanctionnée par la révolution, ne se réalise brusquement. Si une
mesure libératrice est imposée sans qu’elle soit mûre depuis
longtemps dans les esprits, c’est-à-dire si elle n’a pas été
préparée par l’éducation, un retour en arrière ne tardera pas à
se produire. Puisqu’on demandait la liberté, c’est qu’elle
n’existait pas ; il fallait donc la créer ; mais il ne suffit pas
pour cela de dire : « Nous sommes libres ! »
A part des
obstacles à sa propre liberté que l’homme porte en lui-même, il
existe les ennemis extérieurs de la liberté réelle. Ceux-ci
doivent être matés aussi bien que ceux-là surmontés. Et parmi ces
ennemis extérieurs, chose triste à dire, on trouve non seulement
les anciens bénéficiaires de l’ordre de choses qu’on a cherché
à abolir et leurs esclaves abrutis, mais encore ces visionnaires qui
entretiennent une conception mystique de la liberté, qui pensent
qu’elle existe à l’état latent - où ? dans l’air ? - et que
le coup de baguette magique d’une révolution, voire le simple
désir de la liberté entretenu par une infime minorité d’individus,
va la faire surgir.
Il est de
première nécessité d’abolir dans la mentalité des humains de
bonne volonté transformatrice cette conception mystique de la
liberté pour y substituer sa conception réaliste : la
liberté-puissance, la liberté-pouvoir de faire, la liberté
positive.
En principe,
l’avènement de cette liberté réelle ne peut être efficacement
préparé que par l’éducation, une éducation individualiste
libertaire généralisée accomplie dans le sens exposé ici. Un
essai d’imposer cette liberté réelle peut être fait brusquement,
comme en Russie ; mais on connaît les résultats de cette méthode.
Les divers ennemis précités de la liberté réelle, les uns
consciemment, les autres inconsciemment, ont forcé les détenteurs
de l’autorité révolutionnaire à fins libératrices à rétablir
jusqu’à un degré relativement élevé l’autorité de privilège
Nous nous trouvons ici dans un cercle vicieux : on ne peut instaurer
la liberté positive parce que l’éducation individualiste
libertaire n’a pas été faite, et l’éducation individualiste
libertaire ne peut être faite parce que la liberté positive n’a
pas été instaurée.
La seule
manière de sortir de ce cercle est d’extirper préalablement de la
mentalité des esclaves la conception mystique de la liberté. La
culpabilité des bourgeois dans l’entretien de cette conception est
évidente ; mais cela s’explique par le fait qu’ils en profitent.
La responsabilité des anarchistes purs ne l’est pas moins aux yeux
d’un individualiste partisan du socialisme individualiste ; et chez
eux cela ne s’explique que par l’aveuglement et le sectarisme.
Le
socialiste éclairé, lui, sait que la liberté n’est ni latente ni
immanente, mais qu’elle est à créer et qu’une fois créée elle
est susceptible de disparaître. Et il sait comment on la crée et,
comment on la protège. Ce sont les socialistes éclairés alliés
aux individualistes libertaires (si ceux-ci pouvaient devenir, par
leur nombre accru, une force agissante) qui donneront à la
généralité des individus la liberté réelle. Ce qu’il nous
faut, c’est- l’esprit, d’organisation rationnelle du socialisme
associé à l’esprit d’indépendance rationnelle de
l’individualisme ; c’est leurs deux doctrines combinées pour
donner satisfaction au ventre, au cœur, à l’intelligence de
l’homme.
D’une
part, un individualisme qui épouserait le socialisme parce qu’il
connaîtrait la nécessité de faire sa part au monstre extérieur,
sous peine d’être dévoré par lui, mais en réduisant cette part
au minimum indispensable. D’autre part, un socialisme qui
épouserait l’individualisme parce qu’il saurait que sans ce
dernier il n’aurait aucune raison d’être.
* * *
Cet
individualisme socialiste, ce socialisme individualiste, il aura un
jour sa place au soleil de l’évolution.
Et il aura.
eu des précurseurs.
