dimanche 16 juin 2019

Lignes N° 58 Migrance contre frontières




A propos d'un bus

Par Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc

Il y a 30 ans, quand nous étions étudiants, un geste nous a marqué : nous étions assis dans un bus et les contrôleurs sont montés. Un jeune homme noir n'avait pas de titre de transport. Les contrôleurs se sont acharnés sur lui, lui demandant ses papiers qu'il n'avait pas, lui disant que, s'il ne payait pas, il allait être emmenés au poste de police où son identité serait vérifiée en vue d'une expulsion. Un homme assis pas très loin, d'une quarantaine d'années, qui était en train de lire un journal, impassible, ouvrit alors son portefeuille et paya l'amende devant les contrôleurs médusés et irrités. Ce geste, simple, était plus qu'une aide. Il permettait au jeune homme de rester en France. Il valait comme hospitalité dans la mesure où, grâce à lui, les conditions de la vie future étaient préservées, pour un temps en tout cas.

Ces gestes d'hospitalité, de plus en plus, sont devenus l'armée invisible des bienveillants grâce à laquelle notre pays n'est pas une prison à ciel ouvert. Ces actes sont légion. Il faudrait en faire le recension. Récemment, 42 migrants du bateau d' Aquarius, sur les 78 que la France s'est engagée à accueillir, ont été hébergés dans une maison de retraite de la ville de Lille. Cet accueil est intéressant car il s'oppose à tous les raisonnements manichéens qui prospèrent en ce moment et qui veulent opposer l'angélisme individuel au machiavélisme étatique ou, inversement, le protectionnisme de l'état à l’égoïsme de la société. L'hospitalité bouleverse les frontières de l'individuel et du collectif , du privé et du public, du local et du global. Elle n'est en elle-même ni éthique, ni politique : c'est un geste total par lequel une vie est à nouveau restituée à ses possibilités les plus minimales, à ses besoins élémentaires, sans lesquels aucune survie n'est possible : se soigner, se reposer, se détendre, oublier ses traumas. Par l'hospitalité, un toit est restitué à un toi et la possibilité du lieu devient la possibilité d'être « il » ou « elle ».

Le geste fait également dispositif. Que serait l'hospitalité sans le moindre dispositif ? Une disposition privée, renvoyée à l'horizon libéral de la compassion et au hasard des conduites humaines. En instaurant un lieu, en affirmant que l'on peut être hébergé dans ce lieu sans limite temporelle, la mairie de Lille a décidé de créer un dispositif public. L'espace public est aussi l'espace des « vies autres » que le néo libéralisme condamne à l'exclusion. Un voisinage ne peut obéir à l'adage : »qui se ressemble s'assemble ». Il est cohabitation des proches, des prochains et des lointains. A Lille, l'extraction de l'hospitalité a fonctionné comme un précieux gisement : financement de l'état, mise à disposition d'une maison de retraite vide par la mairie, prise en charge par l'association « La sauvegarde du nord ». Chacun ou chacune à son niveau s'essaie au soutien de l'autre.
Et si nous généralisions ce dispositif pour l'étendre à d'autres villes, à des villages ? Que risquerions-nous ? Les soudanais hébergés à Lille ont le sentiment de revivre. Entre 18 et 32 ans, ils ont enfin un endroit à eux, légèrement à eux, dans lequel ils peuvent discuter sans se hâter, où ils peuvent manger, rire ou pleurer. L'espace est propre. Il se prête à la décence. Des sujets qui avaient perdu tout lieu peuvent se mouvoir dans cet espace, se sentir considérés. Sans cette appréhension spatiale minimale, aucune reconnaissance n'est possible. Le plomb de l'invisibilité précipite une vie dans l'abîme. Devenir visible, c'est se sentir enveloppé par un espace qui est plus qu'un lieu transitionnel, une structure, une adresse, un bout de monde que l'on peut attacher à son existence. Les Soudanais aiment le football comme nous. Ils ont suivi la coupe du monde, ont commenté les qualités des joueurs français. C'est depuis ces « presque rien » d'une ambiance qui peut tenir dans un match de foot que la narration de leurs formes de vie peut reprendre sens. Le trauma de la migration est une congélation partielle des affects, des idées. Une vie a besoin de chaleur. La décongélation commence par ces « presque rien ». La philosophie de l'hospitalité est une philosophie d'ambiance. Être hospitalier, c'est créer un milieu de vie dans lequel le « presque rien » redevient possible. Suspendre l'urgence de l'urgence, mettre entre parenthèses l'impératif policier des contrôles et des sanctions, c'est accepter que le « presque rien » de l'ambiance puisse se frayer un chemin. A ce prix, une puissance d'exister peut être reconquise sur de la faiblesse. Une forme de vie peut renaître de la fragilité. Il y a, par exemple, Hassan angoissé à l'idée d'arriver enfin en Suède, affecté d'avoir quitté Damas, et qui s'imagine pourtant cuisinier et fait une formation une fois arrivé dans ce pays. L'expression : « accueillir dans de bonnes conditions » vaut comme une ambiance qui rend possible quelque chose plutôt que rien.

Mais il ne s'agit pas d'en rester là. Le temps doit venir où la demande d'asile pourra avoir lieu, où les possibilités d'accueil seront transformées en possibilités d'appartenir à une nouvelle société. Cela passe par la règle de droit, par la possibilité de conquêtes juridiques. Appartenir est l'au de-là de l'accueil grâce auquel l'hospitalité est autre chose que la compassion. Quand tout le monde travaille dans le même sens, état, villes, villages, associations, etc... Il est plus difficile de suspendre les demandes d'asile. Le directeur de l'inclusion sociale pour « la sauvegarde du nord » soutient que les soudanais accueillis resteront dans la maison de retraite le temps qu'il faudra pour apprendre le français, trouver un travail, vivre pleinement dans la société. Ainsi, une maison de retraite devient une maison pour une nouvelle vie. N'est ce pas une bonne nouvelle ?

Aucun commentaire: