Le ghetto
est le quartier de Rome que le pape Pie VI, à la fin du XVIe siècle,
assigna aux Juifs habitant la ville, avec interdiction pour eux d'en
sortir la nuit, sous peine de mort. Ecrire l'histoire des ghettos ce
serait écrire l'histoire lamentable du peuple juif, depuis le
triomphe du christianisme jusqu'à nos jours. Nous nous bornerons,
ici, à en tracer brièvement les origines et les conséquences qui
découlèrent de leur établissement. En un âge de croyances,
d'ignorance absurde et de fanatisme criminel, lorsque le cruel décret
du pape Pie VI fut connu, chaque grande ville chrétienne de l'Europe
qui comptait des Juifs parmi sa population les parqua dans des
quartiers infects, leur défendant tout commerce avec les chrétiens,
leur interdisant d'employer des domestiques catholiques et les
obligeant à porter sur leurs vêtements des signes distinctifs qui
les différenciaient du reste de la population. Ce que fut, durant
des années et des années, le calvaire gravi par le peuple juif,
nomade et vagabond, est indescriptible, et il n'y a pas d'excuses aux
mesures odieuses prises contre les Israélites. Les ghettos ne
tardèrent pas à se multiplier. Enfermés dans leurs camps, les
Juifs essuyèrent les persécutions les plus cruelles, les plus
humiliantes, les plus inhumaines ; et « comme l'homme est ainsi
fait, dit Maurice Muret dans L'Esprit Juif, qu'il s'attache à ce
pour quoi il souffre », ils perpétuèrent le judaïsme avec ses
rites, ses coutumes, ses mœurs, qui sont encore de nos jours les
mêmes que ceux des premiers âges. Rien ne pouvait faire prévoir
une amélioration au triste sort des Juifs, parqués dans leurs
ghettos, lors vint changer la destinée de ce peuple de parias. La
Révolution française passa, balayant de son souffle puissant les
vieilles erreurs ancestrales. Elle jeta une lumière éblouissante
sur ces pauvres êtres chargés de toutes les iniquités, de tous les
opprobres et, en abolissant la féodalité, en libérant le peuple du
joug seigneurial, elle libéra aussi les Juifs, qui purent enfin
sortir de leurs ghettos, prendre les mêmes places et revendiquer les
mêmes droits que les autres citoyens français. Une révolution
n'est jamais spécifiquement nationale, si l'on considère la
révolution comme un événement, un accident qui remue les vieilles
couches de l'état social. L'idée qui inspire une révolution
franchit tous les obstacles, elle passe au-dessus des frontières et
si, au XVIe siècle, l'exemple de Pie VI fut malheureusement suivi
par les autorités civiles et ecclésiastiques des autres nations, en
1789, l'ouverture des ghettos français précéda l'ouverture des
ghettos étrangers. Hélas ! la marche de la civilisation est
terriblement lente, et certains pays, tels l'Allemagne, la Russie, la
Roumanie, etc., se refusèrent à accorder aux Juifs les droits et
les libertés dont bénéficiaient les autres nationaux. Cependant,
on cessa de parquer les Juifs dans des quartiers spéciaux, sauf en
Russie où un régime arbitraire subsista jusqu'en 1917. « En
Russie, où ils sont plus de 7 millions, les persécutions n'ont pas
cessé, malgré les dispositions tolérantes d'Alexandre II
(1855-1881). L'avènement d'Alexandre III fut marqué par des scènes
de pillage, à la suite desquelles le ministre Ignatieff fit
promulguer les lois dites provisoires de mai 1882, qui aggravèrent
la condition des Juifs, déjà astreints à la résidence dans
certaines provinces ; on leur interdit d'habiter hors des villes (par
conséquent de se livrer à l'agriculture) ; on expulsa du pays ceux
qui ne possédaient pas la nationalité russe. Ces lois, appliquées
surtout depuis 1891, ont motivé une énorme émigration. Mais la
situation devint encore pire sous Nicolas II, conseillé comme son
père par le procureur du Saint-Synode, Pobedonoszew, que Mommsen a
flétri du nom de « Torquemada ressuscité ». Avec la complicité
tacite du gouvernement et la coopération active de la police, les
Juifs suspects de tendances révolutionnaires furent assommés en
foule à Kichineff, à Odessa, à Kiev, dans cent vingt autres villes
ou bourgades. Des femmes et des enfants furent hachés en morceaux.