Ce fut en
somme l’idée de cet individualiste de distinction qu’était
Oscar Wilde, idée qu’il développa dès 1890 dans L’Âme de
l’Homme dans le Socialisme. La Suédoise Ellen Key, aussi
profondément individualiste, s’est proclamée socialiste dans son
opuscule : Individualisme et Socialisme. Notre ami le docteur
Proschowsky a, été l’un des premiers en France à militer pour le
socialisme individualiste. Lacaze-Duthiers a écrit des pages d’une
grande clairvoyance sur l’accord nécessaire de l’individualisme
et du socialisme dans l’intérêt de l’individualité humaine.
Bertrand Russell est lui aussi un socialiste individualiste. Le
socialiste Eugène Fournière a développé la thèse ici soutenue
dans son Essai sur l’Individualisme. Et certaines réponses à
l’enquête ouverte par l’Idée libre sur ce sujet, en 1924,
montrent que l’idée en question rencontre de plus en plus
d’adhésions.
Pour que le
socialisme individualiste soit, c’est-à-dire pour que la société
soit la chose de l’individu et non l’individu la chose de la
société et des maîtres de la société, il faut d’abord qu’on
se débarrasse de la croyance à la liberté mystique. Il faut aussi,
certes, que le socialiste se délivre du préjugé selon lequel la
société est quelque chose de supérieur à l’individu ; mais il
faut également que, parmi ceux qui se réclament plus ou moins de
l’individualisme, les anarchistes et les individualistes
absolutistes cessent de combattre aveuglément le socialisme au nom
de leur idole : la Liberté, - la liberté mystiquement conçue.
Il faut
renoncer au fantôme de la liberté mystique pour acquérir la
liberté positive.
Manuel
Devaldès
INDIVIDUALISME
(Socialisme-rationnel)
La question
sociale est une question de raisonnement et nullement de fatalité
économique. - L’on peut soutenir logiquement, à notre époque
d’ignorance sociale sur la réalité du Droit, qu’il y a autant
d’individualismes qu’il y a d’individus. Socialement, il ne
saurait être question d’individualisme et de communisme que dans
la mesure que l’homme se fait de la puissance des richesses
réparties entre les individus pour la sauvegarde de l’ordre social
au sein de la société. L’homme, ne l’oublions pas, est un être
sociable d’abord ; et l’industrie générale est trop développée
pour concevoir le travailleur à l’état primitif. L’individualisme
est fonction de la société. Ceci reconnu et admis, il importe de
savoir si, au point de vue justice, liberté et bien-être, il
convient de sacrifier l’individu à la société, plutôt que de
sacrifier la société à l’individu. Dans un sens relatif le
sacrifice intéresse, au même titre, l’ensemble et la partie, mais
jusqu’à ce jour les masses ont, été sacrifiées pour maintenir
l’ordre.
Cela revient
à dire que, selon le temps et les circonstances, l’individu est
nécessairement sacrifié à l’ensemble, à la société, comme
cela a lieu sous le despotisme de la foi. Plus tard, quand vient la
possibilité du libre-examen, mais que le doute règne, la prépotence
individuelle de quelques-uns triomphe de l’intérêt général.
L’ordre, l’harmonie se trouvent ébranlés par le despotisme
financier ; Des étiquettes nouvelles ont remplacé les anciennes
dans l’utilisation des préjugés pour l’avantage des classes
dirigeantes, et l’exploitation des masses s’effectue dans le même
rythme de domination économique.
Ainsi nous
voyons que le rationnel, c’est-à-dire l’action opportune, est
toujours relative aux circonstances qui en déterminent la
manifestation, quoique appartenant à l’ordre raisonnement en
rapport avec la nécessité sociale.
Si nous nous
élevons au-dessus de ce stade de connaissances sociales qui
déterminent les despotismes, en examinant la situation actuelle,
nous reconnaîtrons que l’individu et la société ne doivent
avoir, logiquement, qu’un seul et même intérêt ; de sorte qu’il
ne saurait être question de sacrifice, aussi bien pour la société
que pour les individus, mais équitablement de solidarité réelle.
