A
propos d'un bus
Par
Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc
Il y a 30 ans, quand nous étions étudiants, un geste
nous a marqué : nous étions assis dans un bus et les
contrôleurs sont montés. Un jeune homme noir n'avait pas de titre
de transport. Les contrôleurs se sont acharnés sur lui, lui
demandant ses papiers qu'il n'avait pas, lui disant que, s'il ne
payait pas, il allait être emmenés au poste de police où son
identité serait vérifiée en vue d'une expulsion. Un homme assis
pas très loin, d'une quarantaine d'années, qui était en train de
lire un journal, impassible, ouvrit alors son portefeuille et paya
l'amende devant les contrôleurs médusés et irrités. Ce geste,
simple, était plus qu'une aide. Il permettait au jeune homme de
rester en France. Il valait comme hospitalité dans la mesure où,
grâce à lui, les conditions de la vie future étaient préservées,
pour un temps en tout cas.
Ces gestes d'hospitalité, de plus en plus, sont devenus
l'armée invisible des bienveillants grâce à laquelle notre pays
n'est pas une prison à ciel ouvert. Ces actes sont légion. Il
faudrait en faire le recension. Récemment, 42 migrants du bateau d'
Aquarius, sur les 78 que la France s'est engagée à
accueillir, ont été hébergés dans une maison de retraite de la
ville de Lille. Cet accueil est intéressant car il s'oppose à tous
les raisonnements manichéens qui prospèrent en ce moment et qui
veulent opposer l'angélisme individuel au machiavélisme étatique
ou, inversement, le protectionnisme de l'état à l’égoïsme de la
société. L'hospitalité bouleverse les frontières de l'individuel
et du collectif , du privé et du public, du local et du global. Elle
n'est en elle-même ni éthique, ni politique : c'est un geste
total par lequel une vie est à nouveau restituée à ses
possibilités les plus minimales, à ses besoins élémentaires, sans
lesquels aucune survie n'est possible : se soigner, se reposer,
se détendre, oublier ses traumas. Par l'hospitalité, un toit est
restitué à un toi et la possibilité du lieu devient la possibilité
d'être « il » ou « elle ».
Le geste fait également dispositif. Que serait
l'hospitalité sans le moindre dispositif ? Une disposition
privée, renvoyée à l'horizon libéral de la compassion et au
hasard des conduites humaines. En instaurant un lieu, en affirmant
que l'on peut être hébergé dans ce lieu sans limite temporelle, la
mairie de Lille a décidé de créer un dispositif public. L'espace
public est aussi l'espace des « vies autres » que le
néo libéralisme condamne à l'exclusion. Un voisinage ne peut obéir
à l'adage : »qui se ressemble s'assemble ». Il est
cohabitation des proches, des prochains et des lointains. A Lille,
l'extraction de l'hospitalité a fonctionné comme un précieux
gisement : financement de l'état, mise à disposition d'une
maison de retraite vide par la mairie, prise en charge par
l'association « La sauvegarde du nord ». Chacun ou
chacune à son niveau s'essaie au soutien de l'autre.
Et si nous généralisions ce dispositif pour l'étendre
à d'autres villes, à des villages ? Que risquerions-nous ?
Les soudanais hébergés à Lille ont le sentiment de revivre. Entre
18 et 32 ans, ils ont enfin un endroit à eux, légèrement à eux,
dans lequel ils peuvent discuter sans se hâter, où ils peuvent
manger, rire ou pleurer. L'espace est propre. Il se prête à la
décence. Des sujets qui avaient perdu tout lieu peuvent se mouvoir
dans cet espace, se sentir considérés. Sans cette appréhension spatiale minimale, aucune reconnaissance n'est possible. Le plomb de
l'invisibilité précipite une vie dans l'abîme. Devenir visible,
c'est se sentir enveloppé par un espace qui est plus qu'un lieu
transitionnel, une structure, une adresse, un bout de monde que l'on
peut attacher à son existence. Les Soudanais aiment le football
comme nous. Ils ont suivi la coupe du monde, ont commenté les
qualités des joueurs français. C'est depuis ces « presque
rien » d'une ambiance qui peut tenir dans un match de foot que
la narration de leurs formes de vie peut reprendre sens. Le trauma de
la migration est une congélation partielle des affects, des idées.
Une vie a besoin de chaleur. La décongélation commence par ces
« presque rien ». La philosophie de l'hospitalité est
une philosophie d'ambiance. Être hospitalier, c'est créer un milieu
de vie dans lequel le « presque rien » redevient
possible. Suspendre l'urgence de l'urgence, mettre entre parenthèses
l'impératif policier des contrôles et des sanctions, c'est accepter
que le « presque rien » de l'ambiance puisse se frayer un
chemin. A ce prix, une puissance d'exister peut être reconquise sur
de la faiblesse. Une forme de vie peut renaître de la fragilité. Il
y a, par exemple, Hassan angoissé à l'idée d'arriver enfin en
Suède, affecté d'avoir quitté Damas, et qui s'imagine pourtant
cuisinier et fait une formation une fois arrivé dans ce pays.
L'expression : « accueillir dans de bonnes conditions »
vaut comme une ambiance qui rend possible quelque chose plutôt que
rien.
Mais il ne s'agit pas d'en rester là. Le temps doit
venir où la demande d'asile pourra avoir lieu, où les possibilités
d'accueil seront transformées en possibilités d'appartenir à une
nouvelle société. Cela passe par la règle de droit, par la
possibilité de conquêtes juridiques. Appartenir est l'au de-là de
l'accueil grâce auquel l'hospitalité est autre chose que la
compassion. Quand tout le monde travaille dans le même sens, état,
villes, villages, associations, etc... Il est plus difficile de
suspendre les demandes d'asile. Le directeur de l'inclusion sociale
pour « la sauvegarde du nord » soutient que les
soudanais accueillis resteront dans la maison de retraite le temps
qu'il faudra pour apprendre le français, trouver un travail, vivre
pleinement dans la société. Ainsi, une maison de retraite devient
une maison pour une nouvelle vie. N'est ce pas une bonne nouvelle ?
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