L'Europe, qui avait laissé Abd-ul-Hamid massacrer en pleine paix
300.000 de ses sujets arméniens (1896), se contenta de ne pas
applaudir à ces nouvelles tueries. Un homme de cœur, le comte Jean
Tolstoï, ancien ministre de Nicolas II, réclama en 1907 l'égalité
des Juifs russes devant la loi, et cela dans l'intérêt même de la
Russie où les lois d'exception contre les Juifs perpétuaient la
corruption et l’arbitraire. Ces lois d'exception n'ont disparu
qu'avec l'autocratie (avril 1917). » (S. Reinach, Histoire générale
des Religions, pp. 307-308). Les ghettos russes ont donc disparu, et
l'on pouvait espérer qu'à la suite du terrible carnage de 1914, qui
fit couler tant de larmes et de sang, les hommes, unis dans un
unanime désir d'amour et de paix, briseraient les barricades
religieuses qui divisaient l'humanité. Il n'en fut rien. Et malgré
les progrès de la science, de la philosophie, qui eussent dû
détruire le fanatisme, facteur d'esclavage et de cruauté, des
ghettos se dressent encore en certaines contrées de l'Europe. On
persécute, aujourd'hui comme hier, les Juifs en Roumanie, en
Bulgarie, en Arménie, etc., etc. Naturellement, les ghettos
n'empruntent plus mainte caractères que ceux du passé, dont on a
encore des vestiges dans les grandes villes d'Europe, où les Juifs
persécutés de Pologne, de Roumanie, de Bulgarie, se sont réfugiés.
Même dans les pays où ils sont les plus misérables, on n'oblige
pas les Juifs à habiter un lieu déterminé, mais l'oppression crée
un lien de solidarité entre les opprimés, et c'est d'eux-mêmes,
alors, que les Juifs se groupent et forment des ghettos. Il n'est pas
possible de parler des ghettos, sans déborder un peu des cadres et
rechercher quelles sont les causes de cet acharnement sur une
catégorie d'individus ni meilleurs, ni plus mauvais que les autres.
La cause moderne de l'oppression des Juifs est toute politique.
L'antisémitisme n'est jamais sincère et si, par hasard, il l'est,
c'est par stupidité. Politiquement, il s'explique et il est facile à
comprendre. De même qu'il y a des athées qui estiment qu'une
religion est indispensable au peuple, il est des politiciens qui
considèrent que l'antisémitisme est nécessaire pour distraire le
peuple, l'occuper et l'empêcher de s'intéresser aux problèmes
sociaux et économiques d'une actualité et d'une réalité souvent
brutales. C'est à la faveur de l'antisémitisme que Nicolas II put
gouverner son peuple ignorant. Lorsque, cependant, malgré la main de
fer de la police, le peuple russe menaçait de se soulever, alors
jésuitiquement on faisait circuler le bruit que les Juifs étaient
cause de la misère ou de la famine, et le peuple, déchaîné,
pénétrait dans les quartiers juifs, dans les ghettos, pillait et
massacrait sans merci, sous l'œil complice des cosaques. C'est cette
même politique qui inspire les gouvernants roumains à l'heure
actuelle. Le Juif est un morceau de choix que l'on jette à la
populace affamée. Mais le jeu est dangereux pour la bourgeoisie et
elle peut être prise demain à son propre piège. Bref, ces
persécutions consécutives, qui se perpétuent depuis des siècles à
travers le monde, ont donné naissance à un certain nationalisme
juif : le sionisme, dont il nous faut dire quelques mots. Le sionisme
repose sur l'idée de restauration de la nation juive. Nous savons
que certaines tentatives antérieures à la guerre échouèrent et
que, lorsqu'en 1896, le docteur Herzl publia son ouvrage L'Etat Juif,
une division de tendances s'opéra au sein du mouvement sioniste,
certains éléments estimant que seule la Palestine pouvait servir de
refuge aux Juifs opprimés de Russie, de Roumanie et de Pologne. Les