Du reste,
dit Colins, « la société n’est pas un être comme l’individu ;
elle exprime une abstraction et représente la totalité ou la somme
des individus. » Nous voyons alors que sacrifier l’individu à
tous les chacuns est absurde et malfaisant. De même sacrifier tout
le monde, ou presque, à l’un ou à plusieurs d’entre eux -
représentant réellement la société - c’est nier, socialement,
cette société dont on suppose l’existence protectrice. C’est
cependant ce qui se passe actuellement.
Mais alors,
que faire, sinon reconnaître les erreurs passées pour diagnostiquer
une méthode rationnelle d’enseignement social ?
Nous verrons
alors que, pour si confuse que la situation se présente, la Raison,
dit : que la société est le résultat du dévouement de chacun à
tous, motivé par l’intérêt que chacun sait avoir à se dévouer
pour ses semblables. Alors, l’individualisme, en tant que
conception sociale, n’est pas contre la société qui élargit les
droits de chacun dans la mesure que l’homme augmente son devoir par
la pratique de la solidarité, convaincu qu’en se dévouant à la
cause commune ses intérêts, non seulement ne peuvent être opposés
à ceux d’autrui, mais en sont fortifiés d’autant.
Ainsi, une
organisation sociale, aussi libertaire que possible, portant
automatiquement et consciemment l’individu non seulement vers son
propre intérêt mais vers le bien général, qui est la meilleure
garantie du bonheur individuel, mettrait en harmonie l’ordre moral
avec l’ordre physique. Les collectivités, comme les individus,
seraient les bénéficiaires de cette coopération à laquelle nous
devons tendre.
Mais ces
résultats restent tributaires de l’application du Droit à la
société et aux individus. Par suite, la connaissance et
l’application du Droit ne peuvent se manifester que par une
organisation nouvelle et rationnelle de la Propriété, étant donné
les conséquences sociales qui résultent de l’organisation
actuelle de la société générale.
C’est, du
reste, en rapport avec l’organisation de la Propriété générale
que les individus se cataloguent, plus ou moins empiriquement, et
selon leur tendance respective, sous l’étiquette individualiste ou
sous celle de communiste. Mais, quelles que soient les préférences
individuelles on ne peut logiquement supposer que la Propriété
puisse être organisée de manière que toutes les richesses soient
appropriées socialement, comme certains le soutiennent, ou que
toutes le soient individuellement. Ce serait aussi faux qu’absurde.
Pour qu’une
société puisse exister, plus ou moins normalement, il faut qu’il
y ait, quant à l’organisation sociale, un mélange de communisme
et d’individualisme, constituant un socialisme plus ou moins
équitable, plus ou moins injuste.
C’est la
proportion - variable - entre la propriété sociale et les
propriétés individuelles qui fait cataloguer tel régime social
sous l’étiquette communiste ou sous celle de l’individualisme.
Quand la propriété sociale est au maximum et les propriétés
individuelles au minimum, l’organisation sociale affecte un
communisme relatif. En sens inverse, comme c’est le cas en France,
en Angleterre, Belgique, etc., l’organisation sociale se trouve
être à base individualiste. Avec le poète Vulcain on peut dire :
le monde social est fait pour quelques hommes dans la société
actuelle aussi bien qu’au temps de César. L’individualisme des
siècles passés, comme celui de nos jours, divise les hommes en
maîtres et en esclaves, parce qu’il repose sur la contradiction
des intérêts, et que la lutte ou la guerre est à l’état
permanent, aussi bien au fond de chaque homme que dans les sociétés
et entre les sociétés. L’harmonie sociale y est irréalisable.