causes de division ont aujourd'hui disparu, le traité de Sèvres
ayant jeté les bases d'un foyer juif en Palestine. Quantité de
révolutionnaires militent en faveur de cette réalisation. Nous
pensons que c'est une erreur. Nous comprenons le sentiment honorable
qui anime certains propagandistes du sionisme. Ils souffrent
moralement du sort douloureux de leurs frères opprimés de Roumanie,
de Bulgarie, d'Arménie, etc. Ils veulent arracher des griffes des
bourreaux les malheureuses proies de l'ignorance, de la lâcheté et
de la méchanceté des hommes, et ils veulent rendre un peu de vie,
un peu de soleil, un peu de liberté à ces déchets d'humanité en
qui la douleur a annihilé toute force et toute volonté. L'intention
est louable et il n'est pas un être sensible pour ne pas applaudir à
un tel programme. Est-ce une raison suffisante pour fonder une nation
juive ? Non. Les Juifs sont persécutés, objectera-t-on. C'est vrai,
mais ils ne sont pas les seuls et ils ne sont pas les plus nombreux.
Leur sort n'est-il pas absolument identique à celui des nègres
d'Amérique qui, eux non plus, ne jouissent pas des mêmes droits et
des mêmes privilèges que leurs frères blancs. Les nègres ont, eux
aussi, leurs ghettos dans la « libre » Amérique du Nord. Leur
sort, comme celui des Juifs, est lié à celui de toutes les
minorités nationales auxquelles est appliqué un régime spécial,
et qui sont victimes d'un état social imparfait qui, cependant,
s'améliore et se transforme chaque jour, grâce aux progrès de la
civilisation. Et puis, est-ce vraiment l'époque de fonder une
nation, alors que tout nous appelle à l'internationalisme au sens le
plus complet de ce mot ? D'autre part, l'oppression ne crée parmi
les opprimés, qu'une affinité passagère, superficielle, qui
disparaît avec la cause. Que les travailleurs juifs ne quittent donc
pas leurs ghettos modernes pour partir dans des régions inconnues,
où leur sort ne sera vraiment pas plus enviable. Un fait subsiste
cependant. Des hommes gémissent parce qu'il plaît à certains
gouvernements de spéculer sur la bêtise humaine et d'élaborer leur
politique sur l'antisémitisme, comme il a plu à d'autres
gouvernants, hier, de spéculer sur le protestantisme. Allons-nous
les abandonner à leur pénible condition ? Quelle que soit leur
religion, nous devons les défendre, les soutenir, les encourager
dans la lutte qu'ils mènent contre la tyrannie et pour la liberté.
A côté d'eux, près d'eux, nous devons être toujours, car leur
bataille est notre bataille, leur vie est notre vie, leur mort serait
notre mort. Travailleurs, nous avons nous aussi, en France, nos
ghettos, et nous oeuvrons chaque jour pour en ébranler les
murailles. Que les prolétaires juifs viennent avec nous, ils nous
aideront et nous les aiderons. Mais alors que nous sortons du plus
terrible des carnages qu'ait enregistré l'Histoire, que les causes
de cette effroyable guerre sont les frontières nationales qui
séparent les peuples, il serait fou et criminel de penser à élever
de nouvelles barrières et à fonder de nouvelles nations : ce serait
alimenter la source de nouveaux conflits. Que les Juifs opprimés
sortent de leurs ghettos. La Révolution ne leur offre pas la
Palestine, elle leur offre le monde libéré. Avec tous les hommes de
coeur, avec tous ceux qui travaillent pour étancher leur soif
d'idéal, avec tous ceux qui espèrent en une humanité meilleure,
avec tous ceux qui pensent voir un jour se réaliser leurs rêves
d'avenir, qu'ils viennent. Nous partirons ensemble à la conquête de
la civilisation. - J. CHAZOFF.
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