Rien
d’étonnant que les régimes qui se sont succédé depuis l’origine
des sociétés tous plus ou moins individualistes - se soient
ingéniés, par tous les moyens en leur pouvoir, à créer des
privilèges et des monopoles qui assurent la direction générale des
sociétés à une minorité bénéficiaire. Le rôle social des «
élites » s’est limité à ordonner, suivant les circonstances,
certaines émancipations illusoires des déshérités tout en
maintenant l’esclavage économique et social des masses. Ces
opérations ont été d’autant plus faciles que, même
actuellement, les classes laborieuses ignorent, la cause de leur
servitude et de leur esclavage. Aussi les « élites » profiteuses
des privilèges ne sont nullement pressées pour instruire réellement
le peuple et l’orienter vers sa libération. Les déclarations
électorales, toutes plus ou moins équivoques, n’ont guère
d’autre but que de troubler la mentalité des travailleurs en les
maintenant dans l’ignorance de la cause de leur esclavage.
Ce qui se
passe en France, relativement à la production désordonnée des
richesses à laquelle on veut appliquer une rationalisation spéciale
afin de permettre à une minorité de producteurs la pratique du
dumping sur certains produits, ne peut, en dernier ressort, améliorer
la condition sociale des déshérités et nous rapprocher de
l’égalité relative du point de départ qui est le but auquel doit
tendre la justice sociale. Ce n’est pas la production qui rend la
consommation possible socialement ; mais la consommation qui fixe une
production rationnelle. L’industrialisme actuel est, socialement,
illogique.
L’ignorance
sociale des travailleurs sur la réalité du Droit pour tous, les
besoins impérieux de l’existence chez les déshérités, sont
autant de facteurs qui contribuent à la domination du capital sur le
travail. Ces conditions imposent le dévouement à l’ordre social
qui abuse de la patience des prolétaires. La pseudo-fatalité des
classes dominées par les classes dominantes n’est qu’une œuvre
de calcul, de raisonnement de ceux qui détiennent le pouvoir et les
richesses, et ne peut conduire l’humanité qu’à des révolutions
sans fin.
Il serait
temps que le dévouement et le sacrifice ne soient pas toujours
demandés aux mêmes si on veut épargner a l’humanité le sanglant
baptême qui la menace. A vouloir toujours nier le problème social
les « élites » ne sauraient logiquement prétendre à sa
suppression. Leur raison, à défaut de leur conscience, devrait leur
faire comprendre qu’au banquet de la vie tout homme doit avoir
droit de prendre place en raison de son mérite et de son activité.
Une œuvre
d’éducation, sociale doit précéder l’oeuvre pratique de
rénovation économique en prouvant à chacun et à tous que la
société ne doit pas reposer, comme de nos jours, sur la
contradiction des intérêts, mais sur la communauté de l’intérêt
individuel avec l’intérêt social. La pratique de cette méthode
donnerait le maximum d’individualisme possible dans l’ordre et la
liberté.
Pour arriver
à cette fin d’harmonie universelle il est impossible de compter
sur l’organisation sociale de nos jours. Une nouvelle organisation
de propriété en accord avec le Droit, avec la Justice, est
indispensable. Sans nous étendre sur ce point tâchons de nous
rappeler : 1° que la richesse foncière générale est la source
passive de toute richesse ; 2° que les richesses mobilières sont
toutes le résultat du travail sur le sol, ce qui revient à dire que
si le sol représente la source passive, le travail, qui ne s’exerce
que par ..l’homme, en est la source active : 3° qu’il est juste
que celui qui a produit quelque chose en soit le propriétaire ; 4°
qu’il est impossible que la richesse mobilière soit appropriée
complètement d’une manière sociale ou commune, à peine de voir
le pain dans la. bouche devenir propriété commune ; 5° enfin qu’il
est irrationnel qu’une richesse non produite, ou qui a préexisté
à l’homme, telle que le sol, soit appropriée par lui.
En
approfondissant les propositions qui précèdent, et en nous
rappelant toujours que l’homme doit rechercher et trouver
rationnellement le maximum de liberté individuelle dans le maximum
de richesses - sociales ou particulières - par sa volonté et, son
travail, nous reconnaîtrons que le sol général, la richesse
foncière, ne doit pas être appropriée individuellement, ou par des
collectivités d’individus comme cela se fait au moyen des sociétés
anonymes, mais par tous. Le sol à tous est la condition sine qua non
de l’ordre nouveau. Sans cette innovation économique il ne peut y
avoir que continuation aggravée du paupérisme des masses, et
l’Individu ne peut prétendre - dans un sens général - assurer sa
liberté.
En résumé,
des propositions qui précèdent nous arrivons aux conclusions,
suivantes : tout le sol doit entrer au domaine commun ou social et la
richesse mobilière peut faire l’objet d’appropriation
individuelle. Chacun doit être le propriétaire des fruits de son
travail et chaque génération est usufruitière du sol approprié
socialement. L’individu libre sur la terre libre. Le rêve de
Goethe se réalise par le travail souverain. Eduquer l’ensemble de
l’humanité sur la solidarité réelle, sur la réalité de la
justice dans les rapports sociaux, sur l’organisation d’un autre
mode de propriété donnant à chacun suivant ses mérites et ses
efforts, dans un cadre d’harmonie sociale, c’est faire de
l’individualisme reposant sur le communisme foncier et la liberté
du travail, qu’une société établie pour le bonheur de tous a
pour devoir de développer rationnellement.
L’individualisme
ne saurait aller équitablement au delà sans rompre l’harmonie
sociale et nuire à l’intérêt général. L’individualisme,
aussi bien que le communisme, sont deux théories d’ordre
économique aussi anciennes que le monde social qui a toujours
renfermé un certain mélange d’individualisme et de communisme,
mais la proportion entre la propriété sociale et les propriétés
individuelles ont toujours été au maximum possible pour une
catégorie privilégiée de propriétaires.
Théoriquement,
on peut parler d’individualisme absolu et de communisme absolu,
mais pratiquement ces deux théories sociales sont aussi
impraticables qu’absurdes, ainsi que nous allons le voir ; et, de
ce fait, non seulement n’ont jamais existé mais ne pourront jamais
vivre. De même que les limites de l’organisme sont impossibles à
fixer d’une manière entièrement déterminée, de même les
besoins particuliers ne peuvent trouver les éléments de réalisation
pratique dans une attribution de richesse préalablement fixée. Le
communisme absolu n’arrive pas à placer de bornes entre
l’organisme et le monde extérieur, et, comme il prétend que ce
monde entier doit appartenir à la société, il va logiquement, d’un
degré à l’autre, jusqu’à l’anéantissement de toute
personnalité. En sens inverse, l’individualiste absolu qui demande
le partage individuel de tout ce qui existe, va, avec la même
logique, jusqu’à l’anéantissement de toute société. Là où
rien n’est commun, comment pourrait-il y avoir association ?
D’autre part, l’homme, l’individu, ne saurait s’astreindre à
l’idée de nivellement, aussi irréalisable qu’absurde. En
définitive, il n’y a jamais eu d’organisation sociale revêtant,
dans l’ordre individualiste ou dans l’ordre communiste, le
caractère absolu, parce que ces théories sont absurdes et
conséquemment impraticables. Mais en dehors des deux théories, que
nous avons définies par l’absurde, il y a et ne peut y avoir que
des organisations de propriété renfermant en même temps des
richesses sociales et des richesses individuelles. Ces organisations
de propriété, plus ou moins bonnes, plus ou moins mauvaises,
constituent précisément l’individualisme et le communisme
relatifs qui, sans être parfaits en époque d’ignorance sociale
sur la réalité du droit, ne sont pas absurdes.
Pour sortir
de ce cercle vicieux où le doute autorise toutes les suppositions,
il faut organiser la société, de manière que les intérêts
individuels ne soient plus en opposition, de manière que le
dévouement de l’individu à l’organisation sociale soit aussi
logique et nécessaire dans l’ordre moral que l’apport, résultant
des lois physiques, l’est dans l’ordre matériel.
L’individualisme et le communisme sont des facteurs d’harmonie
sociale dont la coopération est indispensable au bonheur de
l’humanité et constitue le Socialisme Rationnel.
Élie
Soubeyran